Chapitre 10

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 Trois jours plus tard, je me tenais assis devant le procureur avec une avocate à mes côtés. Il était question de mon inculpation.

 — Monsieur le procureur, mon client n’a pas d’antécédents judiciaires. Il n’a pas le train de vie d’un trafiquant de stupéfiant ! Cette accusation est sans fondement.

 — Je vous rappelle, maitre Dumont, que l’on a retrouvé les empreintes digitales de monsieur Mangon sur le sachet de pilules d’ecstasy découvert dans la chambre d’Orianne Lambert.

 Un greffier suivait avec attention et retranscrivait le débat.

 — Ne trouvez-vous pas curieux que d’autres marques n’aient pas été mises en évidence, comme si on les avait effacées pour laisser uniquement celles de mon client ? Il devrait y en avoir bien davantage, dont celles d’Orianne Lambert !

 Le procureur faisait tourner un stylo entre ses doigts, un geste acquis à l’évidence lors de ses nombreuses années d’études. J’étais fasciné par ces rotations rapides et précises comme une minuscule hélice d’avion qui focalisaient mon attention. L’homme de loi semblait très intéressé par l’argumentation de mon avocate. Cette dernière continua :

 — Je tiens à souligner le fait qu’à deux reprises, monsieur Mangon a été témoin d’une intrusion nocturne au domicile qu’il occupe en attendant de retrouver un logement. Quelqu’un aurait pu, en profitant de son sommeil, apposer ses doigts sur le sachet, et ensuite le cacher dans la chambre d’Orianne qui, je vous le rappelle, sort de manière régulière la nuit.

 — Maitre, votre raisonnement semble avoir été inspiré par le scénario d’un film de seconde zone ! C’est un peu tiré par les cheveux, ne trouvez-vous pas ?

 — Cet homme a perdu tous ses biens dans l’incendie de son appartement. Il ne possède pas de véhicule. Il loge chez un ami. Il n’a pas de fortune personnelle. Il n’a rien d’un truand !

 — Justement, ça doit être tentant pour lui.

 — Monsieur le procureur, sauf votre respect, vous savez très bien qu’on n’entre pas dans le circuit de la drogue avec autant de facilité. Il est à la rue depuis moins de trois semaines, je vous le rappelle !

 L’homme de loi me regarda en se tapotant la paume de la main avec son stylo. Son visage montrait une moue de réflexion. Sans conteste était-il en train de mettre en balance mon incarcération ou ma déprise. Enfin, il trancha :

 — Soit ! je retiens la présomption d’innocence. Greffier, veuillez notifier à ce jour la libération conditionnelle du prévenu monsieur Mangon, ici présent. Je vous prie de rédiger le procès-verbal et le compte-rendu d’audition.

 Dans le couloir du palais de justice, Orianne, menottée, attendait, accompagnée par ses parents et son avocat. Je passai devant sans qu’un seul regard fût échangé. Cette attitude avait sans aucun doute été dictée par leur défenseur, un ténor du barreau. La mienne m’avait à peine salué pour prendre la direction des vestiaires, enfin, l’imaginai-je. Ou, peut-être, filait-elle déjà au secours d’un autre prévenu. Allez savoir…

 Libre !

 Quoi qu’il en soit, je devais trouver un endroit où dormir. Plus question de retourner dans la famille de Marc, même si l’on ne pouvait me reprocher ce qu’il leur arrivait. Janice et Marc avaient à présent bien d’autres chats à fouetter que de s’occuper d’un paumé comme moi !

 En plus, on avait retrouvé mes empreintes sur le sachet d’ecstasy, et ça, je ne me l’expliquais pas. L’idée de mon avocate se défendait, tout compte fait. Sa plaidoirie apportait un nouvel éclairage à ces visites nocturnes.

 Quelqu’un voulait me mettre hors circuit. Mais pourquoi ? Il ou elle avait par bonheur échoué : je me trouvais à présent à l’extérieur et je respirais à plein poumon l’air tiédi par les effluves des moteurs diésel des bus qui allaient et venaient place Saint-Lambert.

 Près du Perron, j’entrai dans le premier bistrot que je vis. J’avais besoin d’un café pour me requinquer. Je sais, ce sont des idées que l’on s’approprie à propos du bienêtre ou du malêtre. Mais voilà, il me fallait un bon kawa ! Un expresso bien mousseux sans rien de plus, ni lait ni sucre.

 À peine attablé, mon téléphone vibra dans la poche de mon jean. C’était Anne, la secrétaire du studio.

 — Salut, Pierrot, t’es libre ? On a un désistement pour la nouvelle campagne de dentifrice. Le gars qui pigeait a attrapé un abcès buccal en se mordant la joue. Ça a enflé tant qu’il ne peut plus articuler un seul traitre mot. Il faut recommencer toutes les prises.

