Chapitre 12

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 Kinovsky arborait la tête d’un gars qui ne dort plus depuis des lustres. Maintenant que je l’observais, je me rendis compte qu’il devait accuser la cinquantaine bien tapée. Les joues mal rasées, le teint grisâtre.

 Après avoir écouté mon histoire sur le type au laser, il rentra le cou en signe de réflexion, ce qui fit ressortir son double menton. Pourtant, il ne semblait pas en particulier si obèse que cela.

 Il y a comme ça des gestes qui vous déforment. Quand, par exemple, on se nettoie les molaires du bout de la langue : ça vous fait une tronche en biais ! Hors sujet ! allez-vous dire. Mais, je n’y peux rien. C’était cette vision qui m’avait traversé l’esprit en dévisageant l’inspecteur.

 Il se frottait le dessous du nez de son index qu’il glissait d’un va-et-vient appuyé. Je ne sais pas s’il le faisait exprès pour m’énerver, mais les tics s’enchainaient les uns après les autres. Grattage de menton. Tapotages alternatifs des joues gonflées. Pincements des lobes d’oreilles. Manipulation de l’occiput. Je me demandais quand il allait s’exprimer sur mon témoignage. Enfin, il se tourna vers son adjoint :

 — Dites, Fauconnier, vous êtes allé enquêter jusqu’au monument ?

 — Heu, non… Il n’y avait pas de raisons de le faire, patron.

 — Vous allez y retourner et questionner ce jardinier. Je voudrais en savoir plus sur cette séance photo.

 — Vous avez appris quelque chose sur Giulia ? demandai-je.

 Kinovsky me jaugea quelques secondes avant de me répondre un non laconique. Il écarta les mains, paumes tournées vers le ciel, comme s’il allait rattraper un chat défenestré. Cet aveu semblait l’embarrasser. Je l’interrogeai du regard. Enfin, il se décida :

 — L’enquête a révélé qu’il n’y a pas eu de mariage à la Bergerie ce jour-là. Je ne sais pas où vous êtes allé chercher ça. Il n’y a eu aucune cérémonie officielle. S’il y avait fête, ce n’était pas une noce. Cela dit, votre témoignage donne un nouvel éclairage à l’affaire. Cependant, il apporte aussi plus d’interrogations que de réponses. Que fabriquaient tous ces gens, là-bas ?

 — Pourtant, il y a eu quelque chose, répondis-je. Mais, en y réfléchissant, je ne me rappelle pas avoir vu la mariée. C’était peut-être une diversion pour laisser le champ libre à l’homme au laser !

 — Hum ! L’homme au laser… On dirait le titre d’un mauvais roman de gare !

 Sa remarque me fit tiquer. Je m’étais réservé ce titre pour si un jour j’écrivais ce foutu bouquin !

 — Mais, quel devait être le rôle de Giulia ? demandai-je. M’éloigner du site ? Et pourquoi coucher avec moi ?

 — Giulia ou qui d’autre ? Rien ne prouve que ce soit son vrai prénom. Ce qui est certain, elle n’a pas eu de chance en vous rencontrant, la pauvre. Mais votre question n’est pas idiote : peut-être avait-elle pour mission de vous occuper afin que vous ne contrecarriez pas les plans de ces individus.

 — Toute cette histoire me fait penser à la préparation d’un attentat dont j’aurais été le spectateur ! Cela expliquerait l’incendie !

 — C’est la foudre qui en est la cause !

 — En est-on certain ?

 Toute cette conversation tournait en rond. On n’avançait pas ! Pour sauver Orianne, je devais convaincre l’inspecteur que depuis le début j’étais une victime, et qu’on essayait par tous les moyens de me compromettre afin de mettre un terme à la menace que mon témoignage représentait. Mais Kinovsky n’en démordait pas. Il se focalisait sur le plus probable : un véritable maitre dans l’art de manier le rasoir d’Ockham.

 — Pourquoi aurait-on bouté le feu à votre appartement sachant que Giulia, leur complice, s’y trouvait encore ? Ça n’a pas de sens !

 — Aux échecs, parfois on n’a pas d’autre choix que de sacrifier sa reine, fis-je remarquer.

 Je ressentis une certaine fierté à sortir ce mot d’esprit !

 — Non, il y a autre chose et je vais le découvrir.

 — Mais, vous êtes d’accord pour admettre qu’on veut m’éloigner de la scène ?

 — C’est à envisager. On verra ce que le jardinier va nous apprendre.

 Sa réponse me troubla. Venais-je de marquer un point ? J’en profitai pour taper sur le clou.

 — Et pour Orianne, la fille du policier ?

 — Orianne ? Que vient-elle faire dans cette discussion ?

 — Si c’est moi qui suis visé, il est évident qu’elle fait partie des dommages collatéraux. Elle n’est pas coupable de ce dont on l’accuse.

