26 - 2 - Dans l'eau, piqué

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J’attends.

Alors, vos meilleurs merveilleux mots sont-ils à la hauteur de ma somptueuse histoire ? Je n’en ai pas l’impression… c’est l’calme plat... ça n’moufte plus beaucoup d’puis quelques minutes ! Quand il s’agit d’la ram’ner y’a du monde, mais là, y’a plus personne pour raconter quoi qu’ce soit !


Bon, comme j’suis gentille, admirab’e, remarquab’e, extraordinaire, éblouissante, ravissante et j’en passe – j’en aurais tellement d’qualificatifs pour moi-même que j’pourrais écrir’ un livre –, bref, comme j’suis…

Tiens, j’y pense, imaginez : « Une aventure de la talentueuse pirate narratrice », non ? Alors plutôt : « Les aventures de la sublime pirate au secret fantastique » ? Attendez, à moins que : « Les aventures magiques de dame pirate », non, non, définitiv’ment non, ça sonne vieux "dame". Je verrais plus : « Les aventures de l’enchanteresse pirate et les diaboliques licornes », non, ça en dévoile bien trop pour un titre. Faisons simple : « La belle pirate aux folles aventures ». Pas mal ça, hein, vous en pensez quoi ? Sobr’ et efficace, non ?


Ok, j’vois qu’on n’peut rien vous d’mander, faut qu’j’abrège et que j’continue, que j’poursuive l’histoire du Capitaine, pas la mienne, son histoire, que la sienne, ok ! Mais ce s’ra si j’veux ! Et à conditions qu’il n’y ait plus d’interruptions !


– Oh oh ! OH OH ! Bon, piquez-le, ordonna la Commandante.


Une femme équipée d’une longue perche pointue se pencha aussitôt par dessus bord.

Sous elle, dans une mer calme, translucide, paisible, le Capitaine, inconscient, flottait sur le dos, les bras en croix et les yeux fermés.

La femme le piqua à la cuisse gauche.


Chut, n’ai-je pas dit plus d’interruptions ?! Je fais comme je veux et, c’te fois-ci, ce s’ra la gauche !


Sous l’effet de la douleur ressentie, le Capitaine ouvrit grand les yeux et se redressa. D’instinct, il fit des petites brassées pour se maintenir à la surface. Il regarda un peu autour de lui et réalisa qu’ouvrir les yeux après un temps d’inconscience commençait à devenir une sale habitude.


Alors ? Qui énumère les fois où il s’est évanoui, assoupi ou a perdu conscience ? Ok, quand il s’est couché dans son lit mais… pfff, aut’e chose !

Ah, là, bien ! Quand il s’est fait endormir par la Générale licorne.

Et quand ? Lorsque El Capitano l’a assommé et l’a mis ko. Oui, ça m’va.

Quoi, toi ça n’te va pas ? L’en fallait bien une récalcitrante… Et donc c’n’était pas le Capitaine mais Freluquet… Euh… qui lui dit, avant que j’la trucide, que c’est la même personne ! Ah, oui, ok, il n’avait pas encore le grade de Capitaine donc ça n’comptait pas vraiment ; ok, ok, j’accept’ alors, pour cette fois, autant la réponse que ta contestation. T’en sors bien, mais méfie-toi, j’tai à l’œil !

C’est fou, j’m’aperçois, avec vous, qu’même une question simp’e devient compliquée… pfff… vous êtes infernaux.

J’avais juste dans l’idée d’vous montrer qu’ça d’vient une sale habitude parce que, même si pour vous l’histoire est relativ’ment longue, pour le Capitaine, c’est beaucoup plus court : il vient d’accoster un bateau, a descendu un escalier, a rencontré la Commandante, la Générale, est remonté, a fait la connaissance de Second, a rêvé, est tombé à l’eau, une vague l’a submergé, et ? Le voilà ici ! Final’ment, pour lui, tout fut assez rapide. Perdre connaissance dans la cale, puis après à cause d’une vague, c’est assez rapproché, ça d’vient donc une sale habitude.


