Chapitre 13

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 Ce matin, un texto de Marc m’annonça qu’Orianne avait regagné le domicile parental. Il n’avait pas fallu trois jours à Kinovsky pour remettre les pendules à l’heure à propos du soi-disant trafic de drogue qui avait conduit la jeune fille devant le juge d’instruction. Je pris cela pour une grande victoire, car j’étais convaincu que mon intervention avait porté ses fruits. En mon for intérieur, je jubilais. J’avais envie de le crier sur tous les toits ! J’étais un génie !

 Mille-neuf-cent-soixante-six pilules de sucre remplaçaient l’ecstasy qu’on s’attendait à trouver. En fait, une dizaine de granules prises au hasard sur le dessus du sachet avait été analysée et identifiée comme produit stupéfiant. Qui aurait pu se douter que le reste ne pouvait servir qu’à édulcorer du café ? Mon intuition s’était révélée la bonne. Je n’en revenais pas moi-même !

 La version retenue par le juge déclarait que l’on avait tenté de discréditer Orianne, ce qui réduisait, une fois de plus, ma théorie de l’homme au laser à néant. Kinovsky n’avait sans doute pas trouvé utile d’en référer au magistrat. Je me retrouvais donc à la case départ.

 Je ressentais du bonheur et de la contrariété en même temps. Orianne était sauvée : il était évident que le peu de drogue trouvé dans sa chambre ne pouvait que faire partie d’un complot la concernant. Comme cette donnée du phare n’avait pas été transmise à qui de droit, on orientait, de fait, l’enquête dans une direction opposée à ce que j’espérais : un petit ami éconduit, une vengeance quelconque, moi-même, peut-être !

 Cette hypothèse m’incriminant avait été remise sur le tapis par l’inspecteur chargé de l’affaire. Mais, mon avocate s’était montrée assez éloquente lors de mon précédent interrogatoire. Le juge était convaincu de mon innocence. On n’allait pas revenir là-dessus !

 Cependant, je trouvais que la police ne se posait pas la bonne question : au lieu de qui, elle aurait dû se demander : pourquoi ? Je rappelle que ce sont juste mes propres empreintes qui avaient été découvertes sur le sac de pilules. Donc, à mes yeux, moi seul étais visé. Si rien n’avait été caché sous mon oreiller, c’est parce que je m’éveillais au moindre bruit. Orianne quittait sa chambre chaque nuit : cette pièce devenait l’endroit idéal pour le visiteur qui ne risquait pas de s’y faire prendre. Il n’avait eu qu’à poser une de mes mains sur la surface plastifiée afin que je sois identifié sans équivoque possible. Une autre question aussi n’avait jamais été soulevée : comment la brigade des stups avait-elle été informée de la présence de drogue chez Marc ?

 Était-ce le chainon manquant reliant mon histoire à celle-ci ? J’espérais que Kinovsky trouve des indices au phare.

 En bas, Joseph s’activait à préparer le petit-déjeuner. Une fois n’est pas coutume, la vieille télé noir et blanc, une antiquité qui laisserait perplexe plus d’un jeune d’aujourd’hui, diffusait un reportage dans le cadre d’une émission matinale. Un journaliste revenait sur une des marches pour le climat des étudiants de tout le royaume. Joseph s’attabla, et tout en beurrant son pain secouait la tête de gauche à droite.

 — Regarde-moi toute cette bande de zigotos !

 Je le dévisageai, interloqué et choqué à la fois. Pourquoi disait-il cela ? Il continua :

 — Regarde-les, tous, avec leur smartphone en main. Ça marche pour le climat, et ça exhibe une des sources les plus polluantes de la planète ! Rien que pour les fabriquer, il faut produire plus de dix pour cent des émissions de gaz à effet de serre ! Cette année, il s’en est vendu presque un milliard et demi et ça augmente de jour en jour ! Sans parler de l’impact carbone des réseaux sociaux…

 Mon regard se portait de l’écran à Joseph puis de Joseph à l’écran. Il allait et venait comme dans un match de tennis.

 — Et pourquoi faire ? ajouta-t-il. Pour qu’un de ces crétins demande : t’es où ? à un autre crétin qui se trouve trois mètres plus loin !

