26 - 7 - Dans l'eau, rappel

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Brute ne broncha pas, prête à écouter elle s’abstint de tout commentaire, inclina la tête sur le côté et continua de faire la planche – oui, oui, je rappelle qu'elle est toujours dans l'eau. Le Capitaine, en quête d’attention, lui pinça les fesses :

– Aïe, mais ça ne va pas ?! se scandalisa-t-elle tout en s’écartant.

– J’aime à voir que tu vas mieux, mais je n’en doutais pas. Entre nous, ne restais-tu pas allongée parce que…

– Ne dites rien, n’imaginez rien, je récupérais, je subissais, mon crâne me fait souffrir, merci de votre aide. Maintenant, je peux bien attendre deux minutes et être attentionnée. Soyez convaincant et peut-être que…

– Que je pourrai à nouveau te pincer les fesses ?

– Touchez-moi à nouveau les fesses et vous perdrez votre main !

– Je me contenterai donc de tes seins.

– Non mais ça ne va pas ! Ne pensez-vous qu’à ça ?

– Pas que.

– Puisque vous mentionnez le sujet, de queue, si vous me pelotez à nouveau, vous n’en aurez plus !

Oui, c’est bien c’que vous comprenez, Brute menace de l’émasculer. De lui couper l’kiki ! Mais non, pas l’cou ! Le pénis, le sexe, le zizi ! Voilà, vous comprenez mieux ?!

Ah oui, chose est sûre ça doit faire mal ! En même temps, petits garçons, on a d’jà évoqué l’sujet mais je rappelle que toucher les parties intimes d’une fille ça n’se fait pas ! Rappelez-vous, l’histoire des époques, des mœurs, des façons d’penser, etc. Quoi qu’il en soit, p’tits garçons, puis p’tites filles aussi, de nos jours on n’touche plus personne là où c’est privé !

Quoi ? Si maint'nant j'vais vous faire une leçon sur la passion amoureuse ? Non, mais… Mais d'où vous sortez cette idée saugrenue ?! Non mais ça n’va vraiment pas mieux vous…

– Ce serait fort dommage, gloussa la Commandante.

– Ne vous en faites pas, Brute n’osera jamais s’attaquer à un anaconda.

– Pfff, firent-elles en chœur.

Brute nagea sur quelques mètres afin de prendre un peu de distance avec le Capitaine. Il n’essaya pas de la retenir. Une fois prête, il recommença depuis le début :

– Je vous dois la vérité sur mon voyage.

– Hum, permettez-moi de vous demander : pourquoi ? Après tout, vous êtes là, le comment de votre voyage m’importe peu, déclara la Commandante.

– Euh…

Le Capitaine rectifia :

– Je la dois à Brute, pour la persuader et qu’elle puisse se décider en connaissance de cause, sans regret et avec certitude. Je vous la dois Commandante, pour votre exaltation, votre excitation, pour que vous puissiez m’admirer. Je la dois à la mémoire de Second, pour… sa mémoire. Je la dois à la Générale, pour qu’elle soit pleinement convaincue de son champion. À tous je vous la dois, la vérité !

– Rien que cela, douta la Commandante.

– Une fois révélée, jamais plus quiconque n’insinuera que j’ai été faible, ne pensera que j’ai été tenu en échec par une petite tempête, n’émettra le moindre doute sur mon sauvetage de Second. Le monde verra, saura, que le héros c’est moi et que Second me doit la vie !

– En même temps il est mort, rappela la Commandante.

Le Capitaine se rattrapa :

– Second me doit d’avoir pu vivre le grand amour avec Brute !

– Celle qui l’a tué, remémora Brute.

– Certes, certes, faudrait pas non plus que ça continue à plomber l’ambiance, un de perdu… tu connais la suite, Brute, dédramatisa le Capitaine – on dit un d’perdu, dix de r’trouvés, parce que, vous, je n’suis pas sûre qu’vous la connaissiez, la suite… De r’trouvés quoi ? Euh… euh… Pfff… moi j’perds le moral en tout cas.

– Je ne veux et n’aurais jamais d’autre prétendant. Il aura été et restera mon seul grand amour.

– Oh, une nonne pour seconde, me voilà bien.

– Je n’ai pas encore accepté, rappela-t-elle.

