19 - 4 - Le peu de tort occasionné, un choix à faire

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– Pirates ! Pirates… pirates. Messieurs les pirates.

Voilà comment le Capitaine introduisit son discours à venir.

Ceci fait, il se contenta d’effectuer des va-et-vient devant ses hommes, tête baissée et l’air songeur.

Après avoir parcouru quelques mètres, il s’arrêta, redressa la tête et, mimant la réflexion, fixa un point fictif à l’horizon.

Ceci fait, il se contenta d’aller se placer, à nouveau, face à la Commandante.

Au bout de quelques secondes à la dévisager, il déclara tout haut pour que tous l’entendent :

– La Commandante, ici présente, estime que nous lui avons occasionné du tort. J’avoue que sur le coup elle m’a surpris. Je n’ai pas de suite compris où elle voulait en venir. Puis elle m’a exposé ses arguments et… je n’ai pu qu’adhérer à sa logique.

– J’avoue que là c’est vous qui me surprenez, avoua-t-elle satisfaite.

– La Commandante, une fois n’est pas coutume, a raison : maintenant nous sommes alliés, maintenant nous formons une sorte de famille, il est temps de régler nos anciens petits différends !

– Vous m’impressionnez, Capitaine. Je suis heureuse que vous en ayez pris conscience et je suis ravie de vous l’entendre dire. Le voyage à venir pourra ainsi…

– … se dérouler pour le mieux.

– Deviendrions-nous complémentaires ?

– Vous avez su être convaincante, Commandante, se contenta-t-il de répondre, un petit rictus au coin des lèvres.

– Je suis enchantée d’avoir pu vous éclairer, annonça-t-elle avec une pointe d’arrogance.

– Et vos éclairs foudroyants ne laissent que peu de marges de manœuvre. Enfin donc, je vous expliquais, pirates, que madame la Commandante m’a, fort heureusement, rappelé qu’un de NOS boulets de canon avait emporté une de ses femmes. Chose que j’avais failli oublier. Elle qualifie ça, humblement, de "peu de tort occasionné" ; ça m’apparaît, à moi, être un drame ! De ce fait, nous avons aujourd’hui une dette envers ce côté de notre famille.


D’un grand geste, le Capitaine désigna et s’inclina devant les femmes.


– Capitaine, qu’est-ce que tout ça veut dire ? demanda un pirate un peu inquiet de la suite des événements.

– Puisque, comme nous le savons, tout n’est toujours qu’une question d’équilibre, il est naturel que l’un de vous…

Avant d’annoncer la suite, et pour capter plus encore l’attention de ses hommes, le Capitaine laissa sa phrase en suspend. Avant de reprendre sans émotion :

– Il est naturel que l’un de vous meure.


Les réactions ne se firent pas attendre :

– Quoi ?

– Hein ?

– On ne peut pas faire ça ?

– Que l’un de vous meure ?

– Capitaine ! Il est impensable de sacrifier l'un des nôtres !

– Capitaine, vous n’allez pas nous trahir ?

– C’est illogique, nous étions en guerre !


Le Capitaine secoua son index, façon de dire « non ! », devant ses hommes médusés, interloqués et choqués par sa déclaration.

– Stop, stop. J’ai déjà discuté de tout ça avec la Commandante. Je vous comprends, j’ai été dans le même état que vous, j’ai eu le même raisonnement, mais j’ai su dépasser mes craintes et voir ce qui était le mieux pour nous tous. Je veux que justice soit faite, je suis votre capitaine, n’essayez pas de prendre les décisions, vous n’avez pas les aptitudes pour voir et savoir ce qui DOIT être fait. Il ne sert plus à rien de s’emporter, je n’ai plus qu’une seule question…

Encore une fois, pour laisser monter la tension, le Capitaine laissa sa phrase en attente.


Avant de, froidement, d’un ton laissant paraître du cynisme, lâcher ce que tous craignaient l’entendre dire :

– Y-a t-il un volontaire parmi vous pour mourir ?


Les pirates se regardèrent. Certains s’agaçaient vraiment de cette demande ahurissante ; d’autres commençaient à prier pour que le mauvais sort ne leur tombe pas dessus ; quelques uns plus futés se baissèrent, se firent petits et discrets pour éviter d’être choisis ; les derniers tentèrent de convaincre leur voisin :

– Vas-y, toi.

– Tu sais que tu serais un héros si tu te désignais.

– Je t’aimais bien, mais là je pense que c’est une mission pour toi.

– Tu te rends compte que ces derniers temps tu as fait beaucoup de bêtises ? Allez, va laver ton honneur, sois un homme !

– Je sais que tu vas te désigner, je t’en remercie, je ne t’oublierai pas !

– Tu te fais vieux, il ne te reste de toute façon plus beaucoup de temps à vivre…

– Tu sais qu’ici tu n’es pas très apprécié, sois volontaire, ne tente pas le vote.

– Pas de femmes, pas d’enfants qui t’attendent…


Malgré tout, personne ne leva la main, personne n’avança, personne ne se porta volontaire pour mourir et arranger la situation.