 Où Joseph allait-il chercher une telle rancœur ? Était-ce parce qu’il arrivait au crépuscule de sa vie alors que ces gamins semblaient si insouciants devant même la gravité de la question du réchauffement climatique ? Je vêtis la toge de l’avocat du diable pour tenter de défendre cette cause perdue :

 — Peut-être bien, mais pensez à tout ce qu’on n’est plus obligés de fabriquer. Il faut bien admettre que ces appareils remplacent bien des choses. On produit sans nul doute moins de télés, de chaines hifis. On consomme moins de papier pour les journaux, les agendas, le courrier. Moins de stylos à bille avec leur encre nocive. Moins de timbres avec leur colle chimique. Un dans l’autre…

 — Un dans l’autre ? Foutaise ! Bientôt, le facteur ne passera plus qu’une fois sur deux ! Parce que toute cette merde, ça en tue de l’emploi ! Sans parler de la génération de débiles mentaux que les écrans vont produire depuis qu’on les fout entre les mains des gosses dès l’âge de deux ans ! C’est écrit dans le journal noir sur blanc !

 Dans les journaux, il était aussi écrit qu’une adolescente venait d’être libérée concernant une affaire de stupéfiants, mais cela, Joseph s’en fichait.

 Il se torcha le nez un grand coup, et coinça le mouchoir en tissus sous une de ses bretelles. Il se passa l’index sous les narines et l’examina. Satisfait, il reprit de plus belle :

 — Essaie de leur demander de se priver de leur bidule pour sauver la planète ! Tu sais ce qu’ils vont te répondre ?

 — Je n’en sais rien, certains diront oui, sans doute.

 — Hum ! tu parles. Mon cul ! Ils te répondront : HAN HIHAN ! se mit-il à beugler.

 Je l’observais d’un air tout à fait ébahi. Il continua son réquisitoire sur la noblesse de l’espèce humaine :

 — Si tu demandes aux gens dans la rue ce qu’ils pensent du réchauffement climatique, tu entendras toujours neuf fois sur dix le même discours : HAN HIHAN !

 Je n’étais pas porté sur ce genre de discussion mort-née face à ce vieillard qui refusait tout compromis. Je pars du principe que lorsque l’on ne possède pas d’érudition dans une matière, eh bien ! on ferme son clapet. Et puis, je trouvais que Joseph avait tort et raison à la fois. Cependant, je ne partageais pas sa vision pessimiste de la jeunesse. De tout temps, les séniors ont reproché à leurs cadets l’insouciance qui caractérise le vert âge. S’ils défilaient ainsi dans la rue avec des banderoles, j’osais espérer que ce n’était pas que pour brosser les cours.

 Je tentai d’orienter la conversation vers un sujet qui me préoccupait davantage que ses opinions sur le monde :

 — Orianne, la fille de mon ami Marc, est tirée d’affaire. Il m’a envoyé un texto ce matin pour me prévenir qu’elle était rentrée chez elle. Le procureur a laissé tomber les charges.

 En disant cela, j’exhibai mon smartphone par réflexe. Joseph jeta un regard haineux vers l’appareil. Tout de même ! Il devait convenir que ces objets avaient une certaine utilité. La preuve, je me sentais soulagé. Il afficha une moue de parfaite mauvaise foi. Vexé, je haussai les épaules en signe de protestation. Je me levai et regagnai la chambre.

 Un type impossible ce Joseph ! Je pris soin d’éteindre tout à fait le téléphone, geste bien désuet pour la planète, mais geste, n’empêche. Je n’allais tout de même pas m’en débarrasser pour faire plaisir à ce vieux grincheux !

 Tout en observant les constructions depuis la fenêtre, je repensais à son HIHAN plus vrai que nature, et me surpris à sourire. Entre tous les discours à la sauce langue de bois, cet HIHAN me semblait le plus représentatif de la société dans laquelle j’évoluais.

 Bien sûr, il se trouve des personnes responsables et qui s’impliquent dans un combat pour la planète avec une totale sincérité. Mais, en toute honnêteté, je pense que si on me proposait le genre d’ultimatum qu’avait pris comme exemple Joseph, eh bien, je répondrais malgré moi : HAN HIHAN ! Sans mauvaise foi, enfin, si, peut-être, mais aussi parce que je n’avais pas d’autres alternatives à ma portée. Non, moi, ce que je trouve criminel ce sont les fabricants qui brident toujours un peu plus les anciens appareils à chaque nouvelle mise à jour de leur OS. Leur utilisation devient tellement pénible que vous ne résistez pas à l’envie d’en changer. Le merveilleux monde de la surconsommation touche au summum de son art en créant ce genre de dépendances, quand bien même ça devrait détruire la planète !

