Chapitre 30

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Deux mois avaient passé. Au dehors l’hiver battait son plein. Les premiers flocons étaient tombés trois semaines auparavant et avec eux un froid glacial s’était installé dans la prison. Heureusement le sous-sol gardait un peu de chaleur, mais il faisait tout de même frisquet dans la triste pénombre des cellules. Prostrée sur le sol depuis plusieurs heures, ses jambes ramenées contre elle, les yeux perdus dans le vague, Eldria attendait patiemment sa seule petite attraction de la journée. Ses cheveux et sa peau étaient sales, et ses os commençaient à saillir à différents endroits de son corps. Depuis qu’elle était ici, elle devait avoir perdu pas loin de dix kilos. Elle se sentait faible, et la récente vague de froid l’engourdissait de plus en plus. Heureusement, elle ne devrait pas tarder...

Chaque jour, elle luttait pour ne pas sombrer dans la folie. Entre ces murs, le temps n’avait jamais paru aussi long. A l’aide d’un petit galet, elle avait gravé sur la pierre un trait pour chaque jour passé en ce lieu maudit. Sans ces sommaires inscriptions qui l’aidaient à garder une idée du calendrier, elle aurait sans difficulté pu penser qu’au moins un an s’était écoulé. Pour ne pas perdre la tête, elle se raccrochait sans cesse à ses meilleurs instants à la ferme de Soufflechamps, à sa famille, à ses amis, à Jarim... Elle aurait tout donné pour remonter dans le temps et revivre cette dernière soirée en sa compagnie. Pour s’enfuir avec lui loin de la guerre et de ses conséquences. Pensait-il lui aussi à elle ?

Le bruit familier de la grille au bout du couloir central l’extirpa brusquement de ses rêveries. Elle arrivait, son seul et maigre îlot de compagnie dans l’océan de solitude au sein duquel elle dérivait chaque semaine six jours durant. Eldria se releva péniblement, ses membres affaiblis et endoloris peinaient de plus en plus à la soutenir. Elle s’approcha de la grille. La jeune servante – portant comme chaque jour un plateau sur lequel étaient disposés un peu de pains, quelques légumes disparates et un grand bol d’eau – arriva à son niveau.

– Bonjour Naïs, lança faiblement Eldria en s’éclaircissant la gorge, n’ayant pas prononcé un mot depuis vingt-quatre heures.

– Bonjour Eldria, répondit la jeune fille d’une petite voix, comme si elle ne voulait pas qu’on les entende.

Elle la jaugea de haut en bas en haussant un sourcil.

– Ça n’a vraiment pas l’air d’aller aujourd’hui, reprit-elle, visiblement concernée. Encore moins qu’hier...

– Je vais bien, éluda Eldria. Alors, comment elle va ?

Naïs, pas convaincue, la fixa encore quelques instants, puis finit par déposer le plateau au sol et à le faire glisser par la petite ouverture qui était aménagée dans la grille.

– Salini va bien. Elle dit qu’elle a hâte de te revoir demain. Mais elle s’inquiète pour toi... Je lui ai dit que tu avais l’air de plus en plus faible.

Eldria s’accroupit difficilement et attrapa nonchalamment le quignon de pain, qu’elle se força presque à manger. Elle n’avait pas plus faim que ça.

– Je vais bien, répéta-t-elle, passablement agacée.

Ces dernières semaines, à force d’effort, elle avait réussi à engager la conversation avec cette jeune servante, prénommée Naïs, qui venait lui apporter de quoi se nourrir tous les jours. Elle avait ainsi pu apprendre que c’était une orpheline Eriarhi de seize ans. Blonde, un peu plus petite qu’elle, elle avait été prise en charge par l’armée de l’Empire dès l’enfance. Aujourd’hui, elle pouvait manger et dormir sous un toit en échange de ses services rendus. Même si le travail était difficile, c’était toujours « mieux que de vivre sous un pont » disait-elle.

D’ordinaire, elle avait pour ordre strict de ne pas adresser la parole aux prisonnières. Elle n’était même pas censée savoir que lesdites prisonnières étaient en fait prostituées de force par ceux-là même qui l’employaient. C’était lorsqu’Eldria lui avait énoncé les raisons de son incarcération qu’elle avait daigné engager la conversation. Les larmes lui étaient montées aux yeux quand elle avait appris la dure vérité sur celles qu’elle nourrissait tous les jours. « On me disait que vous étiez de dangereuses délinquantes, que vous aviez commis des actes horribles et que c’est pour ça que vous étiez enfermées. » avait-elle expliqué ce jour-là. « Jamais je n’aurais imaginé une seconde la vérité sur cet endroit. Tout est tellement tenu secret... »

Naïs s’accroupit de l’autre côté de la grille et cala son front entre deux barreaux. Elle regarda Eldria manger, l’air compatissant.

