Chapitre 6

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 Malgré tous ses efforts, Marc ne trouva rien pour me dépanner. Il me proposa donc de venir loger à la maison, dans la chambre de son fils de vingt-deux ans qui s’était marié un an plus tôt. Enfin, marié, non : il s’était mis en ménage. Moi, ça me gênait. J’atterrissais, comme ça, dans la petite famille, sans prévenir.

 Déjà, il avait dû m’acheter des vêtements. Ben oui ! Dans le feu de l’action, j’ai oublié de vous dire que je me trouvais à poil quand l’incendie se déclara. Pendant que je me rétablissais à l’hosto, sa femme était allée chez Terre me dégoter un jean et des T-shirts d’occasion. Des godasses, et je ne me rappelle plus quoi. Les slips que l’on m’avait fournis glissaient dans le fond de mon froc. Les élastiques devaient être foutus ou c’étaient des rebuts de Marc qui devait avoir trois tailles de plus que moi.

 C’est déplaisant, vous savez, un calebar qui vous enserre le milieu des fesses. Ça fait une drôle de sensation ! On ne marcherait pas des kilomètres, comme ça ! Bref, j’allai chez Zeeman pour compléter ma nouvelle garde-robe.

 Pour me remettre en ordre, je dus effectuer des démarches. Vous ne pouvez pas vous imaginer les ennuis que cela avait été ! Plus de papiers d’identité, de carte de crédit et tout ça ! Marc était à la fois mon logeur, mon banquier, mon taxi, mon blanchisseur. Que sais-je, encore ? Quand je vous dis que c’est un chic type !

 Sans lui, je n’eus plus qu’à me rabattre sur l’Armée du salut. Pauvre Marc ! Si j’avais imaginé…

 Sa maison se trouvait quelque part sur les hauteurs d’Ans. Loncin, je crois. Je ne connaissais pas le quartier. Nous avions quitté l’autoroute à Bonne-Fortune et avions tournicoté dans les environs. Une baraque ordinaire, mitoyenne des deux côtés avec un étage.

 Marc grommela parce qu’il n’y avait pas de place pour stationner la BM. Nous avions trouvé cinquante mètres plus bas. En remontant la file des voitures, Marc n’arrêta pas ses doléances :

 — Là-dedans, il y a une moitié qui ne travaille pas ! Une moitié qui loue un garage et n’y rentre pas sa bagnole ! Et une moitié de gens qui ne sont pas riverains !

 — Ça fait trois moitiés, lançai-je en boutade pour alléger l’atmosphère.

 — Bande d’emmerdeurs ! s’exclama-t-il.

 Comme par miracle, le seuil de la maison à peine franchi, son humeur vira du noir au blanc. Il faut croire que sa colère était feinte. Juste le plaisir de râler, en somme.

 — C’est moi ! lança-t-il, avec entrain.

 Avant d’entrer dans le salon, il jeta ses clés dans un vide-poches en laiton en forme de feuille de vigne. La télé marchait. C’était Affaire conclue. Sophie Davant manipulait un pot de chambre affublé du monogramme de Napoléon.

 — Ça devrait plaire à Pierre-Jean, cet objet…

 Je déconne, ce n’était pas un pot de chambre ! Je ne sais plus. On s’en fout ! Je voulais juste dire qu’il régnait dans l’habitation une ambiance familiale et sereine.

 L’atmosphère de la maison était saturée d’odeurs de cuisson. Janice, la femme de Marc, terminait la sauce bolognaise pour ses pâtes qui bouillonnaient déjà dans une grande casserole.

 De la cuisine semi-ouverte donnant sur la salle à manger, Janice m’adressa un signe de bienvenue. Je m’avançai dans sa direction pour l’embrasser.

 — Quelle affaire ! me lança-t-elle avec un regard navré.

 J’acquiesçai d’un mouvement de la tête. Je l’observais s’activer.

 À Liège, quand nous ne savons quoi dire, nous utilisons toujours cette expression : quelle affaire ! Moi, ça me fait marrer. Une petite phrase de rien du tout qui sous-entend tant de choses. Sympathie, étonnement, indignation, empathie…

 Janice est une personne avenante. Une jolie femme pour qui j’en avais un peu pincé. Vous allez me dire : qu’est-ce qu’on en a à foutre qu’elle soit moche ou à croquer, pour l’histoire, je veux dire ? Ben moi, ça me plait, de le souligner !

