26 - 6 - Dans l'eau, Brute

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– Le voilà donc libéré de son fardeau technique, plaisanta le Capitaine.

– Comment osez-vous ?! Bouffonner et… et… sa vie n’était en rien un fardeau technique ! s’emporta Brute.

– Non, non, tu n’y es pas… le fardeau technique… fardeau technique ! Techniquement c’est le bateau des femmes, insista le Capitaine.


Brute, révoltée, lui renvoya un regard empli de haine. Devant tant d’incompréhension, le Capitaine s’emballa à son tour :

– Oh, ne me regarde pas comme ça, jeune fille ! Suis et sois attentive à ce qui se dit !


Telle une enfant grondée, le visage de Brute s’empourpra. Le Capitaine se radoucit et expliqua :

– Je ne fais que rapporter les paroles de feu Second.


Oh, ne m’regardez pas comme ça, jeunes gens ! Feu, avant un nom, ça n’signifie pas qu’il est en feu, qu’il va dev’nir poussière et renaît’e de ses cendres, tel un phœnix !

C’est quoi un phœnix ? Ah, là, forcément, la comparaison perd tout son sens. Un phœnix, c’est un oiseau mythique qui prend feu lorsqu’il meurt, devient cendre et, justement, renaît ; après êt’e mort ; on dit qu’il renaît d’ses cendres. Compris ? Chouette, mais abandonnez l’idée, Second n’est pas en feu, il ne renaîtra pas.

D’ailleurs, pourquoi serait-il en feu ? Vous trouveriez ça réaliste ? Oui ? Ah. Comment vous dites ? Ce serait tout à fait possible parce que c’est une histoire imprégnée de magie, qu’ils sont arrivés dans un autre monde et que tout autour d’eux, de nous, partout, existent des mondes extraordinaires et que rien n’est jamais comme on le croit. Ah. Là, j’applaudis, vous m’en bouchez un coin. Vu comme ça, effictiv’ment ça aurait pu, Second aurait pu revivre.

Bon, vous voulez que j’vous dise ? Oui ? Et bien c’n’est pas l’cas, il n’y aura là aucune magie ! Une dague a été plantée dans l’ventre de Second, une vraie, une réelle, en acier, faut s’y faire, il est mort.

Ne restez pas bouche-bée, après tout, il l’a bien cherché ! Vous rendez vous compte comment il a parlé au Capitaine et à la Commandante ? Moi j’trouve que justice a été faite. Sincèr’ment, si vous m’parliez sur ce ton, j’vous tuerai. Si si ! Qui veut faire l’essai ? Bien, bien, dans la vie faut savoir êt’e prudent.

Donc si il est bien mort, Second ? Bah oui ! En quelle langue faut-il que j’vous l’dise ? Et c’est là que j’rejoins mon idée d’départ, c’est pour ça qu’on dit « feu Second », qui signifie être décédé depuis peu. Décédé ! Mort ! Fini ! Terminé ! Bon débarras !

Oh la la, c’est quoi ces têtes ? Vous n’aviez pas réalisé que Second était mort, c’est ça ? Vous pensiez qu’c’était encor' un d’mes tours de passe-passe et que, hop là, il resurgirait de d’ssous mon chapeau ? Excusez-moi d’vous décevoir mais, j’insiste, Second n’réssucit’ra pas.

Oh la la, v’là qu’vous pleurnichez ! Je rappelle, pour atténuer toute cette tristesse, que le vrai héros de toute cette histoire n’est pas, n’était pas, Second ! C’est : le Capitaine ! Je rappelle, aussi, que la vraie héroïne de toute cette histoire n’est pas, n’était pas, Second ! C’est : la Commandante ! Voilà, les choses étant claires, vous devriez aller mieux.

Raté, je vois qu’mon p'tit rappel n’évite pas la crise de pleurs. Mais qu’est-ce qu’il avait d’si particulier, Second ? Il était attachant, gentil, rigolo, sympathique… C’est bon ! Stop ! Il était aussi un peu chiant, non ? Non, ah.

