Chapitre 14

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 Je fus éveillé par un bruit épouvantable qui m’avait secoué en envoyant dans tous les tissus de mon corps une décharge foudroyante d’adrénaline. Une seconde détonation creva le silence de la nuit. Un chien aboya, puis deux, puis trois. Des fenêtres s’éclairèrent dans les immeubles voisins. Moi-même, j’allumai la lampe de chevet.

 Les battements de mon cœur s’étaient emballés, et il me fallut plus d’une minute pour reprendre le dessus sur mes émotions. Je me mis sur mon séant, attentif au moindre frémissement de l’air. Le sifflement de ma respiration ressemblait à un soufflet de forge tant elle était bruyante. Le calme était revenu, et c’est cela qui m’inquiétait le plus. Je m’attendais à subir un Joseph en colère qui se demandait d’où venait ce bordel. Cependant, rien ne bougeait. Impossible que mon hôte n’eût pas été éveillé par tout ce raffut. Je me levai avec prudence.

 Je ne fus pas long à comprendre la situation. Entre la chambre de Joseph et le palier gisait un corps. Il tenait entre les doigts un flingue avec un silencieux, comme on en voit dans les films. Il planait des relents de poudre brulée. Une odeur métallique de sang frais envahissait l’étage. Et ce calme apocalyptique ne me disait rien qui vaille.

 En face, dans le lit, Joseph fixait du regard le néant. Il était affublé de deux trous noirs, l’un à l’abdomen et l’autre dans la poitrine au niveau du cœur. Je n’avais pas remarqué la blouse de pyjama imbibée de sang. D’un premier abord, on aurait cru sa propre couleur. Mais, les reflets de la lumière crue de la lampe me firent comprendre qu’il s’agissait d’hémoglobine. Son bras pendait à côté du matelas, et au bout de sa main, le 357 Magnum dont la gueule du canon fumait encore.

 Je me demandai plus tard si ce fut un pet tonitruant qui déclencha la fusillade. Une méprise ; et son agresseur avait riposté sans réfléchir. Le premier coup, tiré au hasard dans la direction du dormeur, transperça son ventre. Éveillé par la douleur, Joseph sortit son colt de sous l’oreiller et ouvrit le feu, abattant l’inconnu qui canardait à nouveau, atteignant mon hôte en plein cœur. Chaque balle avait dû frôler l’autre, dans un tir simultané des deux adversaires. Comme dans un western. C’est ainsi que d’une manière imbécile j’avais imaginé les faits. Qui pourra me contredire ? Les experts en balistique, peut-être.

 Pauvre Joseph. Je l’avais observé, pétrifié, pendant un temps qu’il m’était impossible de déterminer, ne voulant pas comprendre la scène que j’avais sous les yeux. Son regard vide ; les perforations dans son corps, minuscules tout compte fait ; son pyjama teinté de rouge aux reflets cuivrés ; tout ce spectacle me tenait comme suspendu en dehors de la réalité. Il me fallut encore une bonne minute pour courir chercher mon téléphone et prévenir les secours.

 Je contactai Anne. Bien sûr, elle dormait à poings fermés. J’avais laissé un message lui expliquant que quelque chose de grave s’était produit et qu’elle devait m’appeler de toute urgence. Quoi d’autre ? Je n’allais pas dire : ton père vient de se faire descendre ! Eh ! Anne, tu vas rire, ton père vient de se faire buter juste sous mon nez. Même dans une situation inédite, je sais comment réagir. Le plus crétin des hommes sait quoi dire. On doit avoir ça d’inscrit dans les gènes.

 Et l’autre, le type étendu sur le palier, cet inconnu : qui pouvait-il bien être ? Un cambrioleur ? Et si c’était pour moi qu’il s’était introduit dans la maison ? Il s’était peut-être trompé tout bêtement de chambre !

 L’homme au laser ? Je revenais une fois de plus avec ma théorie à la con ! Dans ce cas, Joseph était mort par ma faute. Terrible !

 Je descendis en titubant jusque dans la rue. Je me laissai choir avec un sentiment de désespoir sur le seuil alors que j’attendais l’arrivée des secours, secours qui ne serviraient pas à grand-chose. Mais, il fallait bien appeler quelqu’un. C’est le réflexe à avoir dans ces cas-là, non ?