 Vous allez trouver ça étrange, mais c’est son appendice nasal qui éveille en moi cette impression de beauté. Janice possède un nez à l’arête droite, mais surtout, la base épouse une ligne horizontale. De fait, on n’aperçoit presque pas ses narines. Je ne sais pas pourquoi, mais ce détail, chez une femme, me porte à la tendresse. C’est con, hein ! Ben, chacun son truc : Haruki Murakami, lui, ce sont les oreilles qui l’émeuvent.

 Enfin, revenons à notre mouton sauvage. Ceux qui lisent Murakami comprendront l’allusion. Que voulez-vous, j’adore cet auteur. Je ne peux m’empêcher d’y faire allusion quand j’en ai la possibilité.

 Marc ouvrit le bar et sortit une bouteille de porto.

 — Un petit apéro ?

 Janice parut surprise.

 — En pleine semaine ? s’offusqua-t-elle.

 — Ben, ce n’est pas tous les jours qu’on reçoit des invités, lança Marc, bon enfant. Il semblait heureux de ma présence, content du service qu’il me rendait.

 Elle montra une moue désapprobatrice.

 — Pas pour moi… Mon régime !

 Marc roula les yeux au ciel, puis commença à remplir mon verre.

 — Juste deux doigts, dis-je par pure politesse. Je ne voulais pas déplaire à sa femme en ayant l’air d’en profiter.

 — Bon, ben, dépêchez-vous, parce que ça sera prêt dans cinq minutes !

 Janice saisit une pile d’assiettes qu’elle déposa sur la table. Je me précipitai pour l’aider. Marc beugla dans le couloir le prénom de sa fille qui devait se trouver dans sa chambre.

 — Elle ne te donne pas un coup de main ? demandai-je à Janice, histoire de causer.

 — Elle révise pour ses examens de seconde session.

 Orianne déboula puis stoppa net en m’apercevant.

 — Salut ! souffla-t-elle, sans autres formalités.

 Elle s’avança vers moi, hésita, me contourna enfin pour s’installer à table, à sa place habituelle.

 Je n’avais pas souvent eu l’occasion de voir Orianne. Elle avait poussé telle une tige de bambou. Une grande asperge de dix-sept ans qui dominait la famille d’une tête. Son corps avait pris la forme d’un tuyau de poêle, sins cou ni tetes, comme disaient les anciens. À l’époque, les critères de beauté trouvaient cette morphologie assez malingre. Il valait mieux faire envie que pitié, disait-on.

 Elle arborait une longue chevelure noire qu’elle colorait sans conteste, et qu’elle devait lisser du côté gauche de son visage pendant des journées entières. Elle n’avait pas reçu en héritage le nez de sa mère, et si je me souviens bien, elle devait avoir la rousseur de son père. Mais, bien sûr, quand on veut jouer les gothiques… Le teeshirt qu’elle portait était assez éloquent : Paradise Lost, avec son nid de serpents. Normal : paradis perdu avec des serpents, logique quoi. De mon temps on aurait eu droit à Metallica avec ses tombes et ses cimetières, ou un truc du genre.

 — Et ça va à l’université ? m’enquis-je, pour meubler le silence qui planait alors que Janice nous servait.

 — Ouais…

 Elle tira de sa bouche un chewing-gum qu’elle s’empressa de coller sous le rebord de l’assiette. Un chewing-gum noir ! Décidément, me dis-je. Je continuai mon interrogatoire.

 — Ta mère m’a dit que tu avais une seconde session. Ça se présente bien ?

 — Ouais…

 Même l’éloquence des morts, elle l’avait acquise !

 Marc m’avait confié que sa fille voulait être avocate commerciale. Avec sa verve, je me demandais qui elle aurait pu défendre, à part des cadavres bien sûr. Mais bon, cessons notre médisance. Ce n’est pas très charitable. Il faut accepter les gens tels qu’ils sont.

 Voilà à peu près tout ce que je savais d’elle. Janice, elle, travaillait comme pédicure à l’hôpital de la Citadelle. Elle prenait soin des doigts de pied des malades de longue durée. Finalement, je ne savais pas grand-chose des Lambert. Depuis le départ de ma femme, il y a une dizaine d’années, je n’avais pour ainsi dire plus côtoyé la famille de Marc. Mes relations mondaines avaient cessé depuis longtemps. J’étais juste passé en coup de vent boire un verre à la pendaison de crémaillère du fiston.

 Je me sentais à présent étranger à tout ce petit monde. Cela n’empêchait pas Marc de me vouer une estime à toute épreuve. Enfin, c’est ce que je croyais. La certitude n’appartient pas à ce monde. Seule, la mort…

 Personne ne parla à table. Un repas digne d’une congrégation monastique où chaque membre avait fait vœu de silence. C’était embarrassant. D’évidence, devait-on s’habituer à l’idée de ma présence, présence d’une durée indéterminée, qui plus est.

