Chapitre 11

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 De retour dans la chambre, non sans être passé par la case vaisselle, je téléphonai à Marc. Le sort d’Orianne me préoccupait, bien sûr. Il me brulait aussi de prendre la température, savoir jusqu’où notre entente avait été éprouvée. Si Marc me répondait avec froideur, je serais fixé. Mais froid à quel point ? Cela serait intéressant d’inventer un thermomètre affectif, car il est compliqué d’évaluer le degré de dégradation relationnelle entre deux individus. Même l’écart entre deux appels ne peut être considéré comme représentatif. Parfois, il arrive que l’on ne pense pas à se contacter pendant deux à trois semaines, Marc et moi, cependant, on se retrouve toujours avec un plaisir intact. C’est ainsi. Honnêtement, je ne sais pas ce qui définit l’amitié ni pour quelle raison elle perdure ou pas. Une question de feeling sans doute.

 À mon grand désarroi, Marc ne répondit pas. Je laissai un mot laconique sur sa boite de messagerie. Ce silence m’inquiétait. Peut-être ne voulait-il plus me parler. Je n’arrivais pas à y croire ! Peut-être que la famille avait pensé que je portais la poisse, et qu’il valait mieux m’éviter. Un pestiféré, en quelque sorte ! Un type à fuir par tous les moyens !

 Je ne suis pas de nature très superstitieux, cependant, je commençais à m’interroger : d’abord, la mort de Giulia, puis Marc qui se voyait mis à pied, Orianne accusée de trafic de drogue, mon appart détruit. Si l’hécatombe continue, j’aurais de bonnes raisons de m’alarmer ! Devais-je m’inquiéter pour mon hôte ?

 Le portable vibra. Une bouffée d’espoir me saisit. Fausse alerte : un texto d’Anne me demandait si tout allait bien avec son père. Tout est OK, tapai-je, en ajoutant un pouce levé. Super ! répondit-elle.

 On ne peut pas dire que ce genre d’échanges épistolaires se révèle très démonstratif. À notre époque, il faut se limiter à l’essentiel ! Sauf que l’essentiel semble bien souvent des plus futiles. Que reste-t-il ? Pas grand-chose. Pas étonnant que les relations entre les êtres humains deviennent si artificielles et sans consistance.

 Les moments les plus forts sont encore quand des connards s’insultent sur les réseaux sociaux ! Désolé, la grossièreté m’emporte ! C’est devenu une seconde nature. Il n’y a plus de nuances : pouce levé ou pouce baissé… Blanc ou noir… Facho ou bobo… Des siècles d’évolution pour en arriver là ! Quand on pense que des ingénieurs en informatique, hommes et femmes d’ailleurs, se sont cassé le cul pour coder un pouce levé, pour aduler, un pouce baissé pour bannir sans autre forme de procès. Et je ne parle pas des donneurs de leçons, les schtroumpfs à lunettes, comme j’aime les baptiser, qui vous mettent des tartines que personne ne lit. Tous ces branleurs derrière leur clavier qui ne peuvent exister qu’en croisant le fer avec le commun des mortels. Il n’y a rien de pire que de se sentir supputé par des imbéciles…

 Joseph me tira de mes préoccupations en venant toquer à la porte de la chambre. Vautré sur le matelas, je pris une pose plus décente et le priai d’entrer. Sans abri, je possède encore ma fierté !

 — Dis, c’est Pierre-Alexandre, ton prénom ? commença-t-il sans préambule.

 J’acquiesçai d’un mouvement du menton. Il continua :

 — Ils ne se sont pas foulés, tes parents. Ils n’arrivaient pas à se décider entre Pierre et Alexandre ?

 — Ma foi, je n’en sais rien, mais d’habitude on m’appelle Pierrot.

 — Hum, non… Je préfère Pierre-Alexandre. Ça fait plus aristocratique. Pierrot : c’est trop… plébéien.

 Plébéien ! Voilà autre chose, asteure, pensai-je.

 — C’est comme vous voulez.

 — Tu comptes passer la soirée comme un timoré, tout seul dans ton coin ?

