Chapitre 16

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 Je buvais mon deuxième café quand je vis Marc franchir la porte du bistrot, en face du Perron, Place du Marché. Il s’installa à ma table et commanda une Jup. Je m’enquis de l’état d’Orianne. Ses paramètres revenaient à la normale, mais son coma la tenait toujours à sa merci. Je sentais bien que Marc en avait assez de répéter sans cesse le même bulletin météo à propos de sa fille. Je ne devais pas être le seul à l’interroger de la sorte. Mais sans doute l’aurait-il mal pris si je ne manifestais pas d’inquiétude à son sujet. Le monde est compliqué.

 Quelques minutes plus tard arrivait Kinovsky. J’en fus étonné. Marc ne m’avait pas prévenu. Ils affichaient tous les deux un air conspirateur. Il devait se passer quelque chose de grave. À n’en pas douter, cela découlait de l’analyse de la pilule trouvée au fond de mon sac !

 Je me demandai ce qui me valait l’honneur d’avoir été convié à ce huis clos : peut-être mon statut de témoin, dans cette histoire.

 Kinovsky leva la main et commanda un expresso, ensuite, il enchaina sans transition, et presque en chuchotant :

 — C’est confirmé, c’est bien de la désomorphine !

 — Et ? fis-je, tout à fait ignare du sujet.

 — Il s’agit du principal composé de la drogue-crocodile. Un substitut à l’héroïne qui vient des pays de l’Est, et peu onéreux à produire. D’habitude, cette drogue se présente sous forme visqueuse et s’injecte à l’aide d’une seringue. Ses effets dévastateurs avec nécrose des tissus conduisent à des amputations ainsi qu’à la mort au bout de deux à trois ans d’usage régulier. Elle est très addictive. Bien qu’il y ait des rumeurs, on ne l’avait jamais découverte en Occident. La pilule que vous avez trouvée prouve à plus forte raison le contraire. Nous étions déjà assez préoccupés avec l’ecstasy chinoise en surdose léthale, et voilà maintenant que cette saloperie débarque ici !

 L’inspecteur se tut lorsqu’on lui déposa son café. Nous nous regardâmes, inquiets, pendant ce court répit. Il continua :

 — Comme je vous l’ai dit, la désomorphine se présente sous forme d’un liquide visqueux. De fabrication artisanale, elle s’élabore sur base d’un sirop pour la toux contenant de la codéine, et ensuite, d’autres substances tels l’iode, l’essence, des dissolvants, du phosphore rouge que l’on trouve sur certains types d’allumettes. Tous ces ingrédients bon marché entrent dans sa composition. C’est au départ une drogue du pauvre, mais celle-ci est particulière. C’est son conditionnement en cachet qui fait sa singularité. Facile à distribuer. Elle risque de remplacer l’ecstasy, car ses effets sont multipliés par dix par rapport à l’héroïne, ce qui la rend plus attractive. En outre, elle coute trois fois moins cher à produire. Cette évolution vers la forme solide est la pire chose qui pouvait arriver !

 Là-dessus, Kinovsky vida la capsule de lait dans sa tasse et but une gorgée de café. Marc me jeta un regard anxieux. Il devait penser à sa fille et à son implication dans ce trafic !

 Orianne trempait dans une sale affaire, et la violence de son agression en avait montré l’importance. Une nouvelle drogue dont les effets dans sa forme actuelle restaient tout à fait inconnus. Ces histoires d’amputations révélées par l’inspecteur me faisaient frémir. Dieu sait les dégâts que cette terrible pilule pouvait provoquer au système digestif ! Il y aurait des victimes…

 Cependant, une question me turlupinait :

 — Il y a un truc que je ne comprends pas. Pourquoi, aux stups, a-t-on dit que c’était de l’ecstasy qui avait été découverte dans la chambre d’Orianne ?

 Kinovsky me regarda avec intensité devant Marc qui semblait largué. Je haussai les sourcils, attendant une réaction de l’inspecteur.

 — C’est ce que j’aimerais éclaircir, avoua-t-il enfin.

 Puis il se tourna vers mon ami en se pinçant les lèvres :

 — Il y a quelque chose de louche dans cette histoire. J’ai demandé votre réaffectation… aux stups ! Vous serez mes yeux et mes oreilles.

 Marc pâlit aussitôt.

 — Moi ? répondit-il, effrayé.

 — Vous allez suivre une formation accélérée. Vous serez, cela va de soi, très mal accueilli. On vous considèrera comme un larbin qui n’a rien à faire là. Cela n’a aucune importance. Tout ce que je vous demande c’est d’ouvrir vos oreilles. En aucun cas, vous ne chercherez à me contacter. Tout passera par monsieur Mangon qui servira d’intermédiaire. Enfin, s’il est d’accord…

 À mon tour, je blêmis. Voilà autre chose asteure ! Indic pour la police. Pire, indic contre la police pour la police. Si je m’attendais à cela ! Cette fois-ci, c’est Kinovsky qui m’interrogeait du visage. Il espérait mon assentiment. Tout mon être désirait hurler non ! Mais, il y avait Marc et Orianne… J’acquiesçai sans rien dire. Je me sentais lâche. Mais que pouvais-je répondre d’autre ? Le policier semblait satisfait. Il continua :

 — Bien ! agent Lambert, demain matin à la première heure dans mon bureau. Un formateur viendra pour vous prendre en charge. Pour le coup : motus et bouche cousue ! Ah ! autre chose, quand votre fille sortira du coma, j’attends d’elle une entière coopération. C’est dans son intérêt…

 Cette histoire tournait au vinaigre, un vinaigre balsamique aux relents rances. Des enjeux qui me dépassaient, qui nous dépassaient, Marc et moi. Qu’est-ce qui se tramait aux stups ? Une pomme pourrie ? Cela expliquerait comment le tueur m’avait localisé. Ou alors, cherchait-on sans encombre à ne pas ébruiter l’arrivée de la désomorphine sur le marché, afin de protéger une enquête en sous-marin ?