 Marc sentit ma gêne. Il lançait de temps en temps une vanne, histoire de détendre l’atmosphère. Nous lui adressions des sourires de politesse, histoire de ne pas le blesser. Mes hôtes devaient assimiler en plus des pâtes ma propre occurrence.

 Après, il me montra la chambre. Je lui demandai si ça ne le dérangeait pas que je me repose un peu. Moi aussi, cette présence familiale m’angoissait. Je devais prendre mes marques. Réfléchir comment me rendre digérable…

 — Fais comme chez toi, me souffla-t-il en me tapant l’épaule de sa grosse paluche.

 Je m’allongeai donc sur le lit. Quelques instants plus tard, j’entendis Orianne regagner son dortoir. La porte se referma sans réserve. Puis, les aboiements d’un groupe de Metal envahirent tout l’étage.

 — Super ! m’écriai-je. J’enfonçai ma tête dans l’oreiller.

 À coup sûr, Orianne marquait à la face du monde son territoire. Elle voulait que je sache à qui j’avais affaire. Je n’avais plus qu’à m’incliner.

 À l’évidence agacé par ce brouhaha, Marc beugla un grand coup au bas de l’escalier. La musique diminua à peine. Mais c’était déjà ça !

 Dans cette solitude toute relative, mon regard se perdit dans la pièce. Punaisé sur un mur, un poster du groupe Indochine, à côté, une penderie, vide. Il y avait une vieille paire de baskets dans un coin. Autour du plafonnier, des toiles de poussière s’accumulaient. On pouvait apercevoir des mouches crevées gisant dans le globe opalin. Ça se voyait que la pièce était restée inoccupée un sacré bout de temps.

 Mon arrivée avait, d’une manière certaine, été précipitée. La froideur des deux femmes s’expliquait peut-être par cela. Enfin, froideur était un grand mot. Disons qu’elles semblaient avoir été prises au dépourvu. J’imagine que mon accueil à la maison se décida le matin même.

 J’appris plus tard que Marc m’avait dégoté un appartement. Un meublé, en plus ! Mais, le proprio n’avait pas voulu attendre ma sortie d’hôpital. Il s’était désisté au tout dernier moment.

 Marc ne m’en avait pas parlé pour ne pas me démoraliser. Lui, qui s’était engagé à me dépanner, n’avait trouvé que la solution provisoire de m’héberger dans sa maison. J’écris provisoire en italique, parce qu’il était évident que cela risquait de durer quelques semaines. C’était du provisoire sur le long terme, si vous voulez.

 Vingt-et-une heure, et je m’emmerdais comme un rat mort. Je tournais dans tous les sens mon téléphone qui ne me servait plus à rien. Cette histoire de carte SIM me turlupinait. Comment avais-je pu prévenir les secours ? Kinovsky m’avait affirmé que l’appel provenait de mon numéro. À six heures douze. Le jour chassait à peine l’aurore. C’était incompréhensible !

 Je devais me procurer un nouvel appareil. Encore des frais, tout ça ! J’espérais que les assurances ne traineraient pas trop pour me rembourser. Par bonheur, je pouvais utiliser l’ordinateur de Marc. Par une chance inouïe, je n’avais pas oublié le mot de passe de ma messagerie.

 Quand je demandai à Marc où se trouvait le mien, il ne sut que répondre. Il ne l’avait pas vu sur les lieux de l’incendie. Quelqu’un l’avait emporté. Mais qui ? Kinovsky ? Dans ce cas, pourquoi ne m’en avait-il pas informé ?

 L’attitude de ce flic me préoccupait. Il se comportait comme s’il me soupçonnait. Mais de quoi ? Je n’avais quand même tué personne ! Je n’avais pas provoqué l’incendie. C’était de toute évidence pour ça qu’il m’avait demandé si je fumais. Une cigarette qu’on laisse tomber sur le matelas alors que le sommeil nous surprend. S’il pensait que c’était moi, il faisait fausse route.

 Ce que je n’arrivais pas aussi à comprendre : pourquoi Giulia ne s’était-elle pas réveillée tout comme moi ? Avec tout le raffut causé par ma panique, mes cris, mes coups sur la porte ! Était-elle déjà morte ?

 Un détail me revint : Kinovsky m’avait demandé si je me droguais. Il ne s’était pas inquiété de cela pour rien. Et si Giulia et moi avions été drogués ? Le spectre de l’homme au laser me hantait à nouveau. Il nous avait suivis, avait attendu notre sommeil, nous avait drogués, je ne sais comment, et avait bouté le feu ! Non, mais ça se tenait, comme scénario. Ça serait super dans mon bouquin !