 Je tressaillis en apercevant la lueur des gyrophares qui remontaient l’avenue Blonden. La cavalerie arrivait ! Je vous l’ai dit, je nageais en plein western. Il ne manquait plus que quelques Apaches ou autres Sioux, pour parfaire le tableau. Clint Eastwood aurait trouvé ça super !

 Devant les ambulanciers, je m’aperçus que je grelotais comme si l’on m’avait abandonné dans la nuit sibérienne. Pourtant, il ne faisait pas froid. Je tremblais de tout mon être, et on aurait pu entendre mes dents s’entrechoquer. Le contrecoup, en vérité. Je bégayais alors que j’expliquais où trouver le carnage.

 Kinovsky débarqua quelques secondes plus tard, ou quelques minutes, peut-être. J’avais perdu la notion du temps. Je le regardais avec des yeux effarés. Je le vis tourner la tête, appeler un infirmier. Je n’entendais rien de ce qu’il lui disait. Quelques bribes de phrases : état de choc, quelque chose du genre.

 L’on m’empoigna et l’on me dirigea vers un véhicule de secours. Mes jambes refusaient de me soutenir. Le froid glacial des pavés me mordait la chair : je ne portais rien aux pieds. Mes orteils d’un blanc opalin me semblaient si fragiles dans l’environnement hostile de la rue. J’avais cette pensée idiote alors que je perdais connaissance.


 En peinture, je parle de l’art, pas d’un ravalement de façade, quoique ce soit aussi un art. Donc, en peinture, on utilise un terme pour désigner une modification dans un tableau après coup, comme transformer une cruche en amphore par exemple ; ou altérer la forme d’une oreille, que sais-je. Il y a des tas d’exemples. Ce terme se nomme : repentir. Il existe aussi en littérature, tels les célèbres repentirs de Balzac.

 J’en étais arrivé à ce stade dans la retranscription de cette histoire. Pourquoi quelqu’un devait-il mourir ? Pourquoi sacrifier sans raison un personnage ? Était-ce pure paresse d’écrivain ?

 Je vous le rappelle, je n’avais pas réalisé de plan. Certes, je connaissais le début et la fin de ce roman, et une pareille figure stylistique relevait de l’improbable dans une œuvre encadrée. Comme un Saint-Nicolas en spéculos prisonnier dans son moule ne peut devenir un père Noël. C’est là que je me suis dit : profitons de cette liberté ! Jouons un peu avec les nerfs des lecteurs, des lectrices !

 Je m’apprêtais à quitter la clinique où l’on m’avait placé en observation. Kinovsky déboula dans la chambre, son calepin à spirales à la main. Il me demanda ce qu’il s’était passé. Je lui débitai tout ce que j’avais vu et entendu. Lui, il notait avec frénésie.

 Comme vous vous y attendez, quelqu’un avait survécu, mais lequel des deux ? Va pour Joseph ! Oui, c’est con ce procédé… Mais non, je l’avais laissé pour mort. En mon for intérieur, je n’imaginais pas que l’on puisse réchapper d’une balle dans la région du cœur ! Joseph vivait ! L’inspecteur me l’avait confirmé. Cependant, le pronostic vital restait engagé. Les médecins le maintenaient dans un coma artificiel.

 Personne ne savait qui était l’agresseur. Pas de papiers d’identité. Juste un flingue avec un silencieux vissé au canon. C’est un truc de pro, ça ! avait lâché Kinovsky. Le spectre de l’homme au laser revenait me hanter. Il avait encore raté son coup ! Misère !

 L’inspecteur me montra une photo. Un portrait.

 — Vous connaissez cet homme ?

 — C’est l’agresseur ? Non, jamais vu.

 La tête du type était entourée d’un champ opératoire, dans le but de cacher la moitié supérieure du crâne qui s’était envolée après la canonnade de Joseph.

 Au milieu du front, il y avait deux trous gros comme des grains de raisin. Les yeux sans vie étaient étrécis, presque larmoyants. Pas évident de reconnaitre un mec dans cet état. Putain, il excellait dans l’art de la chasse, le vieillot ! Même avec une balle dans le bide, il avait fait mouche tel un tireur d’élite. Élite ! voilà qui me rappelait au bon souvenir du type au laser. Au bout du compte, ça devenait une obsession !

