13 - La Générale

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Au bout de seulement quelques petits pas, la Commandante stoppa sa marche – si, si. Elle s’arrêta juste devant le chapeau du Capitaine qui, une fois encore, traînait à même le sol et glissa son pied dessous.

– Attrapez, la Générale nous attend.

D’un petit coup sec, elle le fit s’envoler. Pendant que le chapeau tournoyait dans les airs, le Capitaine en profita pour faire deux saltos, une roulade et une pirouette, et ainsi venir se positionner pour une parfaite réception. Trois superbes loopings plus tard, le chapeau retomba pile-poil sur sa tête.

Le Capitaine écarta les bras pour saluer, la Commandante l’applaudit. Il ne la laissa pas en reste et l’acclama pour la précision de son lancé.

Aucune réaction ? Ça confirme exactement c’que j’ pensais d’vous. On vous f’rait avaler n’import’ quoi ! C’est trop vous d’mander d’avoir un peu d’jugeote ?! Le bateau c’n’est pas un chapiteau ! On n’est pas dans une histoire de clowns ! On n'est pas au cirque !

La morale, mes p’tits pirates, c’est qu’il ne faut pas tout croire ! J’pense d’ailleurs me souv'nir qu’j’vous avais déjà dit un truc dans l’genre… Alors maint’nant, il s’rait bon d’les appliquer, les morales !

Tiens, toi, là bas, dis un chiffre. J’attends… Tu t’décides ?! Mais pourquoi, quand on vous d’mande un chiffre, à vous les enfants, faut toujours qu’ça prenne trois plombes ?! C’est pas croyab’e, j’te d’mande un chiffre, j’te d’mande pas d’me r’ssortir le théorème de la physique quantique et d’m’exposer sa relativité inclusive au sein des cultures mondiales, sous et sur-développées, sous l’emprise, influente et dominante, des ordres religieux, reléguant le mysticisme et la pratique de la magie au rang des païens ! J’tai d’mandé ça ? NON ! J’te d’mande un chiffre, pu… naise ; c’n'est pas sorcier. Un chiffre. Just’ un chiffre.

Quoi ? Quatre-vingt-dix-neuf ? J’abandonne… Vous m’désespérez. Alors, déjà, pourquoi, avec vous les enfants, faut toujours qu’ce soit un chiffre du bout du monde ?! Et deux, pour votr’ info, un chiffre ça va de zéro à neuf, après ce sont deux chiffres, ou plus, mis côte-à-côte, et qui forment un nombre. Donc quatre-vingt-dix-neuf, c’est un ? Nombre. Parfait ! J’suis certaine que des mauvaises langues auraient parié qu'vous vous seriez trompés. J'l'ai toujours su, moi, qu’vous n’étiez pas si bêtes.

Donc vas-y, redonne-moi un chiffre. Vingt-et-un… Hum, euh… Bon, j’vais plutôt te d’mander à toi. Zéro. Non, zéro ça n’marche pas ! Putain d’bordel de… punaise. Comment ça c’est moi qu’ait dit qu’un chiffre ça va de zéro à neuf ? Oui, mais… le zéro n’se choisit jamais ! C’est une règle d’or mondial’ement connue dans tout l’univers ! Pourquoi compliquez-vous tout en permanence ? Oh, vous m’énervez, on va simplifier : tu as dis le quatre, c’est bien le quatre.

Donc j’en r’eviens au début, qui est maint’nant bien loin, et puisque vous avez réussi à choisir le chiffre quatre – non sans mal, notons-le –, qu’elle était la quatrième morale de cette histoire ? Ahahah, y’a plus personne pour la ram’ner là, hein ?

Quoi ? C’est qu’faut mentir, tricher, frapper les plus petits, tourner sa langue, pas cafter mais tout dire si on y gagne quelque chose, pas hésiter à mater et tripoter les autres si ils sont d’accord, sinon pas hésiter à utiliser la violence, qu’péter c’est bon pour la santé, qu’les insultes c’est classe, que l’sexe c’est cool et qu’il faut toujours tout faire au dernier moment… J’avais d’mandé qu’la quatrième... J’vous ai vraiment dit tout ça ? Euh, n’oubliez pas qu’j’ai aussi dit qu’il fallait être gentil, bien travailler à l’école, s’intéresser au monde et écouter son papa et sa maman ! Quand même… quand même. Sinon on va croire que j’suis un monstre.

