Chapitre 3

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 J’aime écouter la pluie. Oui, écouter : j’aurais pu écrire : entendre. Mais j’écoutais à dire vrai tomber les gouttes une à une, le tac métallique et mat sur le zinc des toitures, le ploc creux et rauque sur les roofings bossués.

 L’orage résonnait toujours dans mes entrailles. Il m’avait sorti du sommeil. Je n’arrivais pas à me rendormir, vacillant comme un zombie qui hésite entre la vie et la mort. Je m’étais ainsi réfugié, étourdi de ma nuit chahutée, derrière le clavier de l’ordinateur. Une véritable obsession, la trame de ce roman qui ne se décidait pas à prendre forme dans mon esprit. La lumière de l’écran qui éclairait mon visage et stimulait mes neurones n’y changeait rien. Le livre refusait de s’ouvrir, comme si la couverture avait été soudée à la glu sur la première page du récit à venir, vierge de toute idée.

 Le premier foyer s’éloignait. La météo avait vu juste. Les roulements du tonnerre se répondaient à présent avec lassitude, comme s’ils ne trouvaient plus rien à se dire. Il ne restait de l’averse qu’un murmure. Et au loin, quelques spasmes bleuâtres transformaient la nuit en clairs de lune pulsés et diaphanes.

 La vallée de la Meuse se renvoyait, de pentes en contrepentes, les échos d’une colère apaisée. Las de l’éternelle page blanche, je repoussai le portable et tentai de jeter un œil timide au-dehors. Je relevai avec lenteur le volet qui s’égoutta sur l’appui de fenêtre, puis posai le front contre la vitre. Un halo de buée envahit mon champ de vision. Alors, j’ouvris le battant pour humer l’atmosphère humide qui s’évaporait de la place. Elle dégageait un parfum minéral. Une brise caressait les feuilles des quelques arbres faméliques qui montaient des trottoirs. Elles scintillaient sous la lueur diffuse du ciel. Une nuit d’orage ordinaire, comme il y en avait eu d’autres cet été.

 Du dernier étage de l’immeuble, je distinguais le profil du phare du Mémorial interallié sur presque toute sa hauteur, perché au sommet de la colline de Cointe.

 Un point lumineux rouge qui partit de la coursive, en haut de la tour, soudain m’aveugla. Je perçus une douleur lorsque le rayon s’imprima sur ma rétine.

 Je me reculai, surpris.

 Le faisceau laser, enfin, je le supposais, traversa l’appartement pour fouiller les ténèbres. Sans doute à ma recherche, il s’attarda sur les murs, les cadres, l’écran de l’ordinateur portable, puis s’évanouit.

 Dubitatif, j’explorai la nuit. Les contours de la tour plantée devant le globe néo-byzantin de l’église du Sacré-Cœur se découpaient sur les nuées, révélés par la pollution lumineuse de la ville.

 Je tentai d’apercevoir celui qui venait de violer mon intimité. Cependant, rien ne bougeait ; et il me sembla que j’avais rêvé. Pourtant, la trace du point rouge resta imprimée encore quelques minutes sur ma rétine. Non, je n’avais pas rêvé…

 Le réveil affichait une heure trente. Personne ne pouvait se trouver là-bas. Impossible. Même la journée, la porte du phare demeurait close. Et ce laser ? Le viseur d’une arme ? Ou un jouet, un porteclé avec une LED rouge ?

 Deux-cent-cinquante mètres, trois-cents, peut-être, en tenant compte du dénivelé, nous séparaient… Pas assez de puissance sur cette distance. Plutôt un fusil équipé d’un pointeur laser !

 Était-il possible que l’on m’eût choisi comme cible ? Ou quelqu’un passait-il son temps à balayer la ville de son faisceau ? Qui pouvait s’amuser de la sorte ? Non, un contrat. Mais sur la tête de qui ? Je venais peut-être de découvrir un complot, un homme en repérage en train de prendre ses marques.

 Il m’avait sans conteste aperçu dans son viseur. Je regardais à cet instant précis dans sa direction. Il savait que j’avais observé le ballet de son laser. Ses plans en péril, il pouvait s’imaginer démasqué. Pourquoi, alors, ne m’avait-il pas abattu ? Des jours se seraient écoulés avant que l’on ne découvre mon cadavre. Il n’avait pas chargé son fusil. Voilà, c’est cela ! Son arme ne contenait pas de munitions…

 À coup sûr, je m’étais trouvé au centre de sa ligne de mire ! Il savait que je l’avais découvert. Il devait par conséquent s’assurer de mon silence. Un frisson me traversa. Qu’allai-je devenir ? Vivre caché ? Pour combien de temps avant que ne se présente l’occasion de m’éliminer ? Et si je prévenais la police ? Mais plus rien ne bougeait, là-bas. À l’évidence, l’inconnu avait replié armes et bagages. L’autosuggestion m’avait convaincu de la véracité des faits ! Il n’avait pas fallu grand-chose pour emballer mon imagination ! Juste un point rouge lumineux. Par prudence, je redescendis le volet avec angoisse, puis me réinstallai devant le clavier.