 — Ça tombe très mal, je cherche un logement. T’es au courant pour l’incendie de mon appart ? Jusqu’à présent, je créchais chez un ami, mais j’ai eu quelques ennuis, et je suis à la rue. Je ne sais pas où je vais passer la nuit.

 — Ah ! fais pas chier ! On a vraiment besoin de toi, sinon on perd le contrat.

 — Putain ! Anne, j’te jure…

 — Écoute, pour ton problème de logement, je peux t’arranger ça. Mon père cherche à louer une de ses chambres pour se faire un peu de sous. Enfin, c’est ce qu’il dit. Si tu veux, je l’appelle, mais s’il te plait, rapplique daredare !

 Je me trouvais assis dans la cabine de captage, un petit bureau de deux mètres sur trois, tapissé de mousse pour l’isolation acoustique. Devant moi, une table avec un ordinateur, et, devant mon visage, un micro suspendu à vingt centimètres de ma bouche. Je tenais entre les doigts le texte que je devais prononcer.

 Dans le casque qui cerclait mon cuir chevelu, j’entendis la voix de l’ingénieur du son.

 — Bon, t’es prêt, Pierrot ?

 Je levai le pouce vers la vitre qui donnait sur le studio.

 — Essai micro !

 — Ma grand-mère ne porte plus de jarretelles, elle préfère les collants nylon ce qui ne plait pas à mon grand-père…

 — OK, c’est bon. On y va. Cinq, quatre, trois…

 L’écran de l’ordinateur afficha la vidéo de la pub, je commençai à débiter mon texte…

 — Pierrot, tu n’es pas synchro ! On la refait.

 Je trébuchai cent-cinquante-six fois sur : sans bétaïne de cocamidopropyle. Les types qui pondent ce genre de trucs, j’vous jure !

 — Ce n’est pas la forme, on dirait !

 J’adressai un doigt d’honneur amical à l’ingénieur qui en avait vu d’autres.

 — Bon, on la refait…

 Vous vous doutez bien que ce n’est pas cent-cinquante-six fois que j’ai trébuché sur cocamidopropyle. C’était juste pour la mise en forme de la ligne. Mais quand-même. Je l’avais loupée pas mal de fois cette phrase-là !

 Enfin, une heure plus tard, je buvais un café avec Anne. Elle me proposa d’attendre la fin de son travail pour me conduire chez son père. Elle l’avait prévenu et il semblait impatient de faire ma connaissance.

 — Ne t’étonne pas, il est un peu spécial, me confia-t-elle.

 Moi, j’avais hâte de pouvoir poser mes bagages : un sac qui contenait mes vêtements tassés en boule tout au fond. Je m’étais donné la peine d’acheter l’équivalent d’un baise-en-ville : pyjama, brosse à dents, rasoir, et tout le tralala dont peut avoir besoin un homme pour sa toilette. Non ! pas de capotes… Je ne suis pas gérontophile ! Non mais des fois !

 — Di Dju ! valès, c’est toi qui nous casses les bonbons tous les matins avec ta moutarde Quéva !

 Ce fut l’accueil que me réserva Joseph, le père d’Anne. Elle prit un air gêné en me regardant, comme pour dire : je t’avais prévenu.

 — Bon, je dois y aller, Ayana m’attend, dit-elle.

 — Ayana, Ayana ! quand est-ce qu’elle nous accouche d’un petit, Ayana ?

 — Papa ! je t’en prie. Tu sais très bien qu’une procréation médicalement assistée ne se décide pas à la légère.

 — Tu n’as qu’à demander à ton protégé de passer chez toi ! Il semble dans la force de l’âge. Moi, si j’avais cinquante ans de moins… Di Dju ! valès.

 Mes joues s’empourprèrent, ce qui fit rire Joseph. Il ajouta en me claquant l’épaule de sa grande main décharnée aux doigts déformés par l’arthrose :

 — Tu m’plais, toi, valès ! Je sens qu’on va bien s’entendre tous les deux ! Amène-toi, je vais te montrer ta chambre. Prends tes affaires !

 Aussitôt, il tourna les talons et se dirigea vers l’escalier, ignorant sa fille qui nous lança un timide salut. Je lui adressai un signe en réponse puis m’élançai derrière Joseph qui arrivait déjà sur le palier.

 Pour ses quatre-vingts piges, il débordait d’énergie, le pépé, dans son froc en Diolen gris soutenu par une paire de bretelles élastiques qui étaient clampées sur une chemise à carreaux de style canadien. Un corps piriforme qui répondait sans ronchonner aux ordres de son propriétaire.

