Chapitre 9

9 minutes de lecture

 Janice rangeait ses ustensiles de cuisine avec une certaine brusquerie. Je la sentais électrisée. De temps en temps, elle secouait la tête d’un désaccord muet. Marc, lui, m’observait à la dérobée avec embarras. Soudain, elle se tourna vers son mari et explosa :

 — Enfin, Marc, qu’est-ce qui t’a pris ? Tu te rends compte de la situation dans laquelle tu nous as fourrés ?

 Marc soupirait avec une moue coupable. Moi, je regardais le bout de mes chaussures. Il avait bien dû avouer sa mise à pied. Ses tentatives pour minimiser la gravité du délit du bris des scellés n’avaient pas réussi à berner sa femme.

 Tout comme moi, elle avait pris ses renseignements.

 — Trois ans de prison ! Tu risques trois ans de prison ! Sans parler de ce que cela va nous couter !

 J’espérais calmer le jeu en relatant mes démarches auprès de Kinovsky pour décharger le pauvre Marc, mais l’inspecteur n’avait, semble-t-il, pas tenu compte de mon témoignage.

 Marc avait reçu une citation à comparaitre. Le syndicat de la police avait réussi à empêcher la suspension de salaire, et avait mis un de ses avocats sur l’affaire.

 — Tout ça, c’est de ta faute ! me lança Janice en pointant son index dans ma direction.

 — Pierrot n’est pour rien, là-dedans ! Il ne savait même pas que j’avais déjà brisé les scellés avant qu’il ne sorte de l’hôpital, s’exclama Marc.

 Nous le regardâmes, consternés.

 — Après son histoire de l’homme au laser, je suis retourné sur place pour chercher des indices.

 Ainsi, Marc avait-il pris au sérieux mon récit.

 — Je voulais être certain qu’il n’y avait rien qui puisse te porter préjudice, ajouta-t-il.

 Le souper se déroula dans un silence lugubre. Orianne m’avait, devant tout le monde, ignoré d’une manière hautaine. Elle avait emporté son assiette dans sa chambre. De toute évidence, je devenais indésirable à cette table.

 Tout en mangeant, je ruminais l’aveu de Marc. Qu’est-ce qui aurait pu me compromettre ? Je ne comprenais pas sa démarche. Me soupçonnait-il ? Mais, de quoi ?

 Entre une bouchée et l’autre, j’échafaudais différents scénarios. J’aurais pu tuer Giulia, et ensuite bouter le feu pour masquer mon meurtre. Non ! Ça ne tenait pas debout : Marc ne m’aurait jamais hébergé s’il me suspectait d’un tel acte. Qui aurait risqué de mettre sa famille à la merci d’un type comme ça ? Ou alors, peut-être pensait-il à un accident, et j’aurais pris peur ! Bien sûr que non : j’aurais appelé les secours !

 Je restais accroché à l’idée que moi et Giulia avions été drogués afin de nous faire disparaitre en toute tranquillité. La question de Kinovsky sur ma consommation possible de stupéfiants était plantée dans mon esprit comme un hameçon dans la gueule d’un brochet. Cet inspecteur me cachait des choses, et, si ça se trouve, Marc aussi !

 Vu l’atmosphère qu’il régnait à présent dans la maison, il devenait impératif que je retrouve un logement. Je ne pouvais qu’attiser les rancœurs naissantes entre les membres de la famille. Cependant, je savais que Janice m’aurait, en toute franchise, prié de quitter les lieux si elle jugeait ma présence indésirable. Quant à Orianne, depuis l’épisode de la douche, elle ne pouvait plus me pifer ! Toute la bienveillance à mon endroit se transformait en regards que je n’osais interpréter de peur d’imaginer à tort le pire. On devient vite parano dans de telles conditions. Le vilain petit canard, en quelque sorte. Mais Marc restait toujours obligeant à mon égard.

 Le soir venu, il sortit du réfrigérateur une bouteille de péket. J’allais devoir me taper un plat cul et fumer un cigarillo ! Nous nous installâmes sur la terrasse qui paraissait rétrécie dans le crépuscule. Le vent portait la rumeur de l’autoroute. Une vibration continue qui couvrait le chant des insectes. Un martèlement perpétuel qui devait donner un mal de crâne terrible à la terre entière.

 Je bus une gorgée et grimaçai. J’ai beau être né liégeois, je ne m’y ferai jamais. Marc fit cul sec. Il sembla se détendre. Il nous resservit. La deuxième lampée passa avec plus de facilité. Sans y réfléchir, je pris la bouteille et lus l’étiquette comme si j’étais un connaisseur.

 — C’est de l’extra vieux, élevé au fut, m’expliqua Marc.

 J’affichai une moue approbatrice. Je n’appréciais pas les alcools de grains, mais je ne voulais pas vexer mon ami. Un Liégeois qui n’aime pas le péket, l’on n’a jamais vu ça ! Pourtant, il y en a : la preuve.