 — Le voilà le début de mon roman ! m’exclamai-je.

 Cet incident m’avait extirpé des torpeurs du réveil. Mes doigts, à présent, frappaient les touches du portable avec frénésie. Ils reproduisaient le flux de ma pensée comme une meute de chiens obéit à son maitre. Le texte progressa jusqu’à assécher le torrent d’idées qui excitait mes neurones. Car, bien sûr, je n’avais pas encore creusé au-delà de cette mise en bouche.

 La source de mon inspiration tarie, je m’arrêtai de taper, perturbé par l’inquiétude que m’instillait ce minuscule point rouge.

 — Bah ! [Je soliloquais], je n’ai qu’à attendre la suite des évènements. Il y a de fortes probabilités pour que rien ne se produise. Enfin, j’espère…

 Je me mis en devoir de relire ma prose.

 La première erreur que commet un écrivain débutant comme moi consiste à commencer une intrigue sans avoir jeté sur papier les plans du roman. La colonne vertébrale de l’histoire ! Cela, je le savais, mais, trop fainéant pour m’y atteler, j’y avais renoncé. J’étais trop pressé de retranscrire les idées qui se bousculaient au portillon. J’avais trop peur d’oublier ce qui se présentait à mon esprit !

 Arrivé à la dernière ligne, je repensai à cette expérience pour le moins inquiétante…

 — Tout de même, ce point rouge… [Je soliloquais encore] Il me tracasse. C’était quoi ? Je vais relever d’un cran le volet et regarder par une des fentes, entre les lattes. S’il s’y trouve toujours, j’appelle les flics… Non, rien… Plus rien ne bouge. Quelle heure est-il ? Deux heures cinq… Je ferais mieux de me recoucher. Tiens ! il tonne encore. Je vais m’installer à l’aise dans le lit et je vais écouter ce nouvel orage qui approche.

 J’adore ça, quand ça gronde de partout et que je m’imagine protégé sous l’épaisseur des couvertures. Parfois, j’entrouvre la fenêtre pour regarder la foudre éclairer les murs de l’appartement. J’ai l’impression de voir des démons danser tout autour de moi. Ça me fait frissonner. C’est con, hein ? Peur primale, infantile…

 Un nouvel orage approchait, ses roulements se précisaient. Je jubilais ! La plante de mes pieds recommençait à picoter ! Mais l’obsession du laser revenait me hanter. Mes pensées tournaient en boucle.

 — Non, c’est le point rouge qui me tracasse. Un point rouge d’une telle intensité, ça fait froid dans le dos. Avec ça, le sommeil ne vient pas. Je vais être frais, moi, demain ! Quand même, je devrais grimper jusqu’au monument interallié vérifier si l’entrée de la tour n’a pas été forcée. Ça serait une preuve. Oui, mais, si le tireur se tient dans les parages et qu’il remarque mon manège : il saura que c’est moi qu’il a aperçu dans sa lunette et il comprendra que je me doute que quelque chose se prépare. Il se sentira obligé d’agir. Il épaulera son arme, visera entre les deux yeux et BAM ! adieu bibi… Non, il vaut mieux faire le mort, c’est préférable que de l’être tout à fait ! Mais, s’il est là pour buter quelqu’un et que je ne fais rien pour empêcher cela : quel genre de type serais-je ? Misère de misère ! Qu’est-ce qui m’a pris de lever ce foutu volet ? Je devrais quand même aller voir avant que l’orage éclate. De toute façon je ne pourrai pas me rendormir. Ça me tracasse trop cette affaire-là !

 J’avais consulté Google Earth pour trouver le trajet le plus court. À mi-chemin, j’avais découvert un sentier carrossé par d’anciens pavés de grès qui remontait tout droit à travers la colline de Cointe vers le Mémorial. La rue des Cailloux qui commence, en bas, par une série de marches en pierre.   Dans ma déréliction, je soliloquais encore.

 — Six-cents mètres de l’appart au raccourci. Deux-cent-soixante pour la rue des Cailloux. En haut, je tombe sur la Bergerie que je connais, reste un peu plus de cent mètres jusqu’à la tour : dénivelé, environ une soixantaine de mètres. Moins d’un kilomètre : à pied, ça peut le faire sans problème. Je m’habillai, pris mon portefeuille et me lançai dans l’aventure, comme Haroun Tazieff à l’assaut d’un volcan en éruption. En fait, seule ma tête était en ébullition !