Il se promit que cela n’arriverait plus et, cet engagement prit, d’une façon précise, rapide et méticuleuse, analysa son nouvel environnement :

<< – Me voilà donc dans l’eau. Bon, le contraire aurait été plus étonnant, vu que j’y étais avant que cette petite houle de rien du tout ne me berce. Le ciel est bleu, le soleil resplendit, un petit nuage ici et là, assurément le mauvais temps est passé. L’eau est calme, plate, pas même une seule vaguelette. Définitivement, la tempête est terminée. >>


C’est alors qu’il se remémora l’étrange luminosité rougeâtre ; il zyeuta les profondeurs :

<< – Une eau parfaite, claire et limpide ; bleue, presque turquoise, idyllique comme je les aime. Incontestablement, l’énigmatique anomalie écarlate s’est dissipée. >>


Rassuré par ce constat, il s’attarda sur le bateau si proche de lui :

<< – Bon, ça m’aurait étonné que ce soit le mien. Il a fallu que je me retrouve au beau milieu de l’eau, avec pour seul bateau prêt à me repêcher, celui des femmes… les femmes… ces femmes. En plus il m’a l’air intact, à croire que la tempête ne l’a pas affecté le moins du monde. >>

– Hum, hum, toussota quelqu’un au-dessus de lui.


Il leva la tête, fut ébloui par le soleil, mit sa main devant ses yeux et découvrit la Commandante toute auréolée.

<< – Hum, hum, là revoilà, et en plus elle reluit, elle rayonne, elle me revient radieuse. >>


À son côté, droite et rigide, l’air stricte, se tenait une femme avec à la main une grande perche pointue, prête à le repiquer au besoin.

<< – Avise-toi donc de recommencer et tu finiras à l’eau, espèce de brute ! >>


À son attention, avec un temps de retard et pour la forme, il se plaignit d’un ton faussement agacé :

– Aïe ! Mais ça ne va pas ?! Est-ce comme ça que vous traitez votre allié, votre valeureux atout, votre sauveur, votre héros ?

– Cela ne m’avait pas manqué, se rappela à haute voix la Commandante.

– Pourquoi m’avoir piqué ? continua-t-il en ignorant sa désobligeante réflexion.

– Pas pour le plaisir, prit-elle plaisir à assurer, mais pour m’assurer que vous étiez en vie.

– Pourquoi serais-je mort ?

– J’ai cette impression que votre voyage a été semé de désastreuses embûches.

– Je ne vois pas de quoi vous parlez, s’étonna-t-il.

– J’aurais dû insister pour qu’une de mes femmes prenne la barre de votre bateau, regretta-t-elle.

– Je ne vous suis pas, mais que racontez-vous ?

– Je suis déçue, je pensais que vous étiez un bon marin.

– Mais vraiment, est-ce à moi que vous parlez ?


Le Capitaine se tourna, pivota, regarda en l’air puis sous l’eau.

– Ne faites pas semblant de chercher quelqu’un d’autre autour de vous. Vous êtes ridicule.

– C’est donc bien à moi que vous parliez.

– À qui d’autre sinon ?! perdit patience la Commandante.

– C’est bien ce que je me demande, à qui d’autre pourriez-vous parler ?

– Observez autour de vous tant que vous le souhaitez, vous n’en tirerez qu’une seule et unique conclusion : il n’y a ici, hormis vous, aucune autre déception flottante !

– Déception flottante ?! Parlez-vous de moi ?

– Je parle à vous et je parle de vous, oui !

– Oui, oui, oui…


Le Capitaine s’accorda un temps de réflexion ; il reprit de plus belle :

– Je le vois bien que vous vous adressez à moi.

– Cela est déjà un bon début, nota la Commandante.

– Mais vos propos sont si inadaptés… déplora-t-il.

– Nous y voilà, place à l’argumentaire, se désespéra-t-elle.

– Lorsque vous dites déception, j’imagine que vous voyez en moi un piètre marin ?

– Une conclusion rapide et impeccable ! Et de surcroît vous terminez sur une question fermée, à laquelle je ne peux qu’acquiescer, jubila-t-elle.

– Minute, je n’ai rien conclu du tout.

– Pourtant, tout était parfait ainsi, se morfondit-elle.

– Non, car je n’ai pas encore abordé votre superficialité.

– Oh, rien que cela ! s’exclama-t-elle.

– Ni plus, ni moins.

– Cela est déjà bien trop ! s’irrita-t-elle.


