12 - L'argumentation

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Et d’un coup, tout s’illumina. Le Capitaine plissa les yeux et, de sa main, se protégea de cette soudaine clarté. Deux ou trois clignements plus tard, le voilà qu’il se réhabituait à la luminosité. Il regarda alors autour de lui et vit que, tous les quatre à cinq mètres, des petites boules de feu lévitaient au-dessus de socles métalliques fixés dans la coque. Il en conclut aisément que quelque chose de surnaturel se cachait là-dessous.


– Ahah, de la magie, ça faisait longtemps. La simple petite boule de feu en est même venue à se multiplier, annonça-t-il tout haut, montrant ainsi qu’il était presque prêt à admettre l’improbable.

– Celles-ci n’ont rien de vraiment extraordinaire. Il m’a juste suffi d’envoyer une petite décharge électrique sur la poudre contenue dans les socles. Puis les boules lumineuses sont apparues, et la lumière fut, expliqua la Commandante tout en faisant grésiller le bout de ses doigts.

– Restez donc où vous êtes et ne m’approchez pas avec vos petits éclairs bizarres ! la prévint-il tout en la pointant du doigt.

– Mon pauvre petit bout de chou, ces petites étincelles vous terrorisent-elles ? le questionna-t-elle tout en s’amusant à en faire de plus en plus.

– Oh ne recommencez pas, madame la "je ne suis surprise par rien parce que je vis dans un univers magique" ! Et excusez-moi d’être méfiant vis-à-vis de vos artifices, car voyez-vous, dans mon monde, je ne considère pas qu’allumer des lumières à distance soit ordinaire. Chez moi, tout ne s’illumine pas lorsque je rentre ! Tiens, d’ailleurs j’imagine la scène : j’ouvre la porte, j’entre chez moi, j’appuie par exemple sur le mur et, hop, lumière ! Mieux encore, j’entre, je crie « lumière » et celle-ci apparaît ! Je veux bien être visionnaire, mais il y a des limites !


Et même s’il n’a pas deviné qu’l’électricité arriverait un jour dans tous les foyers, et qu’la technologie créerait l’impossible, le Capitaine s’intéressait beaucoup aux sciences. Et oui ! D’ailleurs ne négligez jamais les études, apprenez, bûchez, instruisez-vous ! Ça peut paraître dur, contraignant, fatiguant, mais la connaissance, la culture et le savoir apportent toujours un temps d’avance sur l’ennemi et sur les situations compliquées. S’instruire n’est jamais une perte de temps. Mais ne restez pas exclusiv’ment enfermés dans les bouquins, s’intéresser aux autres, discuter et voyager apportent une vraie richesse de vie. Puis soyez curieux, observateurs, j’me répète mais les légendes ont une part de vérité ; la magie, les monstres, les créatures féeriques, les mondes enchanteurs, tout ça existent, et n’demande qu’à être retrouvé. Découvrez-les et votre vie en vaudra milles !

Voilà voilà, j’suis sûre que c’que j’viens d’vous dire plaira pour une fois à vos parents.


Une fois qu’il eut intégré et quasi accepté le fait que des lumières miraculeuses puissent exister, le Capitaine en détourna son attention. Il scruta alors son environnement et, dans un premier temps, s’intéressa à cet anormal sol meuble sur lequel il marchait. Baissant les yeux, il constata que de la terre noire y était répandue. Peu précieux, mais tout de même soucieux de son apparence, il détesta s’apercevoir qu’il en était recouvert :

– J’aurais pu me contenter de vous faire cirer mes bottes, mais il faudra aussi me laver mes vêtements, pesta-t-il tout en se frottant des deux mains pour en faire partir la terre noire restée collée.

– Je ne vous ai pas demandé de vous allonger au beau milieu de la cale, se défendit-elle.

– À d’autres ! Vous allez me faire croire que je me suis endormi car j’étais fatigué et, qu’en fait, tout ça est finalement ma faute ? déclara-t-il consterné.

– Là aussi, dit-elle en se tapotant le menton.

– Quoi, là aussi ?! s’énerva-t-il.

– Gardez donc votre sale caractère, je disais cela pour vous aider, tant pis pour vous, se résigna-t-elle avec indifférence.

– Tant pis pour moi de quoi ?! persista-t-il agacé.