Bon, puisqu’au final on a réussi à démontrer qu’vous étiez pénibles, bêtes, mais qu’vous aviez d’la mémoire, on continue ?

D’un petit coup sec, la Commandante fit sauter le chapeau du Capitaine en l’air. Le Capitaine, d’un geste maladroit, le rata. Le chapeau retomba au sol et roula dans la terre noire. Il n’en fallait pas autant à la Commandante pour lancer une réplique, gentille, mais piquante :

– Presque, un tout petit peu moins empoté et vous arriviez à le rattraper. Enfin, tout le monde a le droit à ses petits moments de faiblesse.

– Ah, quel dommage, quel dommage que vous ayez les pieds biscornus. Avec un minimum d’habileté vous auriez réussi à bien viser. Enfin, tout le monde a le droit à ses petits moments de maladresse.

– Balourd, va !

– Godiche !

– Fanfaron !

– Vantarde !

– Nigaud !

– Crétine !

– Andouille !

– Grosses fesses !

– Hein ? Quoi ?! Je ne vous le permets pas, cela ne se fait pas d’attaquer le physique ! contesta-t-elle.

– D’accord, je retire.

– De plus, notez que mes fesses ne sont pas grosses !

– Refaites voir.

– Vicieux !

– Pudique !

– Et alors ?

– Oui, ce n’est pas forcément un défaut. Je retire.

– Exhibitionniste !

– Oui, mais pour ma défense, je ne fais que partager ma beauté.

– Vantard !

– Un point commun, qui se ressemble s’assemble.

– Dommage, les opposés s’attirent.

– Commandante, vous m’énervez à toujours vouloir avoir le dernier mot.

– Capitaine, vous m’énervez à refuser d’admettre que j’ai toujours raison.

– Plutôt mourir !

– Ne me tentez pas !

– Je vous rappelle que vous avez besoin de moi.

– Je préfère dire que nous allons nous entraider.

– Fière ! Mais ne le soyez pas trop. Dites-le donc, que je vous suis indispensable.

– Arrogant ! Mais ne le soyez pas trop. Cela pourrait vous perdre.

– Délicieuse !

– Charmant !

Tous deux se dévisagèrent, sans plus trouver un seul qualificatif, et, d’un commun accord silencieux, se remirent en mouvement.

Le Capitaine ramassa son chapeau – qui, oui, est toujours au sol – , et l’épousseta de quelques tapes avant de s’en recoiffer. Il rejoignit ensuite la Commandante déjà à quelques mètres devant lui.

Au milieu de la cale et de-ci de-là, le Capitaine vit plusieurs poteaux servant naturellement à maintenir le plancher haut ; certainement ce qu’il avait pris pour des arbres. La brume, quant à elle, avait étrangement et subitement disparu. Pourtant, arbres et brume lui avaient paru si réel… le Capitaine en vint à méditer :

<< – De la magie, ça ne pouvait être que ça, réelle et inconcevable… Où suis-je donc tombé ? Est-ce vraiment de la magie ? Non, ressaisis-toi, c’est impossible. Mais que m’arrive t-il, ça n’existe pas, la magie ! Je divague, j’ai des hallucinations, fichtre, il faut que je me reprenne ! Je suis encore sous l’emprise de leur envoûtement, ça ne peut-être que ça, ce n’était que de la poudre jetée à mes yeux, rien qu’une illusion bien fichue pour m’entourlouper ! Je veux bien avoir l’esprit ouvert, mais que ces poteaux deviennent des arbres, qu’il y ait de la brume magique et qu’un cheval coure tout autour de moi, c’est du pur délire ! De la folie ! D’ailleurs, comme par hasard, plus de cheval en vue et aucune réponse franche là-dessus, si ce ne sont des promesses, toujours, que je vais comprendre. Et bien sûr, madame la Commandante voit dans le noir, à d’autres ! Ta lumière magique et tes flammèches ridicules au bout des doigts, de simples tours de charlatan ! Escroc ! >>

<< – En êtes-vous si certain ? Quelles autres preuves vous faut-il ? Combien de fois la Commandante devra vous le répéter, Capitaine, que la magie existe, que l’autre monde est bel et bien présent. Vous, pauvres humains, êtes bien trop enfermés dans vos propres certitudes pour contempler et apercevoir ce qui vous entoure ! Mais tant mieux, tant mieux, restez primitifs, nous pourrons ainsi continuer à profiter de vous à notre convenance, et rester à l’abri de vos vices. Enfin, je m’égare, je ne suis pas là pour vous faire la leçon, aujourd’hui je compte juste tirer parti de vos supposés, mais espérés talents, Capitaine. >>

– Quoi ?! Qu’est-ce donc ?! réalisa tardivement le Capitaine, pas du tout habitué à la télépathie.