 Mon bouquin ! Tu parles ! J’avais perdu mon ordi avec tout ce qu’il contenait. La clé USB qui me servait de sauvegarde avait cramé dans la poche de mon jean ! Tout ce que j’avais écrit jusqu’ici s’était volatilisé ! J’aurais mieux fait de balancer tout sur le Cloud ! Maintenant, c’était trop tard…

 Quelqu’un vint toquer à la porte de la chambre. C’était Marc.

 — Je ne dérange pas ?

 — Non, non.

 Je le questionnai du regard.

 — Heu, il y a NCIS à la téloche. Ça te dit ?

 — Je ne voudrais pas déranger.

 — Tu ne nous déranges pas du tout… Au contraire.

 Le salon baignait dans une semi-obscurité que seuls quelques luminaires éclairaient. Janice avait étendu sur ses jambes un plaid rouge à carreaux. Dans cette attitude, le visage fermé, on aurait dit une petite vieille. Pourtant, en cette fin d’aout, les soirées gardaient encore toute la tiédeur de la journée. Mon ex-femme est comme ça : elle a toujours froid, même couverte. Un froid intérieur…

 Je m’installai dans un fauteuil. Marc reprit place auprès de Janice. Il lui saisit une cheville et commença à lui masser la plante du pied. Elle sembla se détendre. Pas d’Orianne à l’horizon. Elle devait être sortie.

 À peine quelques minutes écoulées, le feuilleton se trouva coupé par des annonces. Une voix que je connaissais en particulier, et pour cause : la pub pour la moutarde Quéva !

 — Tiens, voilà encore l’emmerdeur ! lança Marc en me lorgnant du coin de l’œil avec un franc sourire.

 Moi, je ne savais où me mettre. Puis, la même pub pour maigrir, trois fois de suite. Oui, celle-là ! Je voyais bien que tout le monde était agacé. Mais là, ce n’était plus moi qui causais !

 C’est quand même curieux comme phénomène ! Ça emmerde la plupart des téléspectateurs. Avec toutes ces interruptions intempestives, ils perçoivent le produit avec mauvaise humeur, énervés comme si une grosse mouche à viande tournait autour d’eux. Pourtant, ça ne semble pas gêner les annonceurs !

 Peut-être que les gens ont l’esprit plus réceptif quand la colère les habite… Plus ils sont irrités, plus le message s’incruste dans leur cerveau ! Je ne vois pas d’autres explications. Nous sommes plongés dans l’ère de la manipulation mentale ! Enfin, ça n’empêchera pas Gibbs et son équipe de résoudre l’enquête.

 En fin de soirée, Janice nous salua : elle était crevée et alla se coucher. Marc me proposa un petit cognac. J’acceptai par politesse. Ce n’est pas à dire vrai ma tasse de thé, les alcools forts. Mais, je sentis que j’en avais besoin.

 Nous restâmes ainsi à tourner la liqueur dans le verre dans un silence religieux. Le spiritueux monta sans se faire prier à la température du corps. Marc ouvrit la porte-fenêtre qui donnait sur la terrasse du jardin. Il fouilla ses poches : il allait fumer. Janice ne supporte pas qu’il empeste la maison. Il me présenta un cigarillo. Je ne fumais pas, mais je le pris quand même entre les doigts. Je tirai dessus sans avaler la fumée, juste pour la forme. Dehors, des effluves de chèvrefeuilles taquinèrent nos narines. Le mélange cognac, tabac et plantes odorantes distillait un embrun apaisant.

 — Je pense que les emmerdes vont commencer pour moi, avait lâché Marc en regardant vers la nuit.

 — Comment, ça ?

 — J’ai reçu un coup de téléphone. C’est à propos des scellés que j’ai brisés à l’appart… Ça va barder pour mon matricule !

 — Je croyais que tu en avais le droit, en tant que flic.

 — Moi aussi. Enfin, j’avais fait attention à ne pas provoquer trop de dégâts. Manque de bol, Kinovsky est passé juste après nous. Il cherchait quelque chose. C’est un voisin qui lui a affirmé t’avoir reconnu accompagné par un policier. Kinovsky a vite établi la relation avec moi.

 — Les commérages vont bon train à ce que je vois. J’espère que ça n’aura pas trop de conséquences !

 — T’inquiète. Ça se règlera en interne. Il n’y a pas mort d’homme, que je sache !

 Cependant, Marc semblait accablé par la nouvelle. Il allait avoir de sérieux problèmes : ça se devinait sur son visage. Il en aurait : croyez-moi !

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