 — Ce n’est pas à moi d’en décider. Mais si vos soupçons se vérifient, j’en toucherai un mot au juge d’instruction. En attendant, je ne peux rien pour elle.

 Je n’étais pas tout à fait satisfait du résultat de ma démarche, mais j’étais parvenu à éveiller l’intérêt de Kinovsky. Je continuai à battre le fer avec cette théorie qui me turlupinait depuis le début :

 — Le phare du Mémorial est l’endroit idéal pour commettre un attentat. Un tireur embusqué pourrait provoquer des ravages de là-haut ! À moins d’un kilomètre, il y a la tour des finances. Et s’il lui prenait l’envie d’abattre quelques fonctionnaires ? Ou bien zigouiller un max de navetteurs dans la gare des Guillemins, juste en bas, dans sa ligne de mire ?

 Kinovsky me jeta un regard amusé.

 — Qu’est-ce que vous n’inventeriez pas pour aider la famille Lambert ?

 Je soupirai, découragé. Voyant mon désarroi, l’inspecteur ajouta :

 — Je vais demander qu’on examine la coursive du phare et qu’on relève les empreintes. Si on trouve une correspondance dans nos fichiers, je serai peut-être enclin à vous croire.

 — Et si on a affaire à des personnes inconnues de vos services ? C’est une possibilité !

 Kinovsky jeta les yeux au plafond.

 — Vous êtes pire qu’un bouledogue, monsieur Mangon ! D’habitude, c’est moi que l’on compare à cette race de chien. Je vous dis que pour le moment rien ne permet de valider votre théorie.

 L’inspecteur avait raison. Je devais avancer d’autres hypothèses si je voulais disculper Orianne. Mes pensées tournaient en roue libre. Je devais trouver quelque chose qui donnerait à ce flic l’envie de creuser dans la bonne direction avant qu’il ne perde patience. Soudain, une idée remonta les rapides tumultueux qui inondaient mon cerveau :

 — A-t-on vérifié si toutes les pilules d’ecstasy découvertes chez les Lambert étaient de la drogue ? De la vraie drogue, je veux dire !

 Kinovsky fronça les sourcils. Il avança le buste. Ma question avait éveillé un vif intérêt.

 — Développez, me lança-t-il en relevant le menton.

 — Moi, si j’avais décidé d’incriminer quelqu’un, je n’aurais pas sacrifié deux-mille pilules d’ecstasy. J’en aurais mis juste au-dessus du lot, de quoi satisfaire aux analyses. Parce que, j’imagine que le labo n’a pas testé toutes les pilules une par une, si ?

 Le flic se pinça le cou avec une moue dubitative. Il m’observa un long moment alors qu’il réfléchissait. Sans ouvrir la bouche, il décrocha le combiné de son téléphone et composa un numéro. Il demanda l’inspecteur en charge de l’affaire Orianne et attendit. Il prit un air contrarié quand on lui répondit.

 — Bien, dites-lui de me rappeler. C’est urgent.

 Il se projeta contre le dossier de son fauteuil. Il exagérait une moue contrite. Moi, j’éprouvais encore de la fierté pour le trouble que je venais de provoquer chez ce type. J’aurais pu être flic, tout compte fait !

 Si j’avais raison, Kinovsky devrait revoir toute son enquête depuis le début. Il serait bien obligé de reconsidérer le rôle de l’homme au laser, et du coup le danger qu’il planait sur ma personne. J’avais bien manœuvré. Je m’étais débrouillé comme un chef. Marc pouvait être fier de moi !

 Je retournai chez Joseph le cœur plus léger. J’étais convaincu qu’Orianne sortirait dans les jours prochains. Je devais prévenir Marc de ma démarche afin qu’il comprenne que le sort de sa fille me préoccupait toujours. Jusqu’à présent, je n’avais pu lui témoigner de grandes marques de soutien. C’était l’occasion de sauver notre amitié.

 Dans le bus qui me ramenait place Saint-Lambert, j’observais le va-et-vient des passagers. Une jeunette s’assit à mes côtés. Je tentai un sourire cordial qu’elle ne sembla pas vouloir remarquer. J’avais envie de lui dire que j’arrivais de chez les flics, et que j’avais manœuvré comme un chef. Qu’une fille de son âge allait sortir de taule grâce à moi ! Mais je me retins. Je voyais bien qu’elle s’en serait moquée. Aussitôt installée, elle plongea le regard dans son smartphone dans une complète indifférence du monde qui l’entourait.

 Le fait qu’elle ne m’ait pas rendu ce sourire m’avait quelque peu blessé. Je me sentais à présent peu de choses. Juste un paquet de quatre-vingts kilos, balloté sur son siège. Il est vrai que les femmes ne peuplent pas la terre pour faire montre de complaisance à l’égard de la gent masculine. Je la reluquai du coin de l’œil. Je pouvais apercevoir sur l’écran de son téléphone des bulles bleues et blanches qui se succédaient au fil d’une conversation. Des phrases qui resteraient archivées pour l’éternité dans les serveurs de Facebook. Face de bouc ! comme dirait Joseph.

