26 - 3 - Dans l'eau, réprimandes

9 minutes de lecture

Il faut toujours que vous en rajoutiez, c’est plus fort que vous, se désola la Commandante.

– En même temps vous en avez fait des caisses, et n’y avez pas été de main morte !

– Je n’ai pris en exemple que votre argumentation.

– La mienne était sensée.

– La mienne ne m’a pas paru si insensée.


La femme rappelée, presque hélée, se permit de les interrompre :

– Dois-je… puis-je le piquer à nouveau, Commandante ?

– Qu’elle ne s’en prive pas ! Ici, là, de toutes ses forces, insista le Capitaine en se martelant le cœur.

– Le voilà qu’il s’entête. Puisqu’il en est ainsi, ne t’en prive pas. Sois précise et mets-y toute ta hargne ! enjoint la Commandante curieuse de voir comment le Capitaine comptait, cette fois-ci, s’en sortir.

– En êtes-vous sûre ? En plein cœur, Commandante ?

– En plein cœur ! reprirent en chœur le Capitaine et la Commandante.

– Il risque d’en mourir… c’est tout de même… notre champion, hésita la femme.

– Serais-tu en train de discuter mon ordre ? N’oublie pas ton rang et le mien !

– N’oublie pas ton rang et le sien ! Et… le mien, je te rappelle que je suis capitaine, précisa le Capitaine.


À la réflexion de la Commandante, la femme, prise en faute, se tendit mais ne broncha pas ; sans plus s’essayer à discuter, elle s’exécuta. Du même geste que les précédents, avec précision et tout en sang-froid, elle visa le cœur.

Le Capitaine ne la lâcha pas des yeux, il resta en croix, à flotter sur le dos, ne cilla pas et se contenta de contracter sa poitrine dès que la femme abaissa sa perche.

La Commandante, d’abord souriante, s’attendait à ce que des palabres, comme d’habitude blablateuses, sortent de sa bouche pour mettre fin à ce simulacre de mise à mort ; il n’en fut rien.

Étonnée, elle se demanda quelle pitoyable ruse il allait alors leur sortir de sa manche.

Ravie, elle se dit que finalement elle allait assister à une agile esquive ou à une vigoureuse parade.

Inquiète, à le voir si imperturbable, elle douta : se devait-elle d’intervenir ?

Terrifiée, elle constata que sa tergiversation – son hésitation ! – ne lui laissait plus le temps de le secourir. Trop tard pour prononcer une seule parole, vociférer un ordre d’arrêt, amorcer un geste ou encore invoquer sa magie.

Stoïque, elle n’avait plus qu’à attendre et assister à l’inévitable : la pointe allait se ficher dans le cœur du Capitaine. Ses pensées s’enchaînèrent à regret en une fraction de seconde :

<< – Sa seule tactique, peu subtile et malvenue, était donc que je m’interpose pour stopper ma subalterne – la femme ! –, je ne l’ai pas vu venir, pas deviné. Il me testait et a échoué… j’ai échoué, il va en mourir. Notre champion, grotesque, périt donc avant même d’avoir commencé sa mission. Ridicule. Je vais devenir la risée des autres clans… si la Générale me laisse vivre. >>


À sa grande surprise, à son grand soulagement, la pointe s’arrêta nette, sans y pénétrer, sur la poitrine du Capitaine. Elle respira, souffla, sans rien y comprendre.

Le Capitaine sourit, satisfait, rassuré.

La femme laissa couler un filet de bave, pétrifiée, tous les muscles de son corps raidis. Seuls ses yeux paraissaient vivre, survivre, car d’eux ne se devinaient que supplice et douleur.

Des bruits de sabots claquèrent sur le pont, la Générale, jusqu’à maintenant si discrète, fit son apparition :

<< – Incroyables, irrécupérables, inséparables, dans votre bêtise, dans vos enfantillages, dans votre stupidité ! Pour vous, Capitaine, c’est peut-être la part d’ombre que je n’ai su déceler, bien qu’elle soit omniprésente ! Pour toi, Commandante, je m’étonne de ton discernement d’écervelée ! Ne reproduis jamais une telle erreur. >>

<< – Je m’en excuse, Générale. J’ai manqué de vigilance, il a berné ma lucidité. >>

<< – Tais-toi ! Tu n’échapperas pas à tes responsabilités. >>

<< – Je n’en ai point l’intention, Générale. >>

<< – Laisse-moi m’en assurer. >>


Le visage de la Commandante se crispa, sa joue se mit à trembler, ses yeux laissèrent couler une larme. Un instant fugace de souffrance car, en à peine une seconde, plus rien n’y parut.


