26 - 6 - 2 - Dans l'eau, Brute.

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– Certainement pas ! objecta Brute.

– Certainement pas ! protesta la Commandante.

<< – Quelle idée fantasque ! J’ai hâte de voir le résultat de cette collaboration. >> approuva la Générale.

– Vous n’y pensez pas, Générale ! Elle fera tout pour nous nuire ! s’y opposa la Commandante.

– Vous ne m’y obligerez pas ! Et ne pensez pas que je ne pourrais pas me retourner contre vous ! s’insurgea Brute.

– As-tu fini, triple idiote ?! Entre butés, pour sûr, tu te serais entendue avec Second ! intervint le Capitaine.

– Je ne vous permets pas, et j’ai tout autant de triple pour vous : pirate étranger, humain inculte, sauvage mortel ! s’emporta Brute.

<< – Commandante, fais-lui comprendre ce qu’est la mort, rappelle-lui que nous sommes, tant que je n’ai pas autorisé le contraire, dans le même clan, fais-la réfléchir, et surtout fais-la taire ! >>

– À vos ordres, je m’en vais m’occuper d’elle et de son côté pénible.


La Commandante claqua alors des doigts. Brute convulsa aussitôt :

– Argh… argh… aarrgghh…


Le Capitaine, interloqué par les étranges sons produits par Brute, la fixa sans comprendre. Il la vit se comprimer le crâne, saisir son bandana jaune, porté sur sa tête façon ruban – vous vous souv'nez que toutes les femmes ont un fameux bandana jaune autour de la tête, hein ? Oui ? Parfait alors – , et de toutes ses forces essayer de l’arracher.


– Mais… cessez ! l’exhorta le Capitaine.

– Dois-je cesser ?

<< – Il te le demande, cesse. >>

– Oh, vous n’êtes pas joueur, Capitaine, se désola la Commandante.


La Commandante reclaqua des doigts. Brute se relâcha la tête, ses yeux se révulsèrent, son nez se mit à saigner. Elle coula.

<< – Désormais, vous êtes maître de son sort, Capitaine. >> lui signifia la Générale.


Le Capitaine n’hésita pas, s’élança dans un crawl parfait – un, deux, trois mouvements puissants de bras, expiration sous l’eau, inspiration sur le côté ; un, deux, trois mouvements en allant chercher bien loin, expiration sous l’eau, inspiration de l’autre côté. Sans oublier des petits mouvements avec les pieds bien tendus ; on s’aide du bassin et faut qu’ça tire dans les cuisses et les mollets. Oui, je sais, j’aurais pu, et aurais aimé, êt'e maîtresse-nageuse –, plongea, attrapa Brute et la remonta à la surface. Ceci fait, il s’en plaignit :

– Je ne veux pas et ne suis pas maître-nageur ! Je ne vais pas passer ma vie à sauver tout le monde de la noyade !


Brute, exténuée, apeurée, s’essouffla.


– Me laisseras-tu t’aider ? demanda le Capitaine.


Brute hocha la tête, faiblement, de haut en bas.


– Bon, je vois que ce n’est pas la grande forme, je te conseille de prendre la position sur le dos et les bras en croix, pour te laisser flotter et récupérer tes esprits, réitéra-t-il une nouvelle fois.


Brute, bien que sachant ce que cela signifiait, obéit. Le Capitaine l’aida à se coucher sur l’eau – façon planche, toujours, j’crois qu’à force tout l’monde a bien compris ! – une main sous la nuque… l’autre sous les fesses.


– Nous la laissons en vie, pour l’instant, elle vous sera fidèle, puisqu’elle ne nous l’est plus ! gronda la Commandante.

– Je ne… veux… pas, vous être fidèle… Capitaine, réussit à dire Brute.

– Tu me tiens toujours pour responsable de la mésaventure de Second, n’est-ce pas ?

– Et… vos propos… honteux… scandaleux !

– Contrairement à ce que tu peux bien penser, Brute, dans ta petite cervelle de moineau tempétueux, je l’ai défendu de mon mieux. Pour commencer, recommençons depuis le début.


Quoi ? Bien sûr qu’on va faire une p’tite récapitulation ! C’est que l’Capitaine n’a pas encore eu l’loisir de donner sa version. Moi j’la connais la vérité, vous aussi, j’viens d’vous la raconter, mais la Commandante, Brute et la Générale, elles ne savent rien du tout ! Elles doivent croire qu’il est tout bêt’ment tombé à l’eau, pire, Brute pense peut-être que c’est Second qui l’a secouru ! Non, va bien falloir qu’il éclaircisse tout ça.

Quoi ? Comment ça quelle en est l’utilité pour l’histoire ? Mais dans quel monde vous vivez ?! Le monde est administratisé ! Un truc comme ça. De nos jours, tout est procédural ! Tout se doit d’être noté, rapporté ! Et on n’se lanc’ra pas aujourd’hui dans une révolution, on n’va pas tout chambouler ! Le Capitaine fera sa récapitulation, un point c'est tout.