 Comme je m’y attendais, Marc se mit à fumer. Il alluma son cigarillo sans même y penser. Il avala la fumée puis la propulsa vers le ciel après l’avoir gardée en lui un moment.

 Un 747 en approche de Bierset traversa le ciel indigo, tous feux allumés. L’air vibra sous ses quatre réacteurs. Il passa à moins de cent mètres au-dessus de nos têtes.

 — Il fait bon, lança Marc, ce soir c’est pour notre pomme. Le vent souffle dans notre direction. Avec un peu de chance, s’il ne tourne pas, on ne devrait pas se taper les décollages cette nuit.

 — Quand il fait chaud et qu’on doit pieuter avec les fenêtres ouvertes, ça ne doit pas être évident ! remarquai-je, pour la forme.

 — C’est comme ça… On se fout du sommeil des gens ! D’ailleurs, c’est fou le nombre de personnes qui se plaignent de mal dormir, dans la région. C’est mon médecin qui me l’a dit.

 Marc observa son verre vide, perdu dans ses pensées. Il tira de son cigarillo une nouvelle bouffée qu’il souffla loin de lui. Il parlait de choses et d’autres, sans importance, sans intérêt. Je voyais bien qu’il bavardait pour meubler le temps.

 — Kinovsky m’a gardé une nuit au poste, fis-je, sans transition.

 — Je sais. Il me l’a dit.

 — À quoi joue-t-il ? C’est un drôle de type ce mec-là ! D’abord toi, qu’il met à pied, puis moi au placard… C’est quoi son problème ?

 Marc m’observa quelques instants. Il semblait hésiter. Enfin, il se lança :

 — Ta copine était décédée au moment de l’incendie. Le légiste est formel : elle n’a pas inhalé de fumée.

 J’étais estomaqué par la révélation. Qu’est-ce que cela signifiait ? Marc continua :

 — Par respect pour la procédure, je ne devrais pas t’en parler, mais il est là, son problème !

 — On sait de quoi elle est morte ?

 — Le labo a décelé des résidus de cocaïne dans les tissus du cadavre. Il s’agirait d’une overdose…

 — Je m’en doutais ! Ça expliquerait tout.

 — Kinovsky pense qu’elle t’a proposé une dose, mais que tu as refusé, c’est ce qui t’aurait sauvé.

 — Je te jure que ce n’est pas le cas ! Il se trompe…

 — Il croit que nous sommes allés dans l’appart pour ramasser le matériel.

 — Hein ! Pour quoi faire ?

 — Pour ne pas qu’on t’inculpe de possession de drogue, j’imagine. Et comme je m’y suis rendu en premier, il me met dans le même sac !

 Un autre 747 fendit le ciel, couvrant nos paroles quelques instants. Nous attendîmes que l’orage passe en buvant une gorgée de péket. Mais, quand le silence revint, je ne trouvai plus rien à dire. Ce que je venais d’apprendre était surréaliste. Si Kinovsky croyait cela, nous étions dans de beaux draps ! À mon tour, je fis cul sec. Marc récidiva.

 — Kinovsky finira bien par se rendre compte qu’il fait fausse route, fis-je sans conviction, juste pour réconforter mon ami, sans plus.

 Je lui frappai l’épaule du plat de la main et gagnai la chambre. Il n’y avait plus rien à débattre…

 Allongé dans le lit, je me demandais comment les choses allaient tourner. Si Kinosvky s’entêtait dans cette voie, nous allions droit au procès. Si l’on ne nous avait pas encore arrêtés, c’est que l’inspecteur manquait de preuves. Je me le répétais afin de me rassurer. Non, il n’avait aucune certitude !

 J’entendis monter Marc. Il devait avoir terminé son cigarillo. La porte de sa chambre se referma en douceur. Sans conteste, avait-il peur d’affronter Janice. Quelques minutes plus tard, Orianne descendit l’escalier à pas feutrés. À l’évidence, allait-elle réviser son droit dans le Carré !

 Vers trois heures du matin, je m’éveillai. Il planait dans la pièce un parfum floral. Le même que j’avais déjà senti ! En silence, je me mis à scruter la pénombre. La forme laiteuse se tenait debout au pied du lit ! Était-ce la fenêtre qui se reflétait dans le miroir de la penderie ? Dans cette obscurité, je n’arrivais pas à évaluer les distances. Soudain, la présence s’anima. Bougea de façon imperceptible. Le plancher gémit à peine, mais je l’entendis ! Non, je ne rêvais pas. Quelqu’un m’observait !

 À tâtons, je cherchai l’interrupteur de la lampe de chevet. La lumière crue m’aveugla. Ma vision s’accommoda tant bien que mal. Mais déjà, il n’y avait plus personne dans la pièce. Je me levai d’un bond et dévalai l’escalier bien décidé à rattraper mon visiteur.

 Marc, alerté par le bruit, avait saisi un peignoir et me rejoignait déjà sur le devant de la maison.