– J’attends que vous changiez de ton et peut-être que vous saurez, l’avertit-elle.


Le Capitaine serra la mâchoire, se retint d’être injurieux et se contenta de fulminer intérieurement :

<< – C’est à moi que tu parles ? C’est à moi que tu parles ?! Espèce de sale garce prépubère, changez de ton, moi, changez de ton ?! Putain, c’est à moi qu’elle parle ! >>


C’est quoi prépubère ? Euh… c’est… pourquoi m’embêt’rais-je à vous expliquer puisque, déjà, un : vous ne retiendrez pas, et deux : en fait le Capitaine a pensé "salope". Voilà, ça vous comprenez ? C’est malpoli ? Bien-sûr que c’est malpoli, c’est une insulte ! Oh, je désespère…

Prépubère, c’est avant la puberté. Bien entendu, allez-y : qu’est-ce que c’est qu’la puberté… Voilà, je l’savais. La puberté, c’est… c’est… la période du passage de l’enfance vers l’adolescence, là où vous allez êt’e submergés d’hormones, c’est l’moment où vous atteindrez l’âge de… de… d’avoir des enfants.

Ce n’est pas très clair ? Alors moralité, mes p’tits pirates, n’cherchez pas à faire compliqué, privilégiez toujours "salope", c’est une valeur-sûre dans l’monde de l’injure.


Après ce léger moment de tension, il se décrispa, respira et reprit plus posément en désignant vaguement sa barbe :

– Vous me disiez ? Là aussi ?

– Oui, là aussi, redit-elle en se tapotant le menton.

<< – Cette canaille décérébrée – Oui, non ? Non, oui ? Bon, ok, je change :


<< – Cette salope est en train de se payer ma tête ? Elle se fiche – en fait, c’était plus “fout”, hein, qu’il disait, mais après ça f'rait beaucoup d’vulgarités d’un coup... – clairement de ma gueule ! Putain, de putain de… >>

– Est-ce moi ou vous me redevenez irritable ?

<< – Si je deviens irritable ? Si je redeviens irritable ?! C’est à moi que tu parles, là ? C’est à moi que tu parles ?! >>

– Oh oh, je vous parle.

– Oh oh, elle me parle, répéta-t-il sidéré.

– Oui, "elle", moi, je vous parle, Capitaine !

– Sans blague ! lâcha-t-il avec colère, avant de se reprendre et de changer de ton. Sans blague, je le vois bien que vous vous adressez à moi.

– Et est-ce que, "elle", moi, je vous irrite ?

– Certainement à votre grand regret, mais non, je suis calme, serein, posé, point du tout irrité.

– Tant mieux, je m’en réjouis, sourit-elle en dévoilant ses dents blanches.

<< – Fiche-toi – ok, ok, on n’est plus à ça près – Fous-toi encore de ma gueule et tes belles dents blanches risquent de rougir, voire de tomber, et tu pourras toujours t’amuser à les rechercher dans cette terre noire, >> pensa-t-il en affichant un sourire avenant en forme de parfait croissant.


Tous deux figés dans la même position se regardèrent quelques instants, avant qu’elle ne se décide à tout lui dévoiler :

– Là ! Dans votre barbe, vous avez encore un peu de terre. Vous ne voudriez tout de même pas arriver si négligé devant la Générale ?

– J’ai de la terre… j’ai de la terre… reprit-il, ahuri, d’en arriver jusque-là à cause d’un peu de terre.

– Oui, de la terre, là, insista-t-elle en pointant son menton.


Sans plus en rajouter, le Capitaine se frotta la barbe. À nouveau, elle lui fit un petit signe de la tête.


– Encore ? comprit-il.

– Oui, un peu.


Le Capitaine ébouriffa énergiquement sa barbe, avant de se forcer à lui demander d’un air renfrogné :

– C’est bon ?

– Ce n’est pas trop mal. Mais attendez, ne bougez pas.


La Commandante se rapprocha de lui, l’inspecta méticuleusement et, délicatement de la main, entreprit de lui rectifier un épi de barbe récalcitrant.

– Tututute, fit-elle en claquant sensuellement sa langue sur son palais. Tenace, se plaignit-elle, avant de se décider à se lubrifier les doigts avec un peu de salive, tout en soutenant lascivement son regard.