 J’allai bien vite m’en mordre les doigts… Patience…

 Il était presque trois heures du matin et pourtant il y avait toujours des bagnoles qui passaient sous le viaduc. L’ouvrage de plus de cent mètres de large supportait une dizaine de voies de chemin de fer au-dessus de ma tête. Les pneus chuintaient et les moteurs grondaient : une rumeur que réverbéraient les parois du tunnel.

 Après les chaleurs de la journée, la température devait encore flirter avec les vingt, vingt-deux degrés. À part les circonstances qui m’avaient jeté sur cette route, c’était donc une promenade plutôt agréable. L’axe principal laissé derrière moi, je n’avais plus rencontré d’âme qui vive. Mis à part quelques chats en vadrouille, le quartier sommeillait. J’arrivai vite en bas de la rue des Cailloux. Sa pente s’écoulait de la dernière ondée et les rigoles glougloutaient sans hâte.

 Tout à coup, je ressentis le besoin de pisser.

 La voie était parfumée d’humus mouillé. Je m’enfonçai dans l’obscurité des arbres, peuple silencieux de la colline. Sous mes semelles, je sentais les pavés rebondis, de vieux blocs érodés, polis par les eaux pluviales et le passage des usagers. Je ne savais pas depuis combien de temps ce sentier existait : de toute évidence des lustres.

 Enfin, après avoir gravi la pente raide, je débouchai devant l’entrée de la Bergerie. De nombreuses voitures stationnaient dans la cour. De la musique s’échappait des portes ouvertes. Peut-être un banquet. La nuit de samedi à dimanche s’écoulait sans se presser. La célébration d’un mariage ? Je consultai ma montre : trois heures quarante. Eh ben ! elle durait la fête…

 Je perçus des éclats de voix. Un mot : putana, et le claquement d’une gifle. Une jeune femme se précipita en criant dans ma direction. Vêtue de rouge, on aurait dit un ange déchu. En quelques secondes, elle s’agrippa à mon bras pour virevolter dans mon dos. Un type en costar avec une fleur blanche à la boutonnière la poursuivait au pas de course. Avant de comprendre quoi que ce soit, son poing s’écrasa sur ma figure. Il poussa un cri de douleur en se tenant la main. Moi, je vis des étoiles tournoyer dans l’obscurité. Il revint à la charge pendant que la donzelle hurlait de toutes ses forces. Je sentis ses ongles s’enfoncer dans le gras de mes épaules. J’esquivai le second coup. L’agresseur s’étala de tout son long dans l’eau souillée de boue. De toute évidence, il allait cuver là par terre.

 Deux gars avec des airs consternés arrivèrent à sa hauteur et l’empoignèrent. Un troisième se confondit en excuses. Je n’avais pas encore remarqué que mon nez pissait le sang. Lui et la dame en rouge m’emmenèrent à l’intérieur. Dans mon dos, le type vociférait des putana tant qu’il pouvait.

 On m’apporta une chaise. La jeune femme commença à tamponner ma blessure avec une serviette. Ses yeux brillaient de larmes contenues. Un visage d’une beauté méridionale à couper le souffle. Ses pupilles noires dévoraient l’espace de ses traits. Je ne pouvais m’empêcher de porter mon regard sur la naissance de ses seins qui semblaient généreux et fermes. Je me mis à imaginer des interdits comme un ado ! Nous, les hommes, sommes quand même incroyables ! À croire que nous ne possédons qu’un seul neurone en prise directe de la tête à la queue !

 La voix d’un invité, un bonhomme d’un certain âge, me détourna de ce paysage sublime :

 — Scuse, scuse… Il est soul, il ne sait pas ce qu’il fait. Il faut le pardonner. C’est l’émotion…

 Je grommelais, tout de même, afin qu’il comprenne que j’avais un mal de chien, que ce n’était pas très charitable de la part du gusse en question…

 — Vous allez porter plainte ? demanda l’ange déchu.

 Je secouai un non de la tête. Je ne voulais pas paraitre mesquin devant cette créature de rêve.

 — Moi, à votre place, je le ferais. Que ça lui serve de leçon à ce fils de pute !

 — Giulia ! s’indigna le pépère.

 — Ah ! papa, mêle-toi de tes affaires !

 Elle se tenait assise sur les talons et nettoyait ma blessure en trempant le linge dans un seau à champagne qu’on venait de lui apporter. Ses hanches paraissaient si accueillantes. Misère de misère !

 Un quart d’heure plus tard, j’agitais un verre de whisky, en grande conversation avec un essaim de femmes de tout âge devant les regards noirs, chargés de haine du type écroulé sur une chaise : mon agresseur.

 En moins de deux heures, je m’étais découvert deux ennemis mortels : l’homme au laser et ce mec !

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