– Pure formalité. Au fond de toi la décision est déjà prise. Tu te dois de prendre la place de Second, tu le sais. Tu lui as brisé son destin, exceptionnel au demeurant, tu vivras ta vie pour lui, en son souvenir. Tu le lui dois, tu te le dois, tu le dois à ton clan, et surtout, tu Me le dois.

Brute ne renchérit pas et, au fond d’elle, se dit que le Capitaine n’avait peut-être pas tort – ou avait raison, comme vous préférez, ça r’vient au même. La Commandante sauta sur l’occasion :

– Cet argument est tranchant, convaincant, parfait ! Plus besoin de vérité, Brute accepte d’être votre seconde !

– Tutute, vous ne vous en tirerez pas comme ça ! Je me dois…

– Pourquoi s’infliger tant de devoirs ? le coupa la Commandante.

– J’ai cette énorme responsabilité de vous conter mes exploits, certifia le Capitaine.

– Énorme…

– Énorme ! Vous me verrez après sous un autre jour. Le Capitaine ponctua sa phrase d’un clin d’œil séducteur.

– Dois-je vraiment assister à cela ? soupira la Commandante.

Sans tenir compte de sa mauvaise volonté, le Capitaine enchaîna :

– Si je suis présent ici, dans l’eau, loin de mon bateau et près du vôtre, c’est ma volonté, digne d’une prouesse, d’une performance, d’un exploit… hors du commun !

– Et c’est parti… Alors vous allez donc nous dire que tout cela était prévu et tout à fait normal ? demanda la Commandante comme pour le défier de trouver une explication pertinente à sa situation.

– Figurez-vous que tout ça est prévu et tout a fait normal, assura avec aplomb le Capitaine, tout en ponctuant son affirmation de hochements répétés de tête.

– Qu’a à voir Second dans votre exploit ? demanda Brute surtout intéressée par ce sujet.

La Commandante laissa échapper du fond de sa gorge un petit rire narquois :

– Je ne doute pas que notre bon Capitaine lui ait déjà trouvé un rôle sur mesure, dans une explication bien farfelue. Rassure-toi, tu sauras tout, Brute, il ne nous fera pas grâce de tout garder pour lui.

– Je ne puis vous accorder cette faveur, car je suis, de plus en plus, peiné que vous doutiez de moi, Commandante.

– Vous êtes peiné ? J’ose espérer qu’un grand garçon tel que vous ne se mette pas à pleurer.

– C’est vous qui allez pleurer ! Des pleurs d’admiration, de béatitude, d’émerveillement !

C’en fut trop pour la Commandante :

– Arrêtons là, assumez votre mauvaise posture, avouez qu’avec Second vous avez tremblé, admettez que vous n’êtes pas le marin exceptionnel que vous pensez être et reconnaissez que la tempête vous a submergés ! Ne me racontez pas d’histoires, je ne suis plus une enfant !

Le Capitaine n’en démordit pas :

– Mais Commandante, il reste en vous une part d’enfant, certes cachée, qui aime les histoires. Les histoires vraies, héroïques, comme la mienne, et vous voulez l’entendre !

– Certainement pas.

– Certainement pas quoi ? D’enfant en vous ?

Le Capitaine se lissa la barbe, la scruta et réalisa son erreur :

– Il est en effet possible que votre côté sorcière ait mangé l’enfant en vous. Je vais réfléchir à la question. Quoiqu’il en soit et puisque vous aimez les histoires…

– Attention, les histoires de sorcières finissent toujours mal.

La Commandante ponctua sa phrase par un grand sourire qui dévoila, une nouvelle fois, ses belles dents blanches parfaitement alignées.

– Surtout celles avec, comme vous, de belles sorcières en héroïne, donc d’autant plus envoûtantes et dangereuses.

– Merci.

– Pour le "sorcière" ? De rien !

– Envoûtante, vous êtes déjà dans son filet ! Dangereuse, ne la sous-estimez jamais, prévint Brute.

– Merci, une première mise en garde digne d’une seconde, salua le Capitaine.

– Brute vous sera fidèle ; et gardera à l’esprit que nous œuvrons tous pour la même cause, rappela la Commandante.

Brute et la Commandante se soutinrent du regard, le Capitaine profita de leur silence pour dévoiler sa vérité :

– Figurez-vous que le voyage s’éternisant, je me suis décidé à dormir un peu comme vous me l’aviez suggéré, Commandante.