Le Capitaine lissa sa barbe et s’exprima à nouveau :

– Bon, je me doutais qu’il n’y avait que des couards, des peureux, aucun brave ! Je vais donc faire le nécessaire. Je vais faire ce que tout bon capitaine devrait faire dans une telle impasse. Je suis le seul qui peut tout résoudre. Je vais… Je suis… Commandante, je…

Encore encore une fois, le Capitaine se fit prier pour continuer sa phrase.


Les pirates eurent le temps de faire des hypothèses :

– Quel courage, je le savais, il va se porter volontaire !

– Il va tous nous sauver en se sacrifiant.

– Capitaine, ne faites pas ça… merci à vous.

– Il était impossible que vous nous trahissiez !

– J’en ai déjà les larmes aux yeux.

– Oh non, pas lui… je raconterai votre histoire au delà des mers.


Et ce fut au tour de la Commandante de craindre le pire, de percevoir qu’il pouvait se révéler fourbe et tout gâcher :

– Capitaine, il est hors de question que…

Elle n’osa pas dire la suite et attendit.


Le Capitaine prit alors un malin plaisir à terminer sa phrase :

– Comme tout bon capitaine, je vais me montrer juste, je vais être courageux, je vais faire mon devoir ! Je vais moi-même désigner quelqu’un.


Les pirates réagirent aussitôt :

– Ah…

– Oh…

– Hein ?

– Donc, il ne va pas…

– Et bah non…

– Oula…


La Commandante, soulagée, esquissa un large sourire et ne put retenir un :

– Parfait !

– Je vous annonce que mon choix se porte sur quelques pirates en particulier. D’abord et naturellement, sur toi qui a tiré ce malencontreux boulet de canon.

– Oh non ! Mais Capitaine, c’est sous votre ordre que j’ai tiré ! En plus j’ai fait mouche avec un superbe tir.

– Oui, oui, oui. Je sais, je sais. Sache que ça me gène un peu. Mais qu’on le veuille ou non, tu es coupable !


Le pirate concerné le regarda avec de grands yeux, bouche entrouverte, ne sachant comment se défendre face à cette accusation gratuite. Le Capitaine lui offrit un espoir :

– Après, il y a toi qui m’a coupé la parole.

– Hein ? Quoi ?! Non ! Je ne peux pas mourir pour avoir voulu discuter. J’échangeais mes idées avec vous, je ne peux pas mourir pour si peu !

– Si, si. Je t’assure que tu peux mourir pour ça, qui n’est, ne minimise pas ta faute, pas si peu ! J’aurais même dû te tuer moi-même pour ton manque de respect. Considère que tu as eu un peu de sursis.


Le pirate concerné tomba à genoux, anéanti d’être un choix hypothétique. Le Capitaine lui permit d’entrevoir une autre possibilité :

– Après, il y a toi, toi qui a douté de la réussite de notre mission.

– Mais depuis je me suis ravisé ! Je veux vous suivre dans cette aventure, ma femme et mes enfants pourront bien m’attendre ! J’ai toujours eu confiance en vous Capitaine. Je vous le jure. Vous êtes mon idole ! Mon chef, mon supérieur, je me plierai à toutes vos volontés ! Même si je dois en mourir !

– C’est bien dit, ça arrange tout le monde. Merci à toi.

– Euh… non non non non non ! Je me suis emballé, ce n’est pas ce que je voulais dire ! Je ne veux pas mourir, pas aujourd’hui, promis je ne doute plus !

– Certes, certes, c’est bien beau de l’entendre, mais à un moment tu as douté. Un homme qui doute une fois, doute pour toujours.


Le pirate concerné regarda dans tous les sens pour trouver de l’aide ou une échappatoire. Le Capitaine la lui proposa en mentionnant un autre candidat :

– Peut-être toi, toi qui a tiré trop tôt un autre boulet et que j’avais promis de punir plus tard. Le moment semble venu.

– Oh non, vous n’avez pas oublié…

– Je n’oublie jamais rien.


Le pirate concerné haussa les épaules, comme s’il avait déjà accepté son sort. Le Capitaine n’avait pourtant pas terminé :

– Ensuite, il y a vous deux, vous deux qui avaient perdu vos épées au combat durant l'abordage.

– Non mais, ce n’était que des femmes Capitaine, que des femmes ! On ne les combattait pas vraiment, mentirent ensemble et d’une même voix les deux pirates.

– Est-ce à moi que vous comptez faire avaler ça ? Vous mériteriez d’être mon choix, direct et définitif !


Les pirates concernés surent d’instinct qu’il ne fallait pas en rajouter. Après tout, il y avait déjà de nombreux prétendants. Le Capitaine leur donna raison, deux autres entrèrent dans la liste :

– Pour finir, tous les deux, là, si je me souviens bien vous vous êtes montrés en spectacle devant les femmes.

– Nous ? s’étonnèrent ensemble et d’une même voix les deux pirates mentionnés.

– Vous ! Oui, vous ! Qui en êtes venus aux mains juste après l’abordage, montrant une lamentable image de notre équipage !

– On ne se battait pas, on s’expliquait, c’était une sorte de jeu.