<< – Car vous m’avez amusez, un simple avertissement et cet insignifiant châtiment suffiront. Dorénavant, j’ose espérer que vos mutuelles provocations n’atteindront plus un tel summum de crétinisme. Sans mon intervention, la pointe se serait fichée en son cœur. Ridicule ! À présent, s’il lui arrive quoi que ce soit avant sa mission, Commandante, je t’en tiendrai personnellement responsable. >>

<< – C’est bien reçu, Générale. >>

La Générale la toisa. La Commandante resta silencieuse. La Générale considéra le message comme bien passé et en vint à clore l’incident :

<< – Bien, Commandante, l’incident est donc clos. >>


Ceci fait, elle tourna son attention vers l’autre responsable du désastre évité de peu :

<< – Quant à vous, Capitaine, après tout, que vous mourriez ou non je m’en moque, mais ayez la décence de le faire durant votre mission ! Nous avons conclu un accord, faites le nécessaire pour l’honorer. Tout, le nécessaire. >>

– Euh… oui, bien entendu, je ferai tout mon possible, Générale, en convint le Capitaine qui, devant cette charismatique licorne, ne moufta pas.


La Générale le dévisagea avec insistance et, sans formalisme, tourna les sabots pour repartir hors de sa vue. Il souffla de ne subir aucune autre punition qu’une unique réprimande. Mais alors qu’il s’apprêtait à bouger et à débattre avec la Commandante, bien décider à lui faire preuve de son mécontentement d’avoir été grondé comme un petit garnement, en signe de précision la charismatique voix raisonna encore dans sa tête :

<< – Capitaine, le sacrifice est une excellente preuve d’engagement. Rien de plus, rien de moins. >>


Le Capitaine fronça les sourcils, soucieux de ce sous-entendu. Il n’eut pas le temps d’y réfléchir ou de s’en indigner que cette même voix lui lança un tout autre avertissement :

<< – Et si j’étais vous, Capitaine, je réagirais dans les trois secondes à venir ; je ne vais pas maintenir, plus inutilement, cette pauvre femme dans cet état d’immobilisme forcé. >>


Le Capitaine releva les sourcils, éclairé par ce sous-entendu. Avec promptitude – rapidité !– il décroisa les bras, saisit à pleines mains la perche et l’écarta de sa poitrine tout en tirant dessus. La femme, libérée de son inertie, exténuée et n’opposant aucune résistance, suivit le mouvement de la perche et, dans un plouf sonore, atterrit dans l’eau juste à côté de lui.


– Oh, quelle belle prise ! s’écria-t-il. Ne serait-ce pas l’espèce de brute ? Ne m’étais-je pas promis de m’occuper d’elle si d’aventure elle tombait à l’eau ?


Ni la Générale, déjà loin, ni la Commandante, encore blessée par la réprimande faite, n’attachèrent beaucoup d’importance à sa question. Le Capitaine en déduisit que la permission lui était donnée de prendre plaisir à se venger. Il attrapa la femme, très loin d’avoir récupérée toutes ses capacités, et lui sortit la tête de l’eau en la saisissant fermement par les oreilles. Il plongea son regard dans le sien et y vit toute son agonie. Il compatit :

– Désolé, ma belle. Désolé que ta générale t’ait rendue amorphe. Désolé que ta Commandante se désintéresse de ta destinée. Désolé que tu m’aies piqué. Désolé que tu ne t’en sois pas prise à la bonne personne. Désolé de ce qui va t’arriver. Sois rassurée, il paraît qu’une fois le choc passé, dès que tu auras accepté ton sort et empli tes poumons d’eau, tout devient indolore. Enfin, aucun noyé n’a jamais pu le certifier. Bonne baignade, Brute.


En douceur, sans brusquerie, le Capitaine immergea le visage de la femme et l’y maintint sous l’eau. Elle n’opposa aucune résistance. Ravi, il la fixa : ses yeux paraissaient déjà morts, brisés, toute idée de survie s’en était envolée, d’eux ne se devinaient que la fatigue et la capitulation.


– Hum, hum, toussota quelqu’un au-dessus de lui.


Le Capitaine leva la tête et découvrit la Commandante à l’air grave, sombre, dans l’ombre d’un nuage.

<< – Hum, hum, là voilà sortit de sa torpeur, lugubre, elle ne brille plus, elle me revient grincheuse… boudeuse ? >>


À son côté, flasque et courbé, trempé, se tenait un jeune homme soutenu sous chaque aisselles par deux autres femmes. Le Capitaine plissa les yeux et eut la stupéfaction de découvrir…


Qui ? D’après vous, qui est là ? Second ? Vous êtes sûrs ? Oui ? Certains ? Bon, oui, c’est Second, en même temps qui voulez-vous qu’ce soit d’autre ?! Le Père Noël ?! Il n’existe… euh, ça aurait pu ! Mais bon, on n’va pas non plus faire traîner cette histoire sur plus d’un an !