 Mon regard se reporta sur une autre personne. Elle discutait à voix haute avec son téléphone. En moins de cinq minutes, j’appris que son beau-père venait de mourir d’un cancer ; qu’elle chaussait du trente-neuf ; que son clebs avait gerbé toute la nuit parce qu’il avait bouffé ses bas collants ; et que son voisin se vantait d’être cocufié depuis six mois par le facteur ! Tout en causant, elle essuyait du revers de la main les perles de sueurs qui affleuraient sur son front. Je m’aperçus que, moi aussi, je crevais de chaud. En ce début septembre, la chaleur surchauffait l’air que nous respirions. Nous n’avions pas d’autre choix que d’avaler les effluves de transpiration et d’haleines pâteuses qui se mélangeaient dans l’espace confiné du bus. Les ouvertures du plafond n’y changeaient rien. Je pris mon mal en patience. Enfin, je pus débarquer !

 En rentrant, j’entendis l’aspirateur ululer. Joseph s’activait dans le salon. Je m’empressai de lui dérober la buse des mains pour continuer son labeur. Il me toisa les paumes posées sur les hanches puis secoua la tête.

 — Je ne t’ai pas loué une chambre pour avoir une boniche dans les pattes ! lança-t-il.

 — Quoi ?

 Le bruit du moteur couvrait sa voix. Il tira la fiche et le ronronnement mourut en sifflant.

 — Je disais que je n’ai pas besoin d’une boniche ! Je peux encore me servir de mes bras et de mes jambes, à ce que je sais !

 — Désolé ! je ne voulais pas vous vexer.

 — Hum !

 Il me reprit l’instrument des mains et rebrancha la machine qui repartit de plus belle. Moi, je m’affalai sur le canapé pour sortir mon smartphone. Joseph afficha une moue contrariée alors que je plongeais le nez dans mes emails. Il détestait ces appareils ! Il pouvait bien parler, lui, avec son installation vidéo supersonique ! Le Concorde provoquait moins de bruit !

 Le téléphone fixe couina sur le coin de la cheminée. Joseph arriva en trombe et décrocha.

 — Hein ? Ouais ! Non… Non ! je te dis. Le frigo est plein… Ah si ! Si tu trouves un petit-fils perdu dans le magasin, tu peux me l’amener… C’est ça ! à plus…

 Je compris qu’Anne venait de se coltiner encore une réprimande à mots détournés. Joseph avait du mal à admettre l’homosexualité de sa fille unique. Il ne fallait pas être grand clerc de notaire pour s’en rendre compte.

 — Vous savez, dis-je, elle n’a pas choisi ce qu’elle est. Ce n’est pas sa faute.

 — Les pédophiles non plus n’ont pas choisi ce qu’ils sont, dit-on ! N’empêche que tout le monde est d’accord pour dire que ce sont des salopards !

 — On ne peut pas comparer avec des adultes consentants.

 — Tu peux dire ce que tu veux. Ce n’est pas normal ! Un couple, c’est fait pour faire des enfants ! C’est la nature… Un ovule et des spermatozoïdes ! Sans ça, c’est la fin de l’humanité.

 — Hum… Et deux hétéros qui ne peuvent procréer pour raison médicale ou par choix ? C’est quoi ?

 — Des malheureux ou des égoïstes !

 — Et si votre fille ne savait pas avoir d’enfants : où serait la différence avec sa situation actuelle ?

 — Ah ! putain, tu me fais chier, toi ! J’ai horreur des mecs qui veulent toujours avoir le dernier mot ! Et puis, qui t’a dit qu’Anne était stérile ? Personne ! Alors, tes explications à la noix, tu peux te les fourrer où je pense !

 Joseph s’en alla et disparut dans le couloir. Quelques instants après, je pouvais sentir le plancher vibrer sous les watts de Nightwish.

 Il ne reparut que deux heures plus tard. Je n’avais pas bougé du canapé.

 — Bon, je vais préparer la bouffe… Des oiseaux sans têtes, ça te dit ?

 — Je ne sais pas trop, répondis-je pour l’énerver.

 — Hum ! Alors : oui ou non ?

 Je fis semblant de réfléchir, juste pour l’asticoter encore un peu.

 — Avec des frites ? demandai-je.

 — Avec des frites…

 Nouveau moment d’attente. Je voulais qu’il comprenne que je n’avais pas apprécié sa mauvaise foi de tout à l’heure.

 — D’accord. Ça me va, répondis-je enfin alors qu’il m’adressait un sourire en coin en secouant la tête. Il avait pigé.

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