– Oui, voilà, c’est tout à fait ça, on s’amusait c’est tout. On est copains, dit le deuxième pirate en enlaçant le premier.

– C’est donc encore pire que ce que je pensais, vous vous amusiez… Pensez-vous vraiment que c’était le bon moment pour s’amuser ?!

– Ne lui répond pas, faut pas répondre, chuchota le pirate à son compère.

– Ne me répondez pas, c’est mieux comme ça ! aboya le Capitaine.


Et le Capitaine a raison, tout comme ce bon pirate. Quand vous n’avez plus d’argument, quand vous n’pouvez plus contredire, nier ou embrouiller, quand vous n’pouvez plus rien négocier, et bien contentez vous d’garder l’silence ! Ça agacera, ça énervera, mais au moins on n’pourra plus rien vous r’procher, et on n’pourra plus rien contre vous ! Usez toujours de vot’e droit à : garder l’silence !


– Et maintenant, que vais-je faire ? Quelle sera la vie ? qui sera prise. De tous ces pirates, qui m'indiffèrent, lequel vais-je choisir ?


Les questions posées, le Capitaine se contenta d’effectuer des va-et-vient devant ses hommes, tête baissée et l’air songeur.

Après avoir parcouru quelques mètres, il s’arrêta, redressa la tête et, mimant avoir choisi, fixa un point fictif à l’horizon.

Ceci fait, il se contenta de rejoindre ses hommes.

Au bout de quelques secondes à les dévisager, il déclara tout haut pour que tous l’entendent :

– Le choix est immense, j’en viens presque à regretter qu’un seul d'entre vous soit tué. Presque, car je suis un capitaine pirate, mais contrairement à mes prédécesseurs ou à mes homologues, je ne suis pas un capitaine cruel, sans cœur, sans amour, et sans attache pour mes hommes ! Je vous aime.

– Va-t-il falloir que je sorte les violons ? Capitaine, cela devient long, s’impatienta la Commandante.

– J’aurais pu vous dire, Commandante, de tous les tuer, enfin tous ceux que je viens de citer. Ça n’aurait été que justice, croyez-moi ! Mais je ne suis pas comme ça. Je suis bon, clément, tolérant, trop, et je ne vais donc choisir qu’un seul de mes hommes. Oui, oui, pirates, vous pouvez m’admirer et me remercier.


Les pirates, encore une fois convaincus par le discours du Capitaine, eurent d’un coup l’impression d’avoir en face d’eux un véritable Saint.


Pour tout vous dire, la plupart se rangèrent de son côté, car ils étaient surtout très soulagés de n’pas avoir été cité ! Un conseil, soyez toujours du côté d’ceux qui décident !


– Il n’a pas tort notre Capitaine.

– C’est vrai qu’ils méritent tous d’être pendus !

– Ouais ! Ils n’ont qu’à assumer leurs erreurs.

– Bien fait pour eux, moi je les aurais tous sacrifiés !

– Qu’il est bon, notre Capitaine, il ne va en choisir qu’UN seul.

– On est chanceux de l’avoir et d’avoir son amour !

– Moi ce que j’en dis c’est : quel bon choix que ceux désignés !


Après avoir fait son petit effet, le Capitaine inspira et pointa son doigt :

– C’est toi, c’est toi que je choisis.

– Oh, mais, non, Capitaine, non, pitié, non ! NON ! Non, non non non… implora le pirate désigné.

Le Capitaine garda son doigt pointé sur lui et le fixa en silence.


Le pirate tenta de le faire changer d’avis :

– Je… je… je n’ai fait que perdre mon épée, elle… elle est tombée dans l’eau… mais je ne suis pas mort ! Je… je vous assure, c’était juste un coup de malchance, elle est tombée à l’eau mais donnez-moi une autre arme et je vous promets, je vous promets, que tous nos prochains ennemis périront de ma main !


Le Capitaine secoua la tête. Le pirate essaya, dans un ultime espoir, de désigner son autre camarade :

– Puis c’est lui que vous aviez promis de punir ! Pas moi ! Il le mérite bien plus que moi !

– Non. C’est tout, c’est comme ça, le Capitaine a fait son choix, qui est d’ailleurs plus que respectable, et qui me semble plus que judicieux, se défendit à son tour le pirate à qui il avait été promis une punition.

– Femmes, saisissez-vous de lui, qu’on en finisse, tout cela n’a que trop duré ! tonna la Commandante.


Les pirates, qui ne voulaient surtout pas être saisis par erreur, s’écartèrent du malheureux. Les femmes s’approchèrent d’un pas sûr, déterminées ; le pirate s’écroula sur les genoux.

Il voulut supplier mais n’arriva plus à parler ; il ferma les yeux, mourir, voilà où il en était, plus que quelques minutes, secondes, à vivre…

Les femmes l’attrapèrent vigoureusement sous les aisselles pour le relever.


Puis, il entendit la voix du Capitaine, encore, cette fois-ci comme venue du ciel, pour peut-être lui offrir un ultime espoir :

– Commandante. Commandante. Commandante. J’y pense à l’instant et me voilà bien embarrassé. Je me rends compte que nous aussi nous avons eu du tort.

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