 J’écartai les mains en signe d’impuissance.

 — Que puis-je faire d’autre ?

 — Amène-toi !

 Nous descendîmes tout droit à la cave. Il y planait l’odeur caractéristique des lieux clos toujours humides. Les plafonds présentaient des voutes peintes à la chaux. On pouvait apercevoir la margelle d’un ancien puits, ce qui pouvait paraitre incongru. Cependant, il faut savoir qu’avant la domestication de la Meuse, le fleuve sauvage alimentait des biefs qui arrosaient des marais. La construction de ce puits devait remonter au Moyen Âge et ne devait pas constituer une rareté à l’époque.

 Mais, ce n’était pas là l’attraction des lieux. Nous entrâmes dans une pièce capitonnée d’un matériau sombre. Un écran blanc tapissait l’un des murs. Deux confortables fauteuils, du genre club, en cuir, trônaient en face. Je ne pus retenir un sifflement d’admiration. Joseph semblait satisfait de l’effet produit. Il me pria de m’installer et se dirigea vers un meuble situé à l’opposé. J’entendis le tintement de verres et une bouteille qu’il débouchait.

 Quelques secondes passèrent et je sentis les effluves d’un armagnac de cinquante ans d’âge. Bien sûr, je n’y connaissais rien, c’était Joseph qui me l’avait précisé, non sans une certaine fierté.

 Il ne s’emmerdait pas le bonhomme ! Pas étonnant que sa fille Anne m’eut dit qu’il refusait d’arrachepied d’aller en maison de repos ! D’évidence, ne savait-elle pas que cette pièce au sous-sol avait été aménagée de la sorte. D’autres surprises m’attendaient !

 Joseph, une télécommande entre les doigts, éteignit et lança le projecteur vidéo. Je me préparais à voir défiler le générique avec un son nasillard d’un vieux classique d’Hitchcock ou de Fritz Lang. Mais non ! L’ambiance tapageuse laissait supposer une salle de concert, plutôt style stadium. Des mains tendues avec un signe de cornes montaient vers le ciel. Une batterie apparut… Un groupe de pop ou de rock, me dis-je. Un mot remplit l’écran : Nightwish. Je m’attendais à voir Rolling Stone, mais ce nom-là n’éveillait rien en moi.

 Je lançai un regard interrogateur vers Joseph. Il m’observait avec un certain plaisir. Il dit :

 — Nightwish, le live à Wacken open air en 2013 ! Un de leurs meilleurs concerts.

 Je n’étais toujours pas plus informé. L’audience s’agitait, surchauffée. Après une minute douze de suspens : l’explosion ! La puissance sonore de l’installation hifi faillit me projeter hors du siège !

 — Putain ! fis-je.

 La chanteuse Floor Jansen arriva enfin, et je tombai, malgré la violence de la musique, sous le charme. Une Goddess comme l’appellent les fans ! Sa voix, plus que sa tenue de cuir, m’avait harponné. Joseph, lui, plongeait déjà dans son monde. Il balançait la tête en rythme, et semblait avoir rajeuni de soixante ans. Un véritable ado !

 Je venais de découvrir le Metal symphonique. Rien à voir avec le Metal pur et dur, si vous voulez mon avis. J’avoue que je ne connaissais pas ce groupe phare ni ce style musical. C’était, comment dire, épique ! Le morceau qui m’avait le plus impressionné était Ghost Love Score. Floor s’était montrée sublime avec une voix d’une puissance phénoménale. Elle oscillait entre le rock et l’opéra dans un savant mélange de textures musicales. J’étais conquis !

 Après une heure quarante de prestation, nous restâmes presque une minute dans le silence. Mon hôte brisa enfin le sortilège. Il m’expliqua qu’il avait découvert ce groupe par hasard en écoutant Sleeping Sun qu’interprétait Tarja, la première chanteuse en date. J’eus droit à la biographie complète de la bande originaire de Finlande pendant que nous terminions nos verres d’armagnac. Sacré Joseph ! Il était tombé fol amoureux de Floor Jansen. Moi, sa prestation m’avait ébranlé. Quelle bête de scène ! J’avais éprouvé en l’écoutant ce que les fans appellent un floorgasme !