Le Capitaine ouvrit grand les yeux, étonné de retrouver ici, sur le bateau des femmes, Second :

– Je ne m’attendais pas à te voir ici, Second.

– Mettez-le en position, ordonna la Commandante.


Sans ménagement, Second reçut un coup de pied dans la plissure du genou ; il s’écroula en gémissant.


– Oh, oh ! Était-ce nécessaire ? Ne voyez-vous pas qu’il est déjà meurtri ? Au passage, notez que c’est compréhensible ; et vous sauriez pourquoi si vous m’aviez laissé vous expliquer le pourquoi du comment je me suis, nous nous sommes, tous les deux, retrouvés à l’eau. Croyez-moi, une sacré aventure, une formidable prouesse !


L’ignorant avec grâce, la Commandante continua à dispenser ses ordres :

– Femmes, tenez-vous prêtes.


Une des femmes alla se placer derrière l’infortuné Second ; de ses deux mains, elle appuya sur ses épaules pour l’empêcher de se relever. L’autre femme, accompagnée d’une nouvelle venue, lui tinrent chacune un bras.

Le Capitaine assista à cette mise en scène et se remémora un funeste chapitre vécu il y a peu. Alors qu’il allait protester et commencer à parlementer, un sursaut, un spasme, une agitation soudaine lui rappelèrent qu’il noyait Brute :

– Cesse donc de t’agiter, toi ! Tu mourrais dans le calme, ne peux-tu pas continuer ?


En réponse, Brute s’excita, se débattit, gesticula en tous sens, bougea les bras, tapa des pieds, essaya de saisir le Capitaine, lui griffa la barbe sans parvenir à l’attraper, lui prit avec énergie les avant-bras et tenta de lui faire lâcher prise. Inébranlable, il tint bon, ne cilla pas et n’abandonna pas son idée morbide de la tuer. Mieux, il resserra son emprise, enfonça un peu plus encore la tête sous l’eau et plongea son regard de fou-furieux dans le sien. Ce qu’il y vit lui apporta joie et réconfort : dans les yeux de Brute, plus de place pour la fatigue et la capitulation, la survie était de retour et l’angoisse et la peur y régnaient en maître. Le Capitaine sourit et jubila.


– Hum, hum, toussota quelqu’un au-dessus de lui.


Le Capitaine leva la tête et vit la scène évoluer. La femme, placée derrière le malchanceux Second, força d’une main sur son épaule tandis que de l’autre elle lui tira la tête en arrière par les cheveux. Celles de chaque côte se penchèrent et, de toute leur force, tirèrent Second au maximum par les bras.

La Commandante, qui avait fait apparaître une dague effilée, redoutable et mortelle dans sa main, en plaça la lame sur le cou de Second :

– D’un geste lent, appuyé, précis, je pourrais lui trancher la gorge d’une oreille à l’autre. Le sang, sous forme de jets puissants, giclerait alors en hauteur telle une magnifique fontaine… rougeoyante.


Devinant une autre possibilité, le Capitaine se lança :

– Ou ?

– Ou vous pourriez desserrer vos mains et laisser cette femme respirer.

– Et ?

– Et je rangerais ma dague.


Le Capitaine considéra Second : hagard, perdu, il semblait ne pas réaliser que sa fin était proche. Il dévia son attention vers Brute : déjà les spasmes s’avéraient plus sporadiques, irréguliers et faibles, et ses yeux affichaient un ailleurs, une errance d’outre-tombe. Il la vit ouvrir grand la bouche, à la recherche d’un air improbable. Elle avala de l’eau et ses prunelles – la pupille de l’œil ! Le centre ! – s’éteignirent tout doucement.


Pour le convaincre, la Commandante reprit la parole :

– Vous savez, je n’ai nul besoin de le tuer. Nous sommes arrivés, la Générale n’exige plus de sang. Elle en a eu suffisamment pour ouvrir le passage vers notre monde.


Le Capitaine enregistra cette information mais, enfiévré d’une envie de meurtre, gagné par l’adrénaline de cet acte, proche de la jouissance, il n’arriva pas à se résoudre à libérer Brute.


– Capitaine, dans une seconde elle sera morte. Dans une seconde, il se videra de son sang. Vous connaissez la règle, un mort pour un autre. Choisissez.


Le Capitaine fit son choix.

Annotations

Vous aimez lire Grunni ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0