 Le chimiste avait compris qu’avec cette saisie sa nouvelle drogue avait été découverte. Les quelques pilules sur le tas de placébos au sucre avaient été analysées. Il resterait sur ses gardes. Et s’il lui prenait l’envie de supprimer les témoins gênants ? Orianne, moi… Marc et même Janice, qui sait ? Et pourquoi pas Joseph et Anne, Ayana tant qu’à faire ? Misère de misère !

 Ainsi, tous les plans du trafiquant avaient été mis à mal par la fille de Marc. Elle avait mis un sacré bordel ! si vous voulez mon avis. Soit le chimiste allait se barrer dans une autre ville avec ces petites pilules, soit il tâcherait qu’on l’oublie avec le manque à gagner que cela impliquerait. Ou alors, il était taré sur toute la ligne et allait chercher à écouler son stock ici à Liège. Peut-être qu’il n’avait pas d’autre choix que de se compromettre.

 Trois jours plus tard, deux jeunes gens trouvaient la mort à l’occasion d’une rave party, après avoir absorbé des stupéfiants non identifiés. Les légistes étaient restés muets quant aux molécules découvertes lors des autopsies. Sans doute la consigne. J’étais l’un des rares civils à connaitre la vérité.

 Le chimiste était bien un taré comme je l’avais pressenti. De toute évidence, voulait-il récupérer son investissement le plus vite possible. Il avait peut-être lui-même été mis au pied du mur, comme je l’avais pensé, et n’avait pas eu d’autre choix que de vendre sa came.

 Deux victimes cette semaine, combien, le prochain weekend, et les suivants ? À coup sûr, ça bouillonnait aux stups !

 Avec Marc, nous avions adopté un code pour nous rencontrer dans un des cafés de Liège, pris au hasard à coups de dé. Chaque débit de boisson s’était vu attribuer un numéro. Nous nous retrouvions ainsi derrière une Jup pour débattre des dernières nouvelles. Je trouvais cela marrant. Ça nous donnait un air conspirateur.

 Marc regrettait son uniforme. Il aimait parader dans les rues de la ville, affichant de manière ostentatoire son gilet pare-balles depuis les tristes évènements qui avaient secoué la vie liégeoise. Son costume civil lui donnait un drôle d’air. Ça se voyait au premier coup d’œil qu’il devait être flic ! Kinovsky avait exigé qu’il modifie son look et qu’il donne aux Petits Riens son veston étriqué de premier communiant !

 Orianne, sortie enfin du coma, reprenait des forces. Un policier de faction devant la porte de sa chambre d’hôpital se chargeait de sa protection. Elle avait balancé à Kinovsky les bribes de souvenir qui étaient parvenues à refaire surface sur les eaux sombres de sa conscience, et de fait, avait obtenu le statut de témoin repenti. Elle devenait dès lors l’une des cibles potentielles du chimiste. Par bonheur, nous ne vivions pas au Brésil. Elle ne craignait pas des pistoléros qui viendraient en toute impunité terminer le travail de son bourreau ! C’était impensable à Liège. Mais sait-on jamais ? Kinovsky avait quand même jugé utile de planter un poireau de faction, au cas où !

 De mon côté, je n’étais pas plus rassuré. Depuis l’agression de Joseph, je dormais très mal. Anne fit installer un système d’alarme dans la maison de son père. Malgré cette précaution, je verrouillais toujours la porte de la chambre. À double tour ! La première fois que je tournai la clé, je me revis dans l’appartement de la place Général Leman, en train d’essayer de défoncer l’entrée alors que tout cramait derrière moi ! J’étais hanté par la crainte d’un nouvel incendie. Pourtant, m’enfermer me semblait la solution la plus rassurante : dans la vie, tout n’est que compromis !

 En parlant d’Anne, il me revient un truc dingue.

 Alors que nous assistions à la pose de l’alarme, elle me proposa de prendre un café dans la cuisine, là où personne ne pouvait nous entendre.

 Avec hésitation, elle mit sa main sur la mienne, celle qui touillait le sucre dans la tasse. Cela me fit sursauter. Je suis assez émotif… Elle inspira un grand coup puis se lança :

 — Les derniers évènements (elle parlait de Joseph) m’ont donné à réfléchir. J’ai décidé d’offrir un petit-fils à mon père. Avant qu’il ne soit trop tard.

Pour moi, ce n’était pas le scoop de l’année, mais qu’elle me confia cet aveu me rendit heureux. Elle continua :

 — Je vais bientôt avoir quarante-et-un ans, et pour une PMA, on m’a dit que c’était trop risqué.

 Je levai un sourcil au-dessus du bol que j’avais collé à mes lèvres.

 — Mais tu n’es pas seule, il y a Ayana. Elle est beaucoup plus jeune que toi.

 — Si c’est Ayana qui porte l’enfant, mon père ne le considèrera jamais comme son petit-fils ! Je le connais assez pour en être convaincue. Non, il n’y a qu’une solution : il faut que je couche…

 En disant cela, elle me regarda de façon ostentatoire. Comme je restais de marbre, elle ajouta du bout des lèvres :

 — Je veux que ce soit toi…

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