– Alors, quelles sont les nouvelles dehors ? demanda cette dernière après avoir entièrement vidé son bol d’eau.

La jeune servante hocha la tête en signe de dénégation.

– On ne sait pas vraiment. D’après les bruits qui courent, l’armée du Val-de-Lune est totalement dispersée mais quelques poches de résistances mènent la vie dure à nos... Enfin je veux dire aux troupes d’Eriarh. Pour l’instant c’est en statu quo.

Eldria continua de mâcher doucement la mie de son pain, les yeux perdus dans le vague. Elle entretenait le mince espoir que Jarim, l'oncle Daris et Yorden faisaient partie de l’une de ces poches de résistance. Ensemble. Mais à mesure que les jours passaient, elle y croyait de moins en moins.

– Oh, reprit Naïs. J’ai aussi entendu un soldat qui parlait de choses importantes l’autre jour. Un Colonel je crois. En tous cas quelqu’un de haut gradé. Il parlait d’une "grande opération" qui aurait apparemment bientôt lieu. Mais je n’ai pas réussi à en savoir plus.

Eldria haussa un sourcil en apprenant cette information. De quoi cela pouvait-il bien s’agir ? Quoiqu’il en fût, par expérience au sein de cette prison elle savait que cela n’augurait rien de bon.

Naïs ne put rester avec elle plus longtemps sans prendre le risque d’éveiller les soupçons. Elle la salua avant de s’éclipser rapidement. Eldria savait qu’elle ne la reverrait que le lendemain. Après sa sortie hebdomadaire…

A force de ne manger et boire qu’une fois par jour, son estomac s’était habitué à attendre. Bien sûr, le fait de ne faire aucun exercice et de rester recroquevillée sur sa paillasse la majeure partie de la journée devait aider à ne pas ressentir la faim. Elle avait maigri, elle s’en rendait compte, mais cela lui importait peu ; comme si son corps ne lui appartenait plus. Comme si les conséquences ne la concernaient plus. Petit à petit, elle se laissa happer par la torpeur qui l’habitait désormais pratiquement chaque heure de chaque jour, s’oubliant même parfois lorsqu’elle n’avait pas la force de se traîner jusqu’au trou malodorant qui lui servait de toilettes depuis plusieurs semaines déjà.

Le jour se coucha, puis se leva sans qu’elle ne bouge. Elle ne savait pas si elle avait dormi. Le garde qu’elle voyait chaque semaine tambourina contre la grille.

– Dépêche-toi de te lever ou c’est moi qui viens te chercher ! vociféra-t-il à son attention.

C’est à peine si elle l’entendit. Doucement, elle se redressa sur ses genoux, puis sur ses jambes engourdies par le froid et la fatigue, ses cheveux crasseux lui retombant devant les yeux. Elle peina à trouver l’équilibre. Chaque jeudi, c’était de plus en plus difficile de se tenir debout.

Suivie de près par le militaire et tel un fantôme, elle flotta dans les dédales la menant à la salle de bain. Et surtout à Salini. C’était cette perspective seule qui l’avait faite se lever. Elle connaissait le chemin par cœur. Droite, droite, gauche, tout droit, puis encore à droite... Le garde n’avait même plus à la guider, elle savait où aller. Pourtant, à un croisement :

– On tourne ici, lança-t-il d’un ton ferme.

Elle s’interrompit.

– Mais... commença-t-elle d’une voix faible.

Elle savait que pour se rendre à leur destination, il ne fallait pas tourner. La salle de bain n’était plus qu’à quelques mètres à l’autre bout de ce corridor. D’habitude pour s’y rendre, ils prenaient tout droit.

– Pas de discussion, répliqua l’homme. Exécution.

Elle se tourna dans sa direction d’un air résigné. Son ton était dur et ne laissait pas place à la négociation. Que se passait-il ? Elle n’avait encore jamais emprunté ce couloir mal éclairé, au fond duquel était aménagée une unique porte. Anxieuse de ne pas pouvoir retrouver Salini, elle poussa un soupir et s'y engagea doucement sans savoir ce qui l’attendait.