 — Que se passe-t-il ?

 — Il y avait quelqu’un dans ma chambre !

 Janice, elle aussi tirée du sommeil par ma cavalcade, apparut à la fenêtre.

 — Qu’est-ce qu’il y a ?

 Nous scrutâmes la rue de chaque côté. Tout semblait paisible.

 — Rien, retourne te coucher, lança Marc à l’adresse de sa femme.

 Elle grommela des mots que nous ne comprîmes pas.

 Marc m’observa avec une moue dubitative. Mon ami devait se demander ce qu’il m’avait pris d’éveiller le ménage de cette façon.

 — J’ai vraiment cru qu’il y avait quelqu’un ! fis-je pour me dédouaner.

 — Tu as dû rêver.

 — Hum… Sans doute. Excuse-moi auprès de Janice. Dis-lui que je suis désolé de l’avoir importunée.

 J’étais trop énervé pour trouver le repos. Marc avait beau l’affirmer, je n’avais pas rêvé ! Qui cela pouvait-il être ? Pourquoi m’espionnait-on jusque dans mon lit ? Et si c’était quelqu’un de la maisonnée ? Ça n’avait pas de sens !

 Vers cinq heures, j’entendis Orianne regagner sa chambre. Je sentis le doigt d’honneur qu’elle m’adressa quand elle passa devant la porte. Enfin, l’imaginai-je !

 Je venais de m’endormir quand je sursautai. L’on sonnait et l’on frappait à l’entrée de l’habitation. Six heures ! Il n’y avait pas moyen de se reposer dans cette baraque !

 Marc, enveloppé dans un peignoir, se trouvait sur le palier quand je sortis, étonné moi-même par ce vacarme.

 Quand il ouvrit, deux flics s’engouffrèrent suivis par un inspecteur en civil. Il tenait dans la main un mandat de perquisition ! Quatre autres policiers lui emboitèrent le pas. Déjà, on allumait toutes les lampes de la maison.

 Janice surgit, effarée, le teint blafard, toute retournée par la situation. Orianne, elle, insultait sans se ménager un homme qui entrait dans sa chambre. Marc tenta d’en savoir plus en interrogeant le chef de la meute. Ce dernier resta muet comme une carpe. D’ailleurs, il avait une tête de poisson sorti tout droit du fond des abysses !

 Les meubles étaient vidés de leurs contenus. On aurait dit une descente de la Gestapo en pleine occupation. Déjà, des dizaines d’objets gisaient sur le sol.

 — Mais diable ! que cherchez-vous ? lança mon ami.

 Orianne me jetait des regards noirs. Me tenait-elle pour responsable de cette humiliation ? Depuis que j’avais investi les lieux, tout allait de travers dans cette famille.

 À l’étage, une voix appela l’inspecteur. Un flic descendit en portant un sachet comme un trophée.

 — Qu’avez-vous trouvé ?

 — Ecstasy ! lança d’un air triomphant le sbire à son chef.

 Orianne devint blanche comme un cadavre. Pas besoin d’un dessin : nous avions tous compris.

 — Elle est mineure, s’écria Janice. Vous n’avez pas le droit de la traiter comme ça !

 Malgré les protestations, on poussa la jeune fille dans un véhicule de police, menottes aux poignets.

 — Où l’emmenez-vous ? s’inquiéta Marc.

 — Au 62, pour l’interroger.

 Déjà, les voitures démarraient en trombe.

 — Allez ! On y va, lança Marc qui regagnait sa chambre pour se vêtir. Janice se précipita derrière lui. Je l’imitai.

 Je ne sais pas vous, mais j’ai horreur d’enfiler des habits sans être passé par la salle de bain. Je me sentais collant et puant, et dans la BM qui filait à vive allure en plein Liège, nous étions un trio collant et puant. Notre haleine chargée embuait les vitres de la voiture.

 Nous arrivâmes vite rue Grétry, à la brigade judiciaire. Marc avait beau dire qu’il appartenait à la maison, les portes restèrent closes. Nous patientâmes, anxieux, assis sur l’un des bancs d’une salle d’attente. Marc faisait sautiller avec nervosité une de ses jambes sur la pointe de sa chaussure. Janice montrait un visage d’une triste pâleur. Moi, je me demandais ce que je foutais là. Mais, il me semblait ma présence nécessaire, bien qu’il fût illusoire de croire que je pus rassurer le couple. Il me paraissait évident de les accompagner. Le sacerdoce de l’amitié, en quelque sorte.

 Au bout d’une heure, nous aperçûmes Kinovsky qui avait daigné quitter son bureau de la rue Saint-Léonard. Marc bondit dans sa direction.

 — Inspecteur ! Que se passe-t-il, avec ma fille ?

 — Elle va être déférée au juge de la jeunesse.

 — Mais, enfin, de quoi l’accuse-t-on ?

 — Trafic de drogue…

Annotations

Vous aimez lire Aimé Leclercq ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0