Le Capitaine n’accorda aucun crédit à son rechignement et continua :

– Madame la Commandante…

– Ma Commandante suffira.

– Commandante, vous ne vous contentez que des apparences… sans voir au-delà.

– Oh, je m’en étonne. Moi qui connais les autres mondes, moi qui vais vous faire découvrir des choses auxquelles vous n’imaginiez même pas pouvoir penser, moi qui… vous réserve quelques secrets, c’est moi qui suis aveugle ?

– Bah oui, affirma le Capitaine.

– Bin voyons ! Alors éclairez-moi ! le défia-t-elle.

– Et pour se faire, laissez-moi revêtir mon masque de Commandante.


Le Capitaine secoua la tête, remua les épaules, se figea, et se mit à imiter la Commandante d’une voix se voulant féminine :

– Mon très cher, très beau, très courageux Capitaine, vous m’avez déçue, je voyais en vous le plus brave des marins, le plus grand navigateur, un explorateur hors-pair…

– Excusez-moi de vous interrompre mais me voilà déjà en train de subir votre pitoyable imitation et vos propos grotesques. Déjà, je ne peux en supporter d’avantage.

– Il paraît que l’on apprécie guère d’entendre sa propre voix. Qui plus est si elle est aiguë, stridente, criarde…

– Piquez-le.


La femme à la perche pointue se pencha une nouvelle fois et éborgna le Capitaine : la pique s’enfonça pile dans l’iris – la partie ronde au centre de l’œil – et l’œil explosa dans un petit "plop" caricatural, aussitôt couvert par un hurlement inhumain. Un liquide visqueux et blanchâtre se mit dans un premier temps à couler. Puis vint le sang, d’abord rouge vif, ensuite sombre et foncé. Il se répandit sur tout le visage du Capitaine : dans sa barbe, dans sa bouche grande ouverte, jusqu’à sa gorge, sur ses dents, coula sur son menton, son cou, et forma une mare informe tout autour de lui. Alors qu’il cessa de crier, de gémir, à bout de souffle et tétanisé par la douleur, avant même qu’il ne fasse un seul geste, alors que la pointe était toujours figée dans cet œil maintenant bien flasque, la femme tira d’un coup sec. Le globe mou sortit de son orbite et en vint à pendre lamentablement le long de la joue, tout juste retenu par le nerf optique. Dans un réflexe désespéré, le Capitaine essaya de le rattraper, mais hurla de plus belle lorsqu’il l’effleura. Paniqué de sentir cette masse visqueuse s’échapper, traumatisé de ne savoir qu’en faire, répugné de la sentir ainsi suspendue, effrayé à l’idée qu’elle dusse être coupée, il se mit à geindre… à pleurnicher… à couiner.

Au-dessus de lui, un son horrible le glaça d’effroi, un son qui le hanterait jusqu’à la fin de sa vie : le rire aiguë, strident et criard, de la Commandante.


Ça aurait pu ! Mais non, c’n’est pas encore comme ça qu’il est dev’nu borgne.

Quoi ? Ne m’regardez pas comme ça, c’était une boutade ! Just’ une plaisant’rie ! C’était d’l’humour !

C’est bon, d’puis quand un p’tit coup d’perche pointue dans un œil ne vous amuse plus ? Pfff, si on n’peut plus détend’e l’atmosphère… Ma parole, moi qui vous croyez malades, j’vous découvre coincés !


La femme à la perche pointue se pencha une nouvelle fois et le piqua à l’épaule – disons la gauche.


– Aïe ! Mais ça ne va pas ?! Vas-tu arrêter à la fin ! Avises-toi donc de re-recommencer et tu finiras à l’eau, grogna-t-il.


La femme ne se laissa pas intimider et le piqua à l’autre épaule.


– Mais aïe ! Cesse ! Espèce de brute !

– Depuis quand un petit coup de pique ne vous amuse plus ? Vous n’êtes vraiment pas drôle, elle essaye juste de détendre l’atmosphère. Ne me regardez pas comme cela ! Oh, pfff, puisque le Capitaine me paraît coincé, femme, range donc cette perche pointue, avant que tout cela ne se finisse mal et que mon pauvre petit bout de chou ne termine avec un œil en moins, ordonna la Commandante.