Il était peu probable que le garde qui l’escortait tente quoique ce soit sur elle. Cela faisait plusieurs semaines qu’il la sortait de sa cellule sans incident et pratiquement sans un mot. S’il avait été intéressé, cela ferait longtemps qu’il aurait eu l’occasion d’abuser d’elle. Et quand bien même aujourd’hui en particulier il aurait des vues sur elle, était-ce si grave ? Elle savait très bien qu’elle était en sursis depuis sa capture. C’était déjà un miracle qu’elle n’ait pas encore été forcée à aller jusqu'au bout. Avec tout ce qu’elle avait eu à endurer, elle se sentait si dégradée physiquement et psychologiquement qu’elle n’aurait plus la force de se battre. Elle fermerait simplement les yeux et se laisserait faire. C'était de toute façon inévitable. Peut-être arriverait-elle à tomber dans une sorte de léthargie quand la chose aurait lieu...

Un petit panneau à côté de la porte indiquait "Réserve". Derrière celle-ci, un autre couloir sombre donnait sur plusieurs autres portes sur lesquelles étaient gravés "Linge", "Torches et huile", "Munitions"...

Au milieu du couloir se tenait un homme casqué en armure complète. Eldria reconnut l’accoutrement militaire comme étant celui des soldats ayant participé au viol et à la torture publique de la prisonnière qui avait tenté de s’échapper deux mois auparavant, et dont elles n’avaient plus eu de nouvelles depuis. A une époque cela l'aurait faite paniquer mais aujourd'hui elle n'en avait cure. Elle voulait que tout cela s'arrête. Elle regarda tout autour : il ne semblait pas y avoir d’autre issue que celle par laquelle son accompagnateur venait de la pousser.

L’homme les regarda approcher, ses pupilles s'attardant longuement sur Eldria au travers des fines ouvertures de son heaume.

– Tu es sûr de ce que tu fais ? demanda le garde derrière elle à son comparse, qui semblait de toute évidence les attendre. Tu sais bien qu’on n’a pas le droit de toucher aux filles...

L’homme casqué fit oui de la tête.

– Si je me fais gauler alors que je t’ai aidé, ça risque de me coûter très cher. Alors après ça on dit qu’on est quitte, d’accord ?

Nouvel hochement de tête de l’homme casqué.

– Ok, je vous attends dans le couloir.

Il tourna les talons.

– Et fais vite, sans laisser de trace hein ? ajouta-t-il en refermant la porte derrière lui, laissant Eldria seule, hagarde, avec l’homme en armure.

Fatiguée, plus faible que jamais, elle était restée plantée là, telle une plante pratiquement fanée au milieu de ce couloir sans fenêtre maigrement éclairé par une torche en fin de vie. L’homme casqué n’avait toujours pas prononcé le moindre mot. Sans ménagement, il lui agrippa l’avant-bras et la conduisit dans une des réserves attenantes, verrouillant la porte derrière eux. Elle se laissa faire.

C’était une petite pièce, à peine plus grande que sa cellule, très faiblement éclairée par un unique vasistas crasseux près du plafond à l’opposé de l’entrée. Contre le mur du fond trônait un vieil établi poussiéreux à côté de deux imposants tonneaux en bois. Des étagères, sur lesquelles étaient déposés plusieurs centaines de torches inutilisées, avaient été aménagées sur les murs tout autour. Une forte odeur d'huile embaumait l'endroit.

Le soldat la prit de nouveau par le bras. Sa forte poigne au travers de ses gants métalliques lui fit mal, mais elle ne protesta pas. Cette fois-ci il la força à s’assoir sur l’établi. Ses pieds ne touchaient plus le sol. Elle vécut la scène comme dans une sorte de rêve. C’était comme si tout était distant et lent. Elle n’avait même pas l’impression d’être là.

Finalement, l’homme se décida à ôter son heaume. Lentement, il défit la lanière sous son cou, et retira la pièce d’armure. A ce moment précis, à la vue du visage qui lui faisait maintenant face sans artifice, Eldria sentit qu’elle devrait avoir peur. Le soldat blond, celui-là même qui avait tenté de la violer avant d’en être empêché, la dominait de toute sa hauteur. Une vilaine balafre – certainement le vestige du violent coup de chaise que lui avait asséné Dan – courrait désormais du haut de son nez jusqu’au sommet de son crâne, lui donnant un air encore plus dur qu’à l’habitude. Ses yeux noirs transpercèrent les siens alors qu’un sourire mauvais se dessinait sur ses lèvres.

– Coucou poupée. J’espère que je ne t’ai pas trop manqué, railla-t-il d’une voix rauque.

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