– Et c’est parti… se résigna la Commandante.

– Je suis tout ouïe, s'enchanta Brute en guise de rébellion.

– Ayant toute confiance en mon second, Second, je lui ai laissé la barre. Bien avisé, se sentant un peu fébrile, peu tranquille, il est venu me réveiller pour que je guide l’équipage et reprenne le gouvernail en main. Ni une ni deux, je me suis rendu à toute vitesse sur le pont. Et là, tout autour de nous, qu’ai-je vu ? Une toute petite tempête de rien du tout. Alors que nous la traversions sans encombre, que nous vous suivions, faisant d’ailleurs tout mon possible pour ne pas vous doubler, m’amusant à surfer avec le bateau, à monter et à descendre les vaguelettes, mais m’ennuyant quand même et trouvant le temps long, Second a proposé une fort judicieuse expérience. La vérité est qu’il connaissait mon petit faible : la nage parmi les vagues. Bien que trop petites et gringalettes, j’ai, je reconnais, voulu frimer et lui montrer tout mon talent.

– Il va nous dire qu’il a plongé… devina, dépitée, la Commandante.

– Ni une, ni deux, je me suis élancé d’un sublime plongeon, en triple salto vrillé ponctué d’une entrée impeccable dans l’eau. Second en fut subjugué, ébahi, admiratif. Altruiste, charitable, généreux…

– Abrégez.

– … j’ai voulu l’initier à mon loisir et, naturellement, lui ai proposé de venir barboter avec moi.

– Pfff, et je suis certaine qu’il a accepté, continuez.

– Mon Second aurait accepté cette folie ? douta Brute dans un froncement de sourcils.

– Il a accepté, ce qui pour lui a été, en effet, une folie.

– Comment fait-il pour avoir tant d’imagination ? demanda la Commandante à Brute.

– Commandante, il doit y avoir là un fond lointain de vérité.

– Exact Brute ! Mais inexact ! Ce n’est pas un fond de vérité, mais LA vérité ! affirma le Capitaine sans s’attarder sur le "lointain".

– Votre exagérée vérité, tempéra Brute.

– Votre vantarde vérité, rectifia la Commandante.

– La seule et unique vérité ! amplifia le Capitaine. Et vous me feriez plaisir en me laissant la terminer sans m’interrompre, mesdames.

– Oh, je vais faire mieux que cela, pour votre bon plaisir je vais la terminer pour vous, proposa la Commandante.

– Ne vous en donnez pas la peine, c’est mon histoire, mon vécu, Commandante, dit le Capitaine.

– Cela ne me gêne pas, bien au contraire, assura-t-elle.

– C’est mon histoire, moi seul l’ai vécue ! insista-t-il.

– Il suffit ! J’en ai une idée très précise, et mieux que la terminer, je m’en vais la reprendre, coupa-t-elle court.

Sachant qu’il n’aurait pas le dernier mot, le Capitaine râla :

– Puisque vous pensez tout savoir, que vous n’avez pas l’amabilité de me laisser finir, je vous en prie, allez-y, divaguez et inventez !

La Commandante se racla la gorge et s’élança :

– Vous êtes parti dormir et Second est venu vous réveiller dès le début de la tempête.

– Si c’est pour répéter ce que j’ai dit.

– Toujours endormi, probablement en plein rêve… rêviez-vous de moi ? fit mine de s’inquiéter la Commandante.

– Vous accaparez déjà ma vie depuis quelques heures, je ne vais pas non plus m’embarrasser de vous dans mes rêves !

– Ah ? Dommage, nous aurions pu partager nos fantasmes, fit-elle semblant de regretter.

– Hein ? Si, si ! Si, oui, j’ai rêvé de… le Capitaine s’arrêta et réfléchit deux secondes en apercevant le petit sourire de la Commandante. Laissez-tomber, vous me faites marcher, rêver de vous reviendrait à cauchemarder !

– Moi qui pensais vous plaire, je suis déçue. Pour vous je ne suis rien d'autre qu'un cauchemar… vous savez trouver les mots qui blessent. J’étais conquise, prête à me donner à vous et… s’arrêta-t-elle en s'essuyant les yeux.

– Vous ne savez vraiment pas parler aux femmes, Capitaine, vous êtes un goujat, n’avez-vous pas vu qu’elle vous aimait ? l’admonesta Brute.