<< – Ce geste apparaît, plutôt devrait être, peu gracieux et quelque peu salace. Néanmoins, cette magicienne – non, non pas "salope", pas tout l’temps ! Non mais oh ! – arrive à en faire quelque chose d’étonnamment voluptueux, de presque… érotique, >> se laissa-t-il éblouir avant de se reprendre :

– Bon, bon, bon, bon, c’est bon ?! Avez-vous fini de m’astiquer ? essaya-t-il de s’offusquer pour tenter de chasser son érectile embarras.

– Laissez-vous faire, c’est encore tout raide, l’émoustilla-t-elle en s’appliquant à caresser la partie érigée.

– Je n’en peux plus, vous allez me faire exploser ! s’impatienta-t-il.

– Chut, restez tranquille, nous y somme presque, l’apaisa-t-elle en le sentant enfin céder.

– Ohohoh, geignit-il pour laisser échapper la pression.


La Commandante se recula d’un pas pour mieux l’observer. Satisfaite, elle déclara :

– Paaarfait ! Cela change un homme.

– Meeerci ! Vous me soulagez d’un poids, répondit-il moqueur tout en se lissant machinalement la barbe.

– Allons-y, suivez-moi, décida-t-elle tout en s’essuyant négligemment la main sur sa cuisse.


Alors qu’elle se retournait, déjà prête à marcher, le Capitaine interrompit son mouvement :

– Minute, minute, minute. Vous pensiez peut-être m’avoir obnubilé avec votre petite caresse tactique, et m’avoir fait perdre le fil de mes idées, mais que nenni ! Pourquoi suis-je tombé de fatigue ?

– Arrêtez donc avec vos questions. Ne cherchez pas à tout comprendre. Une explication ne vous apportera ni réconfort, ne changera pas le passé et n’améliorera pas le futur.

– J’aurais au moins la satisfaction de savoir pourquoi je me suis senti si épuisé.

– Si je peux encore vous soulager, considérez que vous vous êtes senti un peu las à cause d’un petit envoûtement de rien du tout. Voilà, rassuré ?

– Pas nécessairement. Un envoûtement, c’est comme un piège. Pour ça, je devrais vous trucider.

– Vous ne le ferez pas, puisque tout cela n’est pas bien grave. La Générale avait besoin d’en savoir un peu plus sur vous. Il fallait qu’elle soit sûre. Que nous, soyons sûres.

– Et ? En ai-je quelque chose à faire de savoir que vous vouliez être sûres ? Et sûres de quoi, d’abord ? dit-il passablement énervé.

– Sûres de vous ; et nous le sommes.


Ne souhaitant pas s’attarder sur le sujet, elle mit un terme à la discussion en enchaînant rapidement :

– J’admets m’être trompée, je vois que que mon explication vous a finalement apporté ce réconfort tant attendu. La tension est retombée, c’est merveilleux de vous voir maintenant si relaxé et détendu.

– Non ! Non !! Et non !!! Ça n’a rien de merveilleux, vous m’avez tendu une embuscade ! Que ce serait-il passé si vous ne m’aviez pas trouvé à votre… goût ?!

– Vous seriez reparti sans voir la Générale, affirma-t-elle en tout simplicité.

– Laissez-moi douter de votre bonne foi, prétendit-il, pas du tout convaincu qu’il s’en serait sorti vivant.

– Vous allez vraiment bouder et nous en vouloir pour si peu ?

– N’essayez pas de relativiser les choses ! J’ai été victime d’un enchantement et si je n’avais pas passé le cap de votre jugement, je serais, à l’heure actuelle, mort !

– Pas du tout, mais pas du tout, voyez-vous toujours le mal partout ?

– Vous même m’avez dit qu’il fallait se méfier, que peu vous considérait comme gentille ! lui rappela-t-il.

– Oui, mais de là à être fourbe, sanguinaire, malhonnête, inhumaine… Réellement, pour qui me prenez-vous ? Vous me faites de la peine, vraiment, simula-t-elle être attristée par une telle idée.

– La pauvre petite chatte recommence à minauder.

– Miaou. Miaou, lui donna-t-elle raison en minaudant.

– Épargnez-moi toute votre mascarade.

– Nous pardonnez-vous pour le désagrément qu’a pu être votre petite sieste ?

– Pourquoi le devrais-je ?