 C’est avec les oreilles sifflantes que je regagnai la chambre, de nouveaux airs plein la tête. J’avais oublié tous mes soucis pour quelques heures !

 Ce monde regorge d’expériences extraordinaires à vivre. On doit juste se donner le temps de les découvrir, sauf que le temps file entre les doigts comme une poignée de sable. À quatre-vingts ans, Joseph en avait récolté sa part, et à présent, il profitait des trésors qu’il avait mis à jour. Qui sait ce que j’aurai déterré à cet âge vénérable ? Mais, je ne me berce pas d’illusions avec les poisons que nous distille l’agroalimentaire. Je me demande juste de quel cancer je mourrai ! Quand les gens se réveilleront-ils et prendront-ils les dispositions que se refusent à arrêter nos chers politiciens ? En ce qui me concerne, j’ai déjà banni de mon assiette les charcuteries industrielles : une goutte d’eau dans l’océan des maladies qui risquent de m’emporter ! Mais, au moins, je peux me dire que j’aurai tenté ça.

 Je me couchai enfin l’esprit envahi d’une ribambelle de ressentiments sur les dérives du monde moderne. Mais, par bonheur, la voix de Floor Jansen remonta le fil de mes pensées, et je m’endormis le sourire aux lèvres.

 Je sortis des bras de Morphée vers huit heures. La nuit m’avait enveloppé sans discontinuité jusqu’au matin. Cependant, je perçus dès le réveil cette odeur florale que j’avais déjà pu sentir chez mon ami Marc !

 Mon sang se glaça !

 Je fouillai sous mon oreiller, sous le matelas, dans la garde-robe, dans les tiroirs. Le coup du sachet de pilules d’ecstasy restait encore très présent dans ma mémoire. Je ne trouvai rien. Je pensai alors à Joseph. Je me dirigeai à pas feutrés vers sa chambre. Je frappai avec timidité. Pas de réponse. J’ouvris la porte. Pas de Joseph.

 J’entrai et commençai à fouiller. Quand j’arrivai à l’oreiller, je demeurai tétanisé ! Dessous : un flingue énorme !

 — Putain ! fis-je, abasourdi par ce que j’avais sous les yeux. L’arme se trouvait là, prête à aboyer, à me mordre. Je frissonnai d’angoisse.

 — C’est un colt Python 357 Magnum, lança une voix dans mon dos.

 Je fis volteface, terrorisé d’avoir été surpris de la sorte en plein forfait. Joseph m’observait d’un air amusé. Il ne me demanda pas la raison de ma présence dans sa chambre. Il se contenta de m’inviter à prendre le révolver dans la main. Je me trouvais si honteux que je lui obéis sur le champ. Je fus épaté par le poids phénoménal du flingot ! Je le fis remarquer à Joseph.

 — Un kilo deux, répondit-il.

 Il me brulait de l’interroger sur le pourquoi de cette arme. Devina-t-il mes pensées ? car il ajouta :

 — C’est pour me prémunir contre les petits curieux.

 Mon visage s’empourpra et je tentai de balbutier quelques mots :

 — Je suis confus. Je ne voulais pas me montrer indiscret… C’est à cause du parfum…

 — Le parfum ! Quel parfum ?

 — Dans ma chambre… Quelqu’un est entré dans la pièce… Quelqu’un qui cherche à me nuire… Ce n’est pas la première fois !

 Alors, je contai mes mésaventures chez Marc. Les visites nocturnes, la drogue, les ennuis en perceptive.

 Je m’étais assis sur le lit. Joseph m’avait imité. Il m’avait repris l’arme des mains, avait vérifié le cran de sureté, et l’avait replacée sous l’oreiller.

 — Bin ! n’a nou risse, s’exclama-t-il. (Ben ça alors)

 Nous fouillâmes le reste de la maison ensemble. Au bout d’une demi-heure, nous dûmes nous rendre à l’évidence : rien n’avait été caché dans les pièces.