– Je… mais… c’est une actrice provocatrice, rien d’autre !

– Rien d’autre ? Moi qui pensais être votre attitrée… peut-être devrais-je implorer la Générale pour qu’elle vous trouve une autre guide.

– Ne voyez-vous pas qu’elle est triste ? Excusez-vous, Capitaine !

– Un excellent conseil digne d’une seconde, Brute, approuva la Commandante.

– Non mais je cauchemarde, c’est un complot !

– J’attends, attendit la Commandante.

– Elle attend, attendit Brute.

Le Capitaine n’en crut pas ses oreilles et n’eut d’autre choix que de s’excuser :

– Je m’excuse, je me suis mal exprimé, vous m’avez mal compris. Je voulais dire que mes rêves de vous sont embarrassants, plus que conquise, vous m’y êtes soumise et complètement attitrée. Prête à tout me donner, je ne vous laisse pas tomber, car vous me plaisez, alors vous me guidez, mais je vous blesse, vous maltraite, vous en pleurez et implorez ! Trop tard, plus de place pour le partage, et n’avez plus qu’à attendre… la fin de mes fantasmes. Voilà, rêvez de vous, vous est cauchemardesque, c’est ça que je voulais dire.

– Euh… analysa Brute.

– Excuses acceptées, j’adore ! applaudit la Commandante.

– Je suis soulagé, se réjouit le Capitaine.

Allez, on n’s’éternise pas, on n’commente pas, considérez qu'c'était ça la passion amoureuse, on y r’pense plus et on poursuit la vérité d’la Commandante :

– Tout juste éveillé, grincheux, vous avez houspillé Second, peut-être même l’avez-vous violenté.

– Pour qui me prenez-vous ?

– L’avez-vous battu ? s’inquiéta Brute.

– Brute, n’écoute pas cette affabulatrice – cette menteuse – elle ne raconte que des fadaises – des mensonges.

– Vous avez traîné, peut-être un peu pétochard, pour aller affronter la tempête. Second vous a rappelé à vos obligations et, vaniteux, bien obligé, vous vous êtes dirigés sur le pont.

– Vaniteux, c’est nouveau ça !

Quelqu’un de vaniteux, c’est quelqu’un qui veut attirer l’admiration sur lui. Pas du tout l’genre du Capitaine, elle se trompe la Commandante, il n’y était pour rien si les autres l’admiraient !

– À l’extérieur, je passe sur la peur, la crainte, l’effroi, la frousse, la panique, l’anxiété…

– C’est bon, j’ai saisi l’idée !

– Soit. Épouvanté, vous n’avez eu d’autres choix que de vous rendre à la dunette et de saisir la roue du gouvernail – je n’vous r’fait pas l’cours, hein ? Sans ordre clair, sans directive précise, laissé à son triste sort, votre second, Second, inexpérimenté, a dû errer avant d’être emporté, pas marin pour un sou et bien incapable de rester sur le bateau, par une vague. Ou vaguelette, comme vous aimez à le dire. Constatant son absence, pourquoi comment, je ne le sais, peut-être gagné par une once de remord, vous avez jeté un coup d’œil par-dessus bord et l’avez vu en train de se noyer.

– À une ou deux expressions maladroites près, c’est relativement vrai, ne s’éternisa plus le Capitaine.

– Réagissant avec une bravoure morbide et peu de réflexion, vous avez sauté dans l’eau, et je dis bien sauté et non plongé.

– Si vous le souhaitez, abandonnons donc les vrilles et le salto.

– Une fois dans la tempête, essoré et ballotté par les vagues, vous vous êtes rendu compte de votre erreur : risquer votre vie pour un stupide matelot nommé par hasard Second. Pétrifié par cette triste réalité, vous vous êtes mis à prier un dieu quelconque pour qu’un miracle se réalise.

– Ne me regardez pas comme ça, poursuivez, ça ne sert plus à rien que je vous coupe, vous avez pris l’option "burlesque", alors poursuivez, se résigna le Capitaine.

– Dans l’incapacité de nager dans cette furieuse tempête, malgré ce que vous voudriez nous faire croire, vous avez été trimbalé et malmené.

– Vous vous répétez, ça en devient ridicule.