– Car cela était nécessaire, pour que nous puissions coopérer.

– Pourquoi ne pas avoir averti ?

– Vous vous seriez laissé aller, la Générale devait tester votre résistance.

– Pourquoi voudrais-je que l’on œuvre ensemble ?

– Attendez de voir si vous acceptez ou non notre offre. Rencontrez la Générale et vous déciderez vous-même. Je vous promets encore que si vous refusez ce que l’on attend de vous, vous partirez, en homme libre, indépendant, et souverain de sa propre destinée.


Le Capitaine fixa pensivement la Commandante. Pour le convaincre de continuer, pour que tout cela n’ait pas servi à rien, pour mettre fin à son indécision et à ses doutes, elle reprit la parole avec sérieux et se lança dans une argumentation :

– Capitaine, ne réfléchissez pas trop. Vous êtes descendu ici pour voir la Générale, pour entendre ce qu’elle avait à vous proposer. Je vous ai promis de l’or, vous en aurez. Je vous avais dit qu’il n’y aurait pas de piège, alors n’essayez pas de comparer et d’assimiler notre rituel à un guet-apens, ce n’en était pas un. Ne résistez pas à l’intérêt qu’a suscité en vous le peu de magie que vous avez aperçu. Nous allons vous donner l’opportunité de voir ce que peu d’hommes ont vu ; rien que cela, n’est-ce pas suffisamment intrigant pour que vous continuiez l’aventure ?

– Hum…

– Capitaine ! le pressa-t-elle.

– Oui. Oui, je dois l’admettre.

– Nous continuons ?

– Mais qu’attendez-vous ? Guidez-moi, je crois que nous avons perdu assez de temps à palabrer !


Cette fois-ci, la Commandante se retourna et avança dans la cale du bateau, sans plus s’arrêter, jusqu’à le conduire auprès de la Générale.


Enfin, elle essaya d’avancer car, mes chers p’tits pirates, comme vous l’avez vu ces deux là aiment bien palabrer. Stop, je sais, vous n’savez pas c’que veut dire palabrer, c’est pour ça que j’interviens. Je suis en fait un peu à vos yeux comme un dictionnaire ambulant. Robot, dictionnaire, moi, toutududut, hop, hop, l, m, n, o, PPPP. Scrach. AAAA. Après le A, crikcrik, j, k, LLLL. Je tourne la page robotique sensorielle, AAAA. Bipbip rapide, BBBB.

Quoi ? Ne m’regardez pas comme ça ! Vous n’voyez pas que j’mine un dictionnaire-robot ? Ouais, bah essayez donc, vous, d’imiter un dico-robot, ça n’a rien d’aisé ! Voilà, puisque vous n’aimez pas mon interprétation, j’arrête. Vous avez tout gagné, on va faire ça de façon classique sans s’amuser : Palabrer, c’est tenir des discussions interminables.

Donc moi j’palabre ? Tu… Je… Moi, j’palabre ?! C’est à moi qu’tu parles ? C’est à moi qu’tu parles ? Va falloir changer d’comportement, mon petit ! J’en parlerai à tes parents. Non, mais, moi j’palabre, n’importe quoi ! En fait, j’vois qu’t’as rien compris à la définition… Nullos, débile, gros naze, j’vais t’en fout’e des « moi j’palabre ».

Je disais donc qu’elle essaya d’avancer :


– Vous avez oublié un point important dans votre argumentation.


Stoppée dans son élan, la Commandante s’arrêta, ses épaules s’affaissèrent et sa tête tomba jusqu’à ce que son menton touche sa poitrine. Elle inspira, expira, se ressaisit et, un peu inquiète, se retourna :

– Quel est donc ce… "point important" ?

– C’est que finalement, si j'accepte de vous suivre, outre que je sois curieux, c'est surtout parce que je m’amuse bien avec vous.


La Commandante laissa échapper un rire franc et spontané. Soulagée, souriante, elle secoua la tête et, sans répondre, se détourna et se remit en marche. Il lui emboîta le pas.


Sans que le Capitaine ne s’en doute, une voix, d’une tonalité menaçante et quelque peu ténébreuse, se fit entendre dans la tête de la Commandante :

<< – Oui, nous allons bien nous amuser avec lui.

N’est-ce pas, Générale, attesta la Commandante. >>

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