Bon, arrêtez d’chialer, les larmes n’arrang’ront jamais rien. Voulez-vous qu’j’vous fasse une confidence ? Non ? Tant pis pour vous, c’était à propos du futur de Second. Tant pis.

Si, oui ? Bah c’est trop tard ! Vous avez dit non, non c’est non ! Vous aviez qu’à tourner vot’e langue dans vot’e bouche ! C’n’est pas faute d’vous l’avoir déjà dit, je crois.

Non, n’insistez pas… ou j’vous tue.

Voilà, une p’tite menace ça marche toujours, ça r’met les idées en place.


Brute, apitoyée, réalisa que Second n’était plus. Techniquement, rien ne le ferait revenir. Elle se contint pour ne pas verser de larmes, sachant que, de toute façon, cela n’atténuerait en rien sa peine – ah, voyez !


La Commandante considéra le corps inerte à ses pieds et, sans trop savoir le qualifier, ordonna :

– Femmes, débarrassez-moi de ce… ce… tas.

– De ce doux cœur, susurra Brute pour elle-même.

– De mon second ! réagit le Capitaine, déjà en train d’analyser les conséquences, les possibilités et les bénéfices à retirer de sa mort.


La Commandante, faute d’une meilleure idée, opta pour second :

– Femmes, faites le nécessaire avec ce second.


Deux femmes se présentèrent au-dessus de Second : l’une le saisit par les pieds, l’autre au niveau des épaules.


– Vous n’allez tout de même pas le balancer par-dessus bord, Commandante ? protesta le Capitaine.

– Qu’est-ce que cela peut bien vous faire, Capitaine ? demanda la Commandante qui envisageait, un peu, cette éventualité.

– Ne le jetez pas, Commandante, conjura Brute.

– T’ai-je donné la parole ?! gronda la Commandante.

– Non, mais…

– T’ai-je permis un commentaire ?

– Non, céda Brute.

– Bien.

– Bien ? Je suis d’accord pour dire que Second a outrepassé ses compétences, s’est largement emporté dans ses palabres, jusqu’à devenir offensant, limite insultant, et que sa sanction est méritée, juste et proportionnée. Je ne reviens pas là-dessus et ne vous reproche rien. Mieux, je vous félicite pour votre efficacité, pour avoir su écouter sa plaidoirie jusqu’au bout, avoir été bonne juge et avoir appliqué, vous-même, une sentence rapide et humaine.

– Mais ? anticipa la Commandante.

– Comment ça "mais" ? s’étonna le Capitaine.

– N’y a-t-il pas de "mais" ? trouva étrange la Commandante.

– Néanmoins…

– Pfff !

– Nonobstant…

– Arrêtez ! Usez du "mais" et continuez !

– Mais toutefois….

– Argh !

– Qu’ai-je dit ?

– Continuez ! répliqua-t-elle sans autre réponse.

– Cependant…

– Vous m’énervez, le savez-vous ?

– Vous revoilà donc dans de bonnes dispositions ! constata-t-il satisfait.


La Commandante laissa s’échapper un petit ricanement et reconnut le côté drôle et percutant de cette remarque. Dans de bonnes dispositions, d’un geste de la main, elle lui laissa la parole :

– Mais, dans ce cas précis – j’en reviens à Brute et à son insolence – je trouve que Brute, qui n’est même pas seconde, vient à son tour de manquer de respect à sa hiérarchie. Elle manque d’humilité ; et pas d’humidité.


La Commandante changea de posture, croisa les bras, son visage se fit sévère. Le Capitaine remarqua le retour du "nez pincé". Il hésita mais n’abandonna pas son idée et développa :

– Humidité, humilité, un jeu de mots, parce que Brute est dans l’eau. Non, toujours pas ?