– Mais chose incroyable, invraisemblable, porté par votre chance, qui finira par tourner, les vagues vous ont mené jusqu’à votre Second ! Bien sûr tout ça en buvant plus de fois la tasse que vous n’avez bu d’eau durant toute cette année.

– Ah, ah. Pour votre gouverne, le rhum me désaltère beaucoup plus.

– Arrivé à sa hauteur, vous vous êtes cramponné à lui. Lui s’est agrippé à vous. Étreints tels deux misérables enfants horrifiés, alors que tout espoir devenait vain, une vague soudaine, magiquement bien venue, vous a ramenés contre la coque de votre bateau. Là, j’avoue, je sèche, je ne sais par quel moyen vous avez réussi à vous accrocher et ce qui vous a permis de rester-au dessus de la surface.

– J’ai usé d’une pointe de magie, Commandante, l'asticota le Capitaine.

– Heureusement pour vous, car vos pouvoirs sont limités, l’agonie n’a pas duré. La vague rouge est apparue. Vous l’avez imaginée fatale, vous avez donc une nouvelle fois dû prier, appeler votre chère maman, pleurer et mouiller plus encore votre pantalon.

– Je ne sais pas toi, Brute, mais moi je m’ennuie.

– Et la vague rouge, prévue et tout à fait normale à ce moment de la tempête, vous a percutés, sauvés, emportés et guidés jusqu’à notre monde.

– En somme un voyage bien tranquille, commenta le Capitaine.

– Et maintenant que je suis là pour vous repêcher, pour vous aider, vous devenez, hum… comment dois-je dire ? Embêtant, pour être polie, car vous essayez d’apparaître héroïque alors que vous êtes dans une posture, hum... comment dois-je dire ? Misérable !

– J’opterais pour une posture confortable. Je me reposais, je vous rappelle que c'est vous qui êtes venue me réveiller. Qui plus est, dans la douleur ! Enfin, je te pardonne, Brute. Bien qu’un doux massage puisse à l’avenir être envisageable.

– Inenvisageable, corrigea aussitôt Brute.

– Nous en reparlerons en privé.

– Inutile.

Sachant qu'il n'aurait pas le dernier mot, le Capitaine ne s'entêta pas et en revint à l'histoire :

– J’admets bien volontiers, Commandante, que vous savez raconter les histoires. Celle-ci, trop irréaliste, n’est pas à mon goût, mais vous avez un don certain pour l’invention.

– Mon histoire ne vous a pas plu ? Moi, inventive ? Je pense au contraire qu’elle n’est pas assez romancée, bien trop proche de la réalité.

– Entre nous, vous ne me mettez pas en valeur !

– La réalité est ainsi, elle est ce qu’elle est, elle ne prend pas en compte les états d’âme et les envies. Seuls les plus forts, les survivants, les victorieux, réécrivent et arrangent le passé à leur guise.

– Oui, oui. L’Histoire est dictée par ceux qui restent pour la raconter, à leur convenance.

La Commandante et le Capitaine, songeurs, laissèrent un silence s’installer dans la conversation. La Commandante fut la première à reprendre la parole :

– Rassurez-vous, je ne me fatiguerai pas à colporter votre piètre arrivée dans notre monde. Vous propagerez ce que bon vous semble.

– Vous m’en voyez ravi, il aurait été dommage que mon image soit écornée par de grossiers mensonges.

– Capitaine, et après promis vous conterez l’histoire telle qu’elle vous plaira et à qui voudra l’entendre, ma version est-elle si éloignée de la vérité ? s'enquit la Commandante.

– Il y a beaucoup d’approximations et je maintiens que les descriptions sont catastrophiques !

– Oui, je vois, dommage qu’Insolent ne puisse nous éclairer.

– Insolent ? s’étonna le Capitaine.

– Oui, Second, Joli-cœur, Insolent, chacun sa version.

– Oui, c’est regrettable ; enfin, sans témoin il n’y a plus qu’à s’en tenir à ma version, conclut le Capitaine dans un grand et formidable sourire.

– Comme cela est pratique, j’ai presque des remords que Brute m'ait poussée à le tuer.

Se rappelant qu'il se devait de la convaincre, le Capitaine s'adressa à Brute :

– Second aurait confirmé que j’ai plongé pour le sauver, au péril de ma vie. Second… un lien fort… une fusion… entre nous… il était pour moi comme un fils. Brute, tu ne le remplaceras pas, mais j’insiste, je crois en toi, je vois ton potentiel, je veux te guider, te forger, t’unir à ma destinée, je veux t’accueillir dans ma famille. Acceptes-tu d’être ma seconde ?