 Kinovsky me lança d’un ton magistral :

 — C’est Fausto Carrabelli. Un des hommes de main du Sicilien, surnommé le chimiste. Un trafiquant de drogue notoire qu’on n’est jamais parvenu à identifier.

 Donc, cet enfoiré de flic savait dès le début ! Encore un de ses trucs pour me déstabiliser… Il continua :

 — On se demande ce qu’il est bien venu chercher. Vous n’avez pas une petite idée ?

 Il m’observait comme s’il essayait d’apercevoir à l’œil nu la mitose de mes cellules épidermiques.

 — Je vous dis que je ne l’ai jamais vu. Il s’est sans doute trompé de maison.

 — Trompé de maison ! Vous me prenez pour un idiot, monsieur Mangon ? On vous trouve au domicile d’Orianne Lambert, lieu où mes collègues découvrent un sachet contenant de l’ecstasy, puis chez Joseph Vandekassbeek au beau milieu d’un carnage dans lequel un des sbires d’un baron de la drogue a été décervelé de deux coups de 357 Magnum ! Et tout ce que vous répondez : il s’est trompé de maison !

 J’étais consterné qu’on puisse me mêler à ça. J’avais rétorqué avec véhémence que toute cette histoire ne me concernait pas.

 — Et pour Orianne Lambert ! Vous n’y êtes pour rien, non plus ?

 — Quoi encore, avec Orianne Lambert ?

 — On l’a découverte cette nuit, laissée pour morte au fin fond d’une impasse à Liège.

 — Quoi ?

 — Elle a été tabassée et a reçu plusieurs coups de couteau. C’est un couple qui rentrait d’une virée dans le Carré qui l’a trouvée agonisant sur le seuil d’une maison. D’abord, ils ont cru avoir affaire à une toxicomane, mais quand ils ont vu la flaque de sang, ils ont eu le réflexe d’appeler les secours. Dieu merci ! il y a encore des gens qui se soucient du sort des autres dans cette ville.

 — Sauf pour les drogués, répondis-je.

 Ma réflexion tomba à plat. Kinovsky continua sur sa lancée.

 — Il y avait une croix gravée au cutter sur son front : marque que laissent les exécuteurs sur le cadavre de ceux n’ayant pu s’acquitter de leurs dettes envers le cartel de la drogue. Le signe du Sicilien ! Je regrette de dire ça, mais Orianne Lambert est sans conteste impliquée, et peut-être, vous aussi, dans un trafic quelconque. Vous êtes de toute évidence le prochain sur la liste ! Alors, si vous avez quelque chose à me dire, c’est le moment.

 J’étais terrorisé. Un véritable cauchemar ! Et tout ça à cause d’un minuscule point rouge qui m’avait aveuglé une nuit d’orage !

 — Je vous jure que je ne sais rien de plus ! affirmai-je.

 — À votre guise, lâcha l’inspecteur sur le ton du dégout. Ne venez pas pleurer si vous subissez le même sort que cette jeune fille. Vous n’aurez peut-être pas autant de chance qu’elle !

 Kinovsky me présenta un sac en plastique que je n’avais pas remarqué. Il avait pris chez Joseph des vêtements et ma paire de chaussures.

 — Le médecin m’a dit que vous sortiez de l’hôpital : je me suis permis. Ne m’en veuillez pas, mais votre téléphone portable se trouve à la PJ, pour analyse en profondeur. On vous le rendra plus tard.

 Il me salua et quitta la chambre. Il reparut la main tendue vers moi. Il tenait une clé USB entre les doigts.

 — Oh ! j’allais oublier. Le service informatique a pu sauver une partie des données de votre ordinateur qu’on a récupéré dans votre appartement. Inutile de vous dire qu’il n’est plus bon à rien. Mais, le technicien est parvenu à accéder au disque dur. Comme vous pouvez le constater, il n’y a pas que des sauvages à la police.

 Je le remerciai d’un geste de la tête. J’allais sans doute pouvoir continuer ce roman. Mais, après ce que je venais d’apprendre, je m’en foutais royalement.

 — Bien, où comptez-vous aller ? Vous retournez vivre chez monsieur Vandekassbeek ? me demanda-t-il.

 Je l’observai avec un regard affligé, puis secouai la tête.

 — Je n’en ai aucune idée… Je ne sais pas si je devrais…

 — Hum. Tenez-moi au courant. Que je sache où vous joindre.

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