Le Capitaine distingua une graduation dans l’énervement : le nez pincé se comprima, jusqu’à la disparition presque totale des narines, et le "regard noir" réapparut. Déçu, il renonça à sa boutade, qu’il jura de replacer un jour devant un meilleur auditoire – autant vous dire que j’y ai eu l’droit plus d’une fois. Il toussota et se reprit :

– Effrontée, voilà ce qu’elle est, qui plus est, en ma présence. Je trouve que ça mérite… le Capitaine fit mine de réfléchir à ce que cela méritait.


Brute fixa le Capitaine et, soudain inquiète d’une probable vengeance, attendit, toute ouïe, la fin de sa phrase. En toute sobriété, la Commandante compléta pour lui :

– Que vous la tuiez ?

– Hum, je ne vous cache pas que cette option m’est venue à l’esprit. Par simple vengeance, pur égoïsme, pour mon propre plaisir personnel, la trucider me soulagerait, c’est certain, mais ça ne me ramènera pas Second.

– Vous ne me reprochez rien, pourtant, Capitaine, je sens qu’une idée germe en vous.

– La seule chose que je désapprouve…

– Nous y voilà.

– Le sérieux désagrément est, que je n’ai plus de second ; et ça, ça m’ennuie ! cracha le Capitaine.

– Qui vous dit qu’il est mort ? avança la Commandante.

– Il, il, n’est pas mort ?! hoqueta le Capitaine sidéré.

– Il… il… n’est pas mort ? espéra Brute interloquée.


La Commandante promena son regard de l’un à l’autre, se retourna sur le corps, toujours porté, inerte, de Second, et révéla l’impossible, l’impensable :

– Si, en fait si, je pense que si.

– Vous êtes taquine, dit le Capitaine amusé.

– Vous êtes mesquine, dit Brute désabusée.

– L’un et l’autre me vont, dit la Commandante comblée.


L’un et l’autre lui vont, tout comme coquine, maligne, gredine, diablotine, vipérine, assassine ! Garce !


– Alors, voulez-vous le récupérer ? Dois-je dire à mes femmes de vous le lancer ?

– Que voulez-vous que j’en fasse dans cet état ? s’indigna le Capitaine.

– Il mérite un enterrement, déclara Brute.

– Je ne t’ai pas parlé, la rabroua la Commandante.

– Oh, ce n’est pas vrai ! La voilà que Brute recommence. Je ne puis plus le permettre. Commandante, dites et faites quelque chose !

– Cela va de soi, que proposez-vous ?

– Une image me vient, annonça le Capitaine prêt à soumettre son projet.


Brute, gagnée par la peine, emportée par son chagrin d’amour, à bout face à leur manque évident de considération, exaspérée par leurs attitudes respectives, ne le laissa pas décider de son sort. Libérée de ses chaînes de "femme", fidèle à son nouveau nom de "Brute", elle s’émancipa :

– Vous n’avez rien à permettre, à proposer ou à soumettre, Capitaine. Vous n’avez rien à dire, à faire ou à autoriser, Commandante. Vous êtes infâmes, l’un comme l’autre, l’un et l’autre. Je décide pour vous et prends ma vie en main : oubliez-moi !


Le Capitaine et la Commandante la fixèrent avec attention sans réagir, dans l’attente qu’elle dérape, pour mieux ensuite l’étriper. Brute, réaliste, insouciante d’éventuelles représailles, ne souhaita pas l’approbation, ne chercha pas à plaire et, avec force, rage, lyrisme, abandonna toute retenue :

– Mieux, vous n’avez qu’à me tuer ! Second aurait pu m’être réservé, vous le saviez, Commandante, vous l’avez senti, mais n’en avez eu cure.

– Tu n’as pas tort, reconnut la Commandante.

– Vous en avez pris pour votre grade, se délecta le Capitaine.

– Chut ! Je n’en ai pas fini ! Je ne veux plus vous entendre, ni l’un, ni l’autre ! Car Capitaine, malgré le lien qui vous unissait à Second, je l’ai senti, sinon vous m’auriez noyée, vous ne l’avez pas défendu, pire, vous n’éprouvez même pas une once de chagrin !