– Il me semble que ma place est auprès de vous. J’ai participé au meurtre de Second, nous en sommes tous les trois responsables. Je vois que vous teniez à lui, vous n’auriez pas autorisé sa mort, mais n’avez pu l’empêcher. Vous l’avez laissé émettre ses propos, omettant de le conseiller, attendant la faute.

– Je l’ai laissé LIBRE de ses propos. Second était un homme libre. Il avait, tu auras, la liberté absolue, je ne suis pas un maître, une princesse, une duchesse ou je ne sais quoi, je ne suis qu’un capitaine, juste et bon.

– Marquise, spécifia la Commandante.

– Hein ?

– Mon rang hors de ce bateau est Marquise, pas duchesse.

– Ah... devrais-je vous appeler Marquise ?

– Pour la suite de cette aventure, oui.

– Oh, je m’étais habitué à Commandante.

– Comme vous vous habituerez à Marquise. En attendant, profitez de "Commandante", nous ne sommes pas encore arrivés.

– Brute, sommes-nous bien dans ton monde ? Plus de tempête, hein ? s’inquiéta le Capitaine.

– Oui, l’Île est là-bas, ce que la Commandante a voulu dire c’est qu’il reste encore un peu de distance, expliqua Brute tout en pointant du doigt un lopin de terre à l’horizon.

– Cette terre est donc la vôtre ?

– Oui, c’est l’Île, confirma Brute.

Le Capitaine, pensif, lorgna au loin. La Commandante le sortit de ses pensées :

– En avons-nous terminé ? Pouvons-nous y aller ?

– Hein, euh, oui, mais… et donc, Brute ?

– Et donc ? répéta Brute perdue.

– Et donc m’y accompagneras-tu en tant que Seconde ?

– Oh, oui, suis-je bête, mais je n’avais pas fini ma phrase, c’est que quelqu’un ici a un talent pour changer le fil des discussions, déclara Brute en fixant le Capitaine.

– Vous auriez pu la laisser terminer, Commandante ! accusa le Capitaine.

– Je ne pensais pas à elle, précisa Brute sans lâcher le Capitaine des yeux.

– Mais si.

– Non.

– Si, si.

– Non.

– Elle pensait à vous, arrêtez de faire comme si vous n’aviez pas compris, intervint la Commandante excédée.

– Si on ne peux plus rien dire, vas-y Brute, finis ta phrase, ronchonna le Capitaine.

– J’en étais à votre responsabilité, Capitaine, dans la mort de Second.

– Et on a largement démontré qu’elle n’était que très très limitée, rappela-t-il.

Sans surenchérir, Brute s'adressa à la Commandante :

– Quant à vous, je vous connais suffisamment pour savoir que vous ne pouviez laisser passer l’affront de Second.

– Et j'ai largement mentionné mes regrets, je ne voulais pas, je n'avais juste pas le choix, rappela-t-elle.

Sans surenchérir, Brute termina, pour tous, à voix haute :

– Mon pauvre Second, tout ça pour moi, pour me prouver ta bravoure, j’aurais dû te freiner, je n’ai su le faire, déjà amoureuse et en émois que j’étais. Alors oui, oui je me dois de prendre sa relève. Second, en tant que seconde, je t’honorerai.

– Merci pour ce rappel des faits, est-ce donc un oui, franc et sincère, dicté par ta seule conviction ? Puis-je compter sur ta loyauté et ta fidélité ? s'assura le Capitaine.

– Ne serais-je pas libre ?

– Si, mais libre d’être sous mes ordres… justes et bons !

– Commandante, me laisserez-vous accomplir mon destin ?

– Je te l’ai déjà dit, tout le monde y trouve son compte, vas, tu as ma bénédiction.

– J’accepte d’être votre seconde, Capitaine, clama Brute.

– Par les pouvoirs qui me sont conférés…

– Lesquels ? voulut savoir la Commandante.

– Oh… vous gâchez tout le côté unique et solennel de ce grand moment !

– Navrée, dit-elle toute souriante.

– En tant que Capitaine, juste et bon, en tant que...

– Le Capitaine te destitue de Brute et te nomme Seconde ! abrégea la Commandante.

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