 Joseph s’acquitta d’un air amusé de la visite d’usage. La salle de bain paraissait vieillotte. Une baignoire en fonte à pattes d’ours qui mériterait sa place au musée de la vie wallonne ! Pas même un rideau de douche ! Moi qui ai horreur de tremper. Mais, bon, je n’allais pas chicaner avec cent euros de loyer par mois. Anne disait qu’il louait cette pièce pour gagner un peu des sous : ce n’est pas avec cette somme qu’il allait s’enrichir, le bonhomme ! À mon avis, il cherchait plus une présence qu’autre chose.

 — Bien ! je te laisse t’installer, valès. Là, tu as la garde-robe ; ici, la table de nuit. Je vais te faire une petite place dans l’armoire de toilette. Bien ! on soupe à six heures, c’est noté ?

 Je remerciai Joseph, et m’assis sur le lit qui grinça sous mon poids : matelas à ressorts de 1950, me dis-je sur un ton sarcastique. Tout dans la chambre rappelait un passé lointain. Papier peint à motif floral appliqué à la colle de farine. Un meuble bas surmonté d’un plan en marbre sur lequel étaient posées une cruche et une bassine en porcelaine. Une garde-robe à deux portes de style liégeois. Luminaire en pâte de verre aux nuances jaune et orangé.

 La fenêtre donnait sur une cour entourée de bâtiments. La maison était enclavée dans le béton. Dans le cœur de Liège, il eût été inespéré de jouir d’un jardin. Le soleil ne devait jamais éclairer cette surface pavée à l’ancienne.

 Une petite table ronde en fer forgé permettait à deux interlocuteurs de prendre le café en toute tranquillité. Il y avait même quelques moineaux qui pépiaient en sautillant entre les branches d’un arbre empoté, ilot de verdure improbable dans ce décor minéral. Le propriétaire avait dû se battre pour ne pas être exproprié au profit de l’urbanisation galopante de la ville. Joseph devait être un insoumis. C’était l’impression qu’il donnait.

 Pour m’occuper, je me mis en devoir de ranger les quelques vêtements que j’avais apportés. Ce fut vite fait, et je commençai à me tourner les pouces. J’aurais pu descendre chercher un bouquin dans la bibliothèque que j’avais aperçue, mais trop paresseux, je pris mon téléphone portable. Comme je m’y attendais, pas de réseau Wifi dans la maison. Il ne me restait qu’à grignoter mon forfait 4G.

 Les aiguilles du temps devaient, à présent, pointer sur les dix-huit heures, car je perçus les effluves du repas que devait préparer Joseph. Anne m’avait dit que son père souffrait le deuil de sa femme depuis dix ans. Il avait dû tout apprendre, tout comme moi. Il faudrait d’ailleurs que je lui serve mon poulet madras !

 Je me décidai à descendre. L’odeur insidieuse d’ognons frits se précisait. Dans la cuisine, Joseph était occupé à faire revenir des lardons sur un réchaud à gaz. Il cassa six œufs qu’il incorpora à la poêlée. En m’apercevant, il me tendit le fouet, me priant de battre le tout. Je m’y attelai de bonne grâce.

 Joseph mit la table dans un silence religieux, comme un parfait petit homme d’intérieur. Quand l’omelette fut prise, je réservai la poêle. Mon hôte jeta un regard suspicieux sur la préparation, et jugea la cuisson à point. Il m’adressa une moue d’approbation. Il posa un sous-plat et me fit signe d’amener la pitance.

 Le mobilier de la cuisine relevait du style Mado des années 1950 en bois verni. Ma grand-mère possédait ce genre d’ensemble. Il y avait des cartes postales enfichées au bord des vitres. Joseph, lui, ne devait pas être un collectionneur de souvenirs. Ses meubles étaient restés dépouillés de tout artifice. En face trônait un énorme piano de cuisine avec carrosserie jaune et poignées chromées. Une belle pièce des années cinquante. À présent, il semblait avoir été abandonné à son sort.

 — Tu as bien salé l’omelette, valès ? me demanda-t-il avant de commencer à manger.

 — Salé et poivré.

 — Hum ! fit-il en secouant le menton. Bon ! attaquant lès èfants, continua-t-il.

 J’attaquai donc mon repas de bon cœur. La recette dans sa simplicité brillait d’efficacité. C’était délicieux !

 Un vieux poste TSF, une véritable antiquité, diffusait du classique en sourdine. Moi, je n’y connais rien, c’était peut-être du Chopin ou du Debussy. En fait, les Gymnopédies de Satie ! Je n’y souffre, de fait, rien. Mais, j’avais déjà entendu ces pièces de musique, si douces, si mélancoliques. C’est dans cette ambiance que commença la conversation.

 — Ça fait que tu travailles dans la publicité, fils ?

 — Oui, répondis-je en m’essuyant le coin de la bouche. Je m’apprêtais à lui expliquer en long et en large, non sans une certaine fierté, en quoi mon job consistait quand il lança :

 — C’est une bande d’emmerdeurs ! Si tu veux mon avis.

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