– Tu n’as pas tort, admit le Capitaine.

– Et voilà pour vous ! savoura la Commandante.

– Vous me…


Cette fois-ci, la Commandante en eut assez et ne la laissa pas terminer :

– Tais-toi ! C’est à ton tour de m’écouter !


Telle une enfant grondée, le visage de Brute s’empourpra. La Commandante ne changea pas de ton pour autant :

– Oui, je te l’avoue, je n’ai que faire de tes sentiments, seule ta fidélité, ton obéissance et ta totale soumission m’importent ! Tu sais ce qu’il t’en coûtera de t’affranchir ainsi, prosterne-toi, repens-toi, tant que je suis d’humeur à te laisser une chance, femme !


Telle une adolescente qui se rebelle, Brute, peu désireuse de redevenir "femme", se souleva :

– Et vous, repentez-vous devant le corps de Second ! Puis allez vous-même vous prosterner, devant les Ivoires si cela vous chante !


La Commandante tiqua, sa mâchoire se crispa, sa lèvre supérieure se retroussa. Exaltée par ce spectacle, Brute, en pleine confiance, s’entêta :

– Et surtout, surtout, oubliez-moi, tuez-moi si vous le souhaitez, car...


Brute laissa un silence s’installer avant d’exploser tel le bouquet final d’un feu d’artifice :

– … jamais plus je ne vous obéirai !


Le Capitaine, enjoué, ravi, aux anges devant ce spectacle, gloussa :

– Ouh, ouh, ouh, ça sent la petite révolte, vous perdez pied Commandante.


Pour seule réponse, la Commandante desserra les dents, le rictus de sa lèvre supérieure se transforma en un sourire en coin, bien plus inquiétant, qui vint assombrir son visage. Réaliste, Brute sut que sa destinée de femme obéissante et asservie venait de toucher à sa fin. Elle sut que tôt ou tard la Commandante la prendrait au mot et la tuerait. Elle s'en ficha.


– Puis-je intervenir avant qu’un de vos éclairs ou autre charme ne la frappe ? essaya le Capitaine.

– Je ne peux rien refuser à mon hôte et champion. Allez-y, Capitaine, cette traîtresse peut bien vivre encore quelques secondes.


Le Capitaine se fit alors sérieux, bien décidé à arrêter cette surenchère, à faire redescendre la pression, déterminé à mettre son plan en place, de plus en plus convaincu de son génie :

– Le sérieux désagrément est, que je n’ai plus de second ; et ça, ça m’ennuie !

– Vous vous répétez, Capitaine.

– Vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous ! vociféra Brute à l’attention du Capitaine.

– Brute, Brute, Brute, je parle beaucoup, je dérape et ne pense avant tout qu’à moi. Je suis peut-être un peu lunatique, d’humeur changeante, me vexe pour un rien. J’ai un penchant certain pour la violence, la tolérance n’est pas mon fort, je n’accepte que peu la critique, le mieux est d’ailleurs de l’éviter à mon égard. Voilà ce que sont certaines de mes qualités et je les connais. Mais je suis un pirate, un vrai, un authentique, et tout aussi cruel que je puisse être, je ferai toujours tout pour mon équipage. J’ai un code d’honneur à respecter et Second en faisait parti. Commandante, je ne puis tolérer que vous l’ayez tué sans m’en parler, je vous reproche en fait de ne pas m’avoir laissé cet honneur. Résultat, me voilà embarrassé, un de mes hommes est mort, et pas n’importe lequel, mon second, Second ! Un pour un, puisque c’est la règle. Règle qui vous avantagerait trop, voir Brute mourir vous réjouirait. Alors comme je suis le lésé et en déficit, voici mon marché, sans négociation possible : Brute, acceptes-tu d’être ma Seconde ?

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