Perdu, il tourna sur lui-même et regarda dans tous les sens.

La Commandante, comprenant sa détresse et sa surprise, prit la parole pour lui répondre :

– À vous voir réagir ainsi, je crois deviner que la Générale s’est adressée mentalement à vous. Vous pouvez en être honoré, elle ne prend d’habitude pas cette peine. Je sais que cela l’ennuie, elle trouve en général les humains trop insignifiants pour converser avec eux de la sorte.

– Hum, hum… hein ? dit-il finalement sans trop l’écouter et sans avoir porté plus d’attention que ça aux propos de la Générale.

Toujours en train de peser le pour et le contre, à savoir s’il devenait fou et paranoïaque, ou s’il se devait réellement de croire au surnaturel, il préféra ne pas choisir et, pour se tranquilliser, se focalisa sur son entourage. Hormis la terre au sol et les boules de feu, tout ressemblait maintenant à une cale de bateau presque ordinaire. Une cale bien vide, mais ordinaire.

<< – Tout est normal. Tout, est, normal. Ordinaire. >>

À quelques mètres devant lui, se dressait une cloison avec en son centre une porte. Ses pas le menant vers celle-ci, il en fit une déduction aisée :

<< – Il doit s’agir de la cabine de la Générale. >>

Jusqu’à ce que ses doutes le rattrapent :

<< – Enfin, si elle existe, si ce n’est pas un coup monté d’une Commandante à la double personnalité… >>

Car malgré les preuves, le Capitaine n’avait pas encore tout à fait choisi son camp : sceptique ou croyant. Il en venait à douter de tout, de lui-même, de ses yeux, de ses oreilles.

La commandante, voyant son regard figé sur la cabine, déclara :

– Il est temps de rencontrer la Générale. Vous allez comprendre et, enfin, admettre une bonne fois pour toute que l’impossible existe et que vous n’êtes pas victime d’illusions !

– Mais vous lisez dans mes pensées ou quoi ?

– Moi ? Non. Pas moi, dit-elle le plus naturellement du monde.

Méfiant, le Capitaine se força à ne plus penser à rien.

Essayez donc, vous, de n’plus penser à rien !

C’n’est pas facile, hein ? J’parie même qu’vous êtes en train d’penser qu’il ne faut pas penser. Ah, ça vous en bouche un coin, moi aussi j’sais lire dans les pensées !

Alors à quoi tu penses ? Tu penses que ce soir, lorsque tu t’endormiras, l’homme des bois viendra taper à ta fenêtre. Il l’ouvrira ou brisera la vitre ! Tu ne pourras pas crier tellement tu auras peur. Il entrera dans ta chambre, s’avancera vers toi, te frappera de ses poings de bois, t’étouffera de ses cheveux-feuilles. Te dévorera de ses crocs d’ébène ! Ouf, tu mourras juste avant qu’il ne s’attaque à tes parents, juste avant de le voir les mutiler, juste avant de les voir souffrir.

Non, tu n’pensais pas à ça ? Ah, bah j’ai dû m’tromper. C’est vrai, maint’nant qu’j’y r’pense, j’suis comme la Commandante, je n’lis pas dans les pensées.

Pourquoi j’ai dit ça alors ? Peut-être que j’ai un don de voyance ! Ahahahaha ! – Rire diabolique

Le monstre des bois n’existe pas ? Oui, d’accord, si ça peut vous rassurer.

– Capitaine, je repense à tout ce chemin que nous avons traversé, et voilà, nous y sommes. Cette cale, comme vous avez dû le deviner, est l’espace de la Générale. Là, devant vous, derrière cette cloison, se trouve sa demeure. Allez-y, avancez et entrez.

La Capitaine, immobile, prit son temps pour regarder devant lui. Un mur en bois cloisonnait toute la partie arrière de la cale. Pile en son centre, se dressait donc la porte : une majestueuse double-porte en forme de voûte.