Navrée de devoir subir une répétition verbale – tiens, un peu comme vous –, Brute s’affaissa. Le Capitaine, bienheureux, raffermit sa prise. La Commandante, de son côté, soupira et rechigna :

– J’ai cette forte impression, tenace, fâcheuse, que nous allons en prendre pour quelques minutes de plus.


Décidément, on dirait qu’ça emmerde tout l’monde ! Dites-vous que c’n’est pas non plus la mort !


– Vos histoires… ne m’amusent plus, je suis libre, je n’ai pas… à les endurer… TUEZ-MOI ! hurla Brute pour finir.


Ah, pour Brute si, apparemment.


– Ne sois pas si pressée, profite, respire, tout arrivera à point nommé, philosopha le Capitaine.


La Commandante, lassée, mais dans le fond un brin amusée, pouffa, se mit à l’aise, s’assit sur le bastingage et réalisa son oubli :

– Puisque tout cela va prendre un temps certain, Capitaine, permettez-vous que je libère mes, méritantes, fidèles et obéissantes, femmes ? Elles n’ont pas à subir l’affront de Brute et votre papotage incessant.

– Avez-vous réellement besoin de ma permission ?


La Commandante gloussa en guise de réponse. Le Capitaine s’en contenta :

– Allez-y, bien entendu, les pauvres, je vois que leur fardeau commence à être bien lourd. Qu’elles se mettent à l’aise, et permettez-leur d’être les témoins privilégiés de mon histoire.


Les femmes reposèrent le cadavre de Second au sol ; dans un boum sonore. Brute s’emporta :

– Il mérite… du respect ! Et vous, n’usez plus… plus jamais, du terme de fardeau en parlant de mon Second !

– Oui, oui, oui, ou sinon tu vas t’énerver, crier à la justice, à l’injustice, en appeler à la liberté, délier tes chaînes, renier tes origines et invoquer la mort. Tout ça pour un nigaud arrogant, impétueux, qui n’a su mesurer les conséquences de ses dires ! Oh, quel pauvre imbécile, il s’est tenu là, tout raide, à ne plus savoir où se mettre et, fier, il a fallu qu’il explose ! Malheureusement, aussi bien moi que toi n’avons pas eu le temps de refréner ses ardeurs. Foutu Second, foutue toi ! Brute, tu peux me déclarer coupable de bien des méfaits, mais repenses-y, et rejoue-toi la scène dans ta petite tête d’écervelée, tu verras alors que tu n’es pas innocente et pas absoute de toutes responsabilités quant à sa mort !

– Je…

– Tu ?! Pour qui, vers qui, a-t-il projeté, expulsé, sa semence nauséabonde jusqu’à en rendre son dernier souffle et t’en donner la nausée ?!

– Je…

– Tu, oui toi ! Toi, pour toi, la femme servile, asservie, une parmi d’autres, insignifiante, devenue quelqu’un car renommée Brute ! Une brute qui s’est trouvée un cœur et qui sur un regard, une parole murmurée, susurrée, a fait battre le sien ! Ce pauvre idiot est mort pour t’impressionner. Toi et personne d’autre, que tu le veuilles, l’acceptes ou t’en défendes. Toi, pour toi, pour personne d’autre.

– Non…

– Condamnable, blâmable, punissable. Coupable ! La Commandante a rendu un verdict, j’en rends un autre !

– Vous…

– Je n’ai pu intervenir sur la sentence, techniquement c’est ton, votre, son bateau, feu les paroles de Second. Mais cet océan est techniquement notre, je suis pirate, je le déclare même mien, et de ton écoute, de ta réflexion, de ta décision dépendront la suite.

– Mon amour l’a piégé, je mérite la mort, vous avez raison.

– Oui, je te donne raison, j’ai toujours raison, approuva-t-il pas peu fier.

– Et voilà qu’elle vous donne du crédit ! Voilà qu’elle vous encense, comme si vous en aviez besoin, se lamenta la Commandante.

– Y trouvez-vous à redire ?

– Non, vous avez… la Commandante chercha.

– Raison ! Ne cherchez pas, c’est le mot adéquat !

– Soit, raison.

– Redites-le, voir.

– Vous avez raison, se prêta au jeu la Commandante. Sans toi, Brute, nous serions en train de vivre en harmonie, naviguant en couples heureux vers notre destinée.

– Vous êtes aussi responsable que moi ! détonna Brute perturbée par les propos accusateurs.

– Oui ! Tout autant que toi ! Autant que : TOI ! répliqua la Commandante.


Brute resta pensive, la Commandante ne lâcha rien :

– Excepté que moi, je ne suis pas tombée amoureuse de ce simple-d’esprit. Ton amour, ton amour lancé à la volée, exprimé, lui a tourné la tête. Ton amour l’a fait chavirer. Ton amour l’a poussé à la folie. Ton amour ne m’a pas laissé le choix. Ton amour l’a tué. Ton amour, celui de personne d’autre, que tu le veuilles, l’acceptes ou t’en défendes. Ton amour, pour lui, celui de personne d’autre, l’a tué. Tu as tué ton amoureux ! enfonça-t-elle le clou.