Ah ah ! Voyez que c’n’est une lance mais just’ une longue perche pointue ! Même la Commandante l’a dit.


La femme obtempéra et s’en alla sur le pont, hors de la vue du Capitaine.


– C’est ça, qu’elle parte se cacher avant qu’il ne lui arrive des bricoles ! Vous faites bien de la renvoyer ! Mais je saurais te reconnaître et tu me le paieras, cria-t-il à son attention.


Un ricanement lointain lui vint en réponse. La Commandante esquissa un sourire. Le Capitaine s’offusqua :

– Vous rendez-vous compte que vous auriez pu blesser votre champion ?

– Oui.

– Et ça ne vous fait rien ?

– Cela n’est pas arrivé, vous êtes en pleine forme.

– Mon moral en a pris un coup.

– Peut-être pourrais-je vous le remonter ?


Ce fut au tour du Capitaine d’esquisser un sourire. Un large sourire.


– Il va alors falloir être très gentille, très très attentionnée, car votre subordonnée a été très très vilaine, abusa-t-il.

– Oh, je serais votre petite… comment aimez-vous m’appeler déjà ?

– Petite chatte, répondit-il sans hésitation.

– Je serais votre docile petite cha… ah non, c’est vrai, je me rappelle, vous êtes là, seul, dans l’eau, si loin de votre bateau – avez-vous chuté ? À cause de cette petite tempête ? –, vous êtes ma déception flottante. Le mieux est que votre moral l’accepte. Non mieux, encore mieux, il ne vous reste plus qu’à reconquérir votre honneur, par exemple en réussissant votre mission. Alors peut-être pourrais-je redevenir votre docile petite chatte.

– Sachez, Madame…

– Ma Commandante suffira.

– Sachez, Commandante, que je vous ai bien écoutée, mais si vous m’aviez laissé finir mon imitation – pourtant pas si mauvaise à mon avis – je vous aurais expliqué qu’un homme tel que moi, beau, intelligent, fort, remarquable, excellent navigateur, marin surqualifié, surnommé l’apprivoiseur de tempêtes, le monteur de déferlantes, le dompteur des houleuses, le grimpeur des furies, connu pour avoir planté ma grande voile sur plus d’une scélérates, ne se retrouve pas à l’eau de façon fortuite.

– D’accord.

– D’accord ? Rien que ça ?

– Ni plus, ni moins.

– C’est bien peu. Je m’attendais, je ne sais pas, à un peu d’intérêt, dit-il désappointé.

– J’ai beau réfléchir, je ne vois pas ce que je pourrais vous dire d’autre que "d’accord". Bon, comme je suis gentille, admirable, remarquable, extraordinaire, éblouissante, ravissante, et j’en passe, je peux, si vous insistez, ajouter un "si vous le dites". Mais cela ne changera pas le fait que je suis déçue, très très… déçue.

– Et c’est pourquoi, vous souhaitez connaître, savoir et que je vous explique, le pourquoi du comment je me suis retrouvé à l’eau.

– Non. Figurez-vous que je ne désire absolument rien savoir.

– Je ne peux vous croire, vous trépignez d’impatience.

– Non, du tout. Faites-moi confiance.

– J’admets qu’en me voyant ici, ainsi, vous puissiez en rester à "déception flottante" mais… que nenni, il n’en est rien !

– Vous avez raison, je m’incline, je me dois de reconsidérer mon expression et ne voir en vous, qu’un capitaine qui, devant la tempête, sera connu pour ne pas avoir été à la hauteur, pour ne pas avoir tenu la cadence, pour avoir brandi sa grand-voile avant même d’effleurer son antre, pour avoir été intimidé avant même de la pénétrer, et avoir tout lâché avant même qu’elle ne l’échauffe. Finalement, il est vrai que mon expression est devenue désuète, elle était maladroite, vous êtes : "le précoce de l’océan".


Le Capitaine en resta pantois, bouche-bée ; mais pas bien longtemps :

– Dans ce cas, si vous m’imaginez tel quel, je n’ai plus qu’une chose à dire...

– Exprimez-vous, je vous en prie.

– Femme ! Pique-moi ! Là, ici, en plein cœur, ta commandante vient de m’achever !


Le Capitaine mit alors les bras en croix et se remit à flotter sur le dos.


Oui, façon planche si vous préférez !

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