Un des battant s’ouvrit. Surpris, il eut un geste de recul. Il jeta un coup d’œil mais ne discerna qu’une totale obscurité. Hésitant à franchir le pas, il se retourna vers la Commandante. Elle hocha la tête, pour lui signifier qu’il se devait d’entrer. Le Capitaine regarda à nouveau dans l’embrasure de la porte et, incertain, se retourna encore vers la Commandante.

– Capitaine, nous sommes au bout de notre périple, un peu de courage, je ne vais tout de même pas devoir vous pousser ?

– Me pousser ? Dans cette pièce ? J’y entre quand je veux, quand… ça me chantera, prétendit-il tout en continuant, peu rassuré, à jeter des petits coups d’œil.

– Alors allez-y, entrez !

<< – Pfff, de toute façon, au point où j’en suis, je ne vais pas reculer. >>

Le Capitaine entra. Le battant de la porte resta ouvert. Malgré la luminosité de la cale, issue des boules de feu, il ne distingua rien, pas même une ombre. Il se servit alors de son odorat, huma l’air et perçut des parfums fruités, une odeur de paille, des arômes boisés, une fragrance somme toute plutôt agréable et apaisante. Il fit ensuite appel à tout son corps et ressentit une douce chaleur, ou une douce fraîcheur, l’envelopper. En fait, il n’avait ni chaud ni froid, et n’éprouva ni sécheresse ni humidité, juste un climat idéal. Finalement, l'absence de vision ne le gêna plus, dans cette cabine tout lui sembla parfait.

C’est alors qu’une lumière progressive, sortit de nulle part, s’intensifia petit à petit, comme si le jour se levait. La cabine se dévoila à ses yeux. Il put y voir le raffinement de la décoration et de l’ameublement :

Sur sa droite, une longue table, massive et ornée de gravures, recouverte de documents et de cartes soigneusement posés, occupait une bonne partie de l’espace. Il ne put s’empêcher de penser à la petite table de sa propre cabine, sur laquelle des cartes se retrouvaient souvent chiffonnées dans un total désordre.

Sur sa gauche, de la paille, fraîche et propre, répandue en un rectangle impeccable, recouvrait tout un coin de la pièce.

Sur le reste du sol, de somptueux et volumineux coussins reposaient sur de grands et luxueux tapis.

Face à lui, une structure en pierre, sculptée d’étranges motifs, sortait du mur telle une improbable fontaine. À son pied, un petit bassin était rempli d’une eau douce pure et translucide.

Un peu partout, des chaises, des buffets, des armoires, sculptés de multiples et diverses gravures, remplissaient le reste de la pièce. À y regarder de plus près, il distingua en motifs des chevaux, des femmes, des scènes de guerre, et des écritures qu’il n’avait jusqu’ici encore jamais vu.

Les murs, tout comme le plafond, étaient recouverts d’une sorte de lierre sur lequel poussaient des fleurs plus colorées les unes que les autres. Des fleurs bleues, rouges, jaunes, blanches et certaines, bien que cela puisse paraître incroyable, multicolores. Toutes, il dut se l’avouer, composaient une formidable et harmonieuse floraison.

Mais surtout, surtout, fièrement dressée au centre de la pièce, il vit un grand cheval noir aux reflets cuivrés. Une jument imposante, gracieuse et élancée. Une jument au regard sombre, à la longue crinière noire, souple et ondulante, cheminant sur son encolure. Mais surtout, encore surtout, le Capitaine eut la surprise de découvrir, exactement au-dessus de ses yeux, au centre de sa tête, une longue corne jaune.

Plus qu’une jument, bien plus qu’une jument, il sut donc, bien qu’il n’en ait vu que dans des livres aux histoires fabuleuses et imaginaires, que devant lui se tenait une licorne.

Il resta bouche bée, incrédule, face à cette vraie licorne, vivante, réelle, envoûtante et terrifiante à la fois, et fut stupéfait, abasourdi, de voir que cette créature mythique, censée n’exister que dans les contes, se trouvait là… là devant lui.

D’un geste majestueux, la licorne inclina la tête, puis pointa son naseau vers une splendide chaise en bois pour l’inviter, il le comprit, à s’asseoir.

La porte claqua derrière lui, il sursauta, se retourna brusquement et vit que… la Commandante venait de la refermer. Cette fois-ci, rien de magique.

– Capitaine, je vous présente la Générale, elle vous propose de vous asseoir.

À ce moment là, le Capitaine ne pensait vraiment plus à rien.

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