 Je ressentis une sorte de frustration. Cela m’ennuyait de ne rien présenter de concret à Joseph. Il aurait pu penser que j’avais tout inventé pour justifier ma présence dans sa chambre. Peut-être allait-il se méfier de moi, à présent. Je trouvais cela injuste et insupportable.

 Depuis le début de cette histoire, je n’avais jamais contrevenu. J’avais juste fait montre de curiosité. Oui, je sais, c’est un vilain défaut.

 Une voix féminine nous héla en bas de l’escalier. Anne passait prendre de nos nouvelles. Nous descendîmes en hâte. Moi, je portais toujours mon pyjama, et je me sentis gêné devant les regards qui me jaugeaient des pieds à la tête. Ayana se trouvait là aussi, ce qui fit décupler mon embarras. Elle resplendissait avec ses tresses africaines dorées et son teint mat.

 — Croissants ! lança la fille de Joseph en tendant dans notre direction un sac en papier kraft.

 Déjà, elle courait vers la cuisine.

 — J’espère que tu as fait du café, ajouta-t-elle à l’adresse de son père.

 J’avais caché mon corps en partie sous la table et derrière un bol énorme. Anne m’observait d’un air amusé.

 — Alors, les célibataires, comment s’est passée cette première soirée ?

 — Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? lança Joseph sur un ton taquin.

 Elle se tourna dans ma direction et me demanda si son père ne s’était pas montré trop emmerdant.

 — Pas du tout, nous avons…

 Je sentis un coup de pied dans le tibia. Joseph me jeta un regard en coin.

 — Nous avons vu un film sur Arte, inventai-je.

 — Oui, c’est ça, sur Arte, confirma mon hôte.

 — Ah ! très bien… Bon, on doit filer, lança Anne, satisfaite de la réponse.

 Alors qu’elles tournaient les talons, je la remerciai pour les croissants.

 À présent, qu’elles étaient parties, le visage de Joseph s’était refermé. Il avait pris un air amer. Il exprimait ses pensées à voix haute :

 — Hum ! Ce n’est pas naturel, tout ça. Non, c’est contre nature ! Mais que puis-je y faire ?

 Bien sûr, je ne partageais pas son avis sur la question, mais ses remarques ne m’étaient pas adressées. Il soupira et continua en m’observant, cette fois :

 — Ce n’est pas demain la veille que j’aurais la joie d’être grand-père…

 Moi, je touillais dans le café le lait et les morceaux de sucres que j’avais ajoutés sans y songer, pour m’occuper. Je ne savais quoi lui répondre. Moi, je n’avais jamais désiré d’enfants, et encore moins de petits-enfants. J’ai toujours pensé que je manquais de maturité pour élever une famille dans les règles de l’art. Avec le recul, j’imagine que ça découlait d’une fuite de mes responsabilités. Ou alors, un manque d’engagement de ma part dans mon couple. Ce n’est pas rien d’engendrer un môme dans le chaos que nous avons créé de toute pièce pour nous faciliter la vie.

 Le petit-déjeuner terminé, je regagnai la chambre pour me changer. Mon téléphone avait enregistré un appel en mon absence. Marc avait laissé un message. Il m’annonçait d’une voix consternée qu’Orianne voyait son accusation de trafic de drogue maintenue. Le juge avait confirmé le mandat d’arrêt, et retenu l’hypothèse qu’elle avait déposé mes empreintes sur le sachet de pilules d’ecstasy pendant mon sommeil. Grâce à cette manœuvre, elle avait espéré ne pas être mise en cause. C’est moi qui, en toute logique, aurais dû trinquer à sa place. Je l’avais échappé belle ! Ça n’avait pas fonctionné !

 Mais, je n’y croyais pas. Les flics voulaient juste un coupable. Il fallait que je contacte Kinovsky pour lui expliquer ce que j’avais aperçu au sommet de la tour du Mémorial interallié. Peut-être comprendrait-il que c’est moi qu’on essayait d’incriminer. Orianne devait être relâchée ! Il était impératif qu’il intercède en sa faveur.

 Une demi-heure plus tard, je me trouvais dans le bus qui me conduisait à la PJ.

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