 J’en veux pour preuve mon boulot dans lequel je vante l’inutile et tous les rêves chimériques en raison d’un flash toutes les dix minutes pendant votre feuilleton préféré. Pour se dédouaner, toute cette foutue industrie a encore le culot de prétendre que c’est de notre faute à nous, les ploucs qui les font vivre !

 Désœuvré, je passai un coup de fil à Marc. J’espérais entendre de vive voix toutes les nouvelles concernant sa fille Orianne. Je ne sais pas si c’est pour la forme, mais il me proposa de revenir chez lui le temps que je dégote un appart. Il me dit aussi qu’un courrier avait été déposé à mon attention. Il venait de mon proprio. Ce dernier m’avait demandé où me joindre en cas de nécessité.

 C’était une facture pour le conteneur qui avait servi à évacuer les débris de mon ménage. Un mot précisait que je devais payer au plus tôt, et faire suivre à mon assureur. Ce procédé ne me semblait pas très légal. Mais, le proprio insistait sur le fait qu’il aurait été impossible de mener à bien les réparations avec l’étage encombré. Il n’avait pas eu d’autre choix que de vider les lieux.

 J’en profitai pour demander à Marc ce qu’il advenait de l’affaire des scellés. Rien n’avait bougé. Il n’avait toujours pas repris le travail, et on ne voulait rien lui dire. Moi, je pensais plutôt que Kinovsky le laissait dans l’ignorance pour qu’il trempe dans son propre jus, histoire de lui donner une bonne leçon. Le syndicat s’occupe de tout, m’avait-il répondu sur un ton résigné.

 Je lui proposai qu’on se retrouve en ville pour boire une Jup, mais il refusa, prétextant qu’il avait du boulot à la maison. Notre amitié sonnait à présent comme une porcelaine fêlée. Je le sentais au plus profond de moi. Il nous faudrait du temps, mais en restait-il assez pour recoller les morceaux ?

 Après notre conversation, je demeurai un long moment rivé derrière la vitre de la chambre à contempler le minuscule patio que formait la cour avec son arbre en pot. Je ne savais pourquoi j’étais attiré de la sorte par cette vue sans aucun charme.

 Une musique aux ondulations orientales résonnait dans l’air. Montaient vers moi des effluves de cuisine. Une vie grouillait derrière toutes ces façades. Une femme pendait des vêtements sur un sèche-linge accroché au rebord d’une fenêtre au quatrième étage d’un des immeubles qui étouffaient la maison de Joseph.

 Il fallait lever le nez presque au zénith pour apercevoir le ciel parsemé de cumulus qu’il était impossible d’englober d’un seul regard. Une vue urbaine comme on en rencontre partout, qui vous oppressent, qui vous privent des émotions que procurent les grands espaces. Un monde inhumain bâti par des humains. Un paradoxe de plus.

 Joseph gueula un coup en bas de l’escalier. Le repas m’attendait. Dix-huit heures ! Je n’avais pas remarqué le temps qui s’était écoulé. Un après-midi d’oisiveté de plus. Je n’avais pas même perçu le fumet insistant du cassoulet fait maison qui refroidissait dans l’assiette entre la fourchette et le couteau. Pas tout à fait un plat de saison ! Il faisait bien trop chaud en ce début septembre.

 Mais bon, c’était Joseph qui l’avait décidé, et Joseph ne supportait pas la contrariété.

 Après le souper, il me proposa un film dans sa salle au sous-sol. Mais, je sentais déjà l’effet des féculents qui se dissolvaient avec effervescence dans mes intestins. Je savais que j’aurais à lutter sans espoir contre un assaut de flatulences qui, conjuguées à celles de mon hôte, auraient fini par nous asphyxier !

 Connaissant Joseph, il ne s’en serait pas privé. J’avais été témoin trop souvent de ce prodige ! Moi, je détestais cela au plus haut point. En privé, peut-être, et encore ! Le calebar chauffé à blanc : pas mon truc ! J’ignorais que Joseph léguait à l’humanité ses derniers chapelets.

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