– Non, non, vous aviez le choix, voulut croire Brute.

– Tu connais nos règles, notre rigueur, notre discipline, et nos châtiments. Je n’avais pas le choix. Toi, Brute, tu avais le choix de le prévenir, de l’avertir, de l’assagir. Tu l’as voulu courageux, fougueux, vertigineux. Il t’a fait honneur, mais ce que tu as voulu en faire, ce que tu l’as poussé à faire, à dire, l’a tué.

– Je… mon désir, cupide… je l’ai tué, je vous ai poussée à le tuer. Oh, tout ceci est ma faute, sanglota Brute.


Mes p’tits pirates, sachez qu’il est bon, des fois, de laisser couler quelques larmes.


– Dans ma bonté, clémente que je suis, et puisque tu reconnais tes fautes, même impardonnables, je te gracie et te laisse vivre.


Le Capitaine se racla la gorge pour rappeler sa présence :

– Hum, hum, excusez-moi, j’en étais au « techniquement c’est mon océan »… Vous vous greffez à mon réquisitoire – discours, ça ira bien pour vous – et m’en volez les honneurs !


Pour changer, la Commandante soupira :

– Pfff, vous venez de gâcher ce moment unique et solennel ! Je disais donc, Brute, que de mon côté, je te laisse vivre.

– Mais ? anticipa le Capitaine.

– Comment ça "mais" ? s’étonna la Commandante.

– N’y-a-t-il pas de "mais" ? trouva étrange le Capitaine.

– Néanmoins…

– Ah !

– Nonobstant…

– Très drôle. Très, très, drôle ! Usez du "mais" et poursuivez !

– Mais toutefois….

– Argh !

– Qu’ai-je dit ?

– Poursuivez ! répliqua-t-il sans autre réponse.

– Cependant…

– Vous m’énervez, le savez-vous ?

– Mais, comme j’ai dû, à mon grand déplaisir, infliger une sentence au regretté Second,
je me dois de passer la main au Capitaine pour qu'il prononce la tienne. Cela vous convient-il, Capitaine ?


Le Capitaine se gratta la barbe et, peu enclin à vouloir tergiverser, prononça un franc :

– Moui.

– Je… je ne sais plus où j’en suis, se reprocha Brute, perdue et émue.

– Pauvre Brute, ton étoile est changeante, à peine de retour chez nous et tout bascule.

– Si vite, si soudainement, en convint-elle.

– Laisse-moi t'orienter, sans arrière-pensée et en toute bonté, pour ce qui me reste de temps à être ta commandante.


Brute, submergée par ses pensées, inclina la tête, déjà prête à suivre, tel un ordre donné, ce qu’allait lui conseiller la Commandante :

– Tu ne resteras et ne reviendras pas avec nous ; ta vie est dorénavant ailleurs. Trop mauvais exemple pour les autres femmes, tu es devenue une entêtée, une amoureuse dissidente et rebelle. Si tu restais, tôt ou tard je devrais me débarrasser de toi ; ce qui signifie, tu le sais, la mort. Je te laisse sauve et à ton égard, pour ton bien, pour ton avenir, je prononce l’exil.

– L’exil, répéta-t-elle sous le choc.

– Euh, je n'y comprends plus rien, n'est-ce pas moi qui devait prononcer la sentence ?

– J'y viens ! Je supervise.

– Oh… parce que bien entendu j'ai besoin d'être supervisé, bougonna le Capitaine.

– Les femmes seront satisfaites de mon indulgence, je n’y perds pas la face. Tu y gagnes et j’y gagne. Ne reste pas seule, les autres clans ne t’accueilleront pas et les Ivoires te massacreront sans pitié, même repentie. Pars donc avec le Capitaine, comme il te l’a proposé – s’il n’a pas changé d’avis –, tu représenteras Second, sa mémoire, ainsi tu ne l’auras pas fait mourir pour rien. Le Capitaine a perdu un second, il gagne une seconde. Un pour un, la règle sera respectée.

– Mais… et notre Générale ?

– Ne t’inquiète pas de la Générale, ici notre Princesse, tu l’as entendue comme moi, elle a hâte que tu acceptes.

– Je ne sais pas, je… tout va si vite.

– Vois-tu une autre possibilité ? As-tu le choix ? Tout le monde y trouve satisfaction, tu vis, tu restes dans nos cœurs, pour nous tu conseilleras notre champion, qui t’accueillera à bras ouverts.

– Je ne sais pas, je…


Pour changer, le Capitaine eut quelques petites choses à ajouter :

– Oh, sûr, pour sûr, sûr que tu ne sais rien du tout ! Ça c’est sûr ! Alors écoute ce que j’ai à te dire :

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