Chapitre 4 Un serviteur dévoué - Partie 2

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 Kundall se souvint du jour où il avait revu Albus pour la première fois. Cela s'était passé presque dix ans plus tôt. Anthestène venait de mourir, et le nouveau roi l'avait convoqué. Le vieux majordome n’avait pas assisté aux funérailles, et il pensait que cela allait lui être reproché. Au contraire, le jeune souverain l'avait d'abord remercié pour ses longues années de bon service puis, sans que Kundall s'y attende, il s'était excusé. Il lui avait demandé pardon de l'avoir laissé ainsi payer alors que c'était lui qui lui avait demandé de garder le silence. Albus lui avait ensuite offert une grosse somme d'argent en dédommagement, ainsi qu'un emploi dans ses appartements. Kundall avait tout accepté, les excuses comme l'argent, et s'était retiré avec une révérence. Néanmoins, il n'avait pas éprouvé la moindre reconnaissance pour son nouveau roi. Il estimait que cet argent n'était que justice, et il n'avait accepté de travailler dans les appartements du roi que parce que ce serait moins contraignant pour ses jambes et son dos que son emploi aux cuisines.

 Ainsi, Kundall avait de nouveau côtoyé tous les jours Albus, ainsi que Jacob, qui avait su se faire une place au côté des puissants. Il avait également fait la connaissance de Eowyn et de la petite Tabatha. Il avait craint un moment que le roi lui confie la garde de sa fille, mais heureusement l'éducation de la gamine était déjà assurée par ses parents et une vieille professeur de musique, et Jacob veillait sur elle lorsque ses parents n'étaient pas là. Kundall n'aurait pas supporté de devoir encore s'occuper de la progéniture d'un roi. Il se contentait de lui apporter une partie de son repas, une fois par jour, lorsqu'il n'était pas en déplacement dans le royaume, et cela lui suffisait amplement. Moins Kundall voyait le roi, et mieux il se portait.

 Un peu plus de cinq ans auparavant, Jacob était venu le trouver pour lui dire que Albus l'attendait dans son bureau. Kundall n'appréciait pas cette familiarité et cette façon de parler. Jacob croyait-il que le fait qu'il l'ait connu en couche lui donnait le droit de se considérer comme de sa famille ? Il avait néanmoins suivi Jacob sans rien dire, et était rentré à sa suite dans le cabinet du roi. Albus l'avait accueilli chaleureusement, s'était inquiété de sa santé, puis ils avaient échangé quelques banalités. Lui aussi traitait Kundall comme un vieil oncle, ou un voisin bienveillant. Était-il rentré malgré lui dans la famille royale, par la petite porte, comme l'avait fait Jacob ? Cette idée même lui avait retourné l'estomac.

 Alors qu'il était plongé dans ses pensées, il avait perdu le fil de la conversation, et Albus s'en était aperçu. Il avait demandé à Jacob de lui apporter une chaise, et ils l'avaient fait s’asseoir. Albus lui avait posé une main sur l'épaule en lui redemandant comment il se sentait. Il aurait voulu repousser cette main, mais il n'en fit rien et se contenta d'attendre en silence. Albus lui avait ensuite parlé de longues années, de travail pénible, d'âge, et de gages, et Kundall avait mis un moment à comprendre que le roi le congédiait. Il s'était levé en sursaut en protestant que le roi n'avait pas le droit de le mettre à la porte, mais celui-ci l'avait rassuré, lui promettant qu'il pouvait continuer à vivre au palais, le temps de s'acheter une maison en ville avec l'argent qu'il recevrait en remerciement de ses services. Kundall avait senti une bouffée de haine l'envahir. Ces deux hommes qui se tenaient devant lui le regardaient avec une telle condescendance ! Lui qui les avait connus depuis leur naissance ! Il s'était occupé d'eux. Il aurait pu les tuer cent fois s'il l'avait voulu. L'idée lui avait traversé l'esprit à ce moment-là. Malgré l'âge, il était encore alerte. Il n'avait qu'à frapper Jacob avec la chaise, lui prendre son épée, et tuer Albus. Il attendait ça depuis si longtemps. En une seconde, une vie d'humiliations se voyait lavée. Il avait regardé successivement Albus et Jacob avec hargne, et avait fait la seule chose qu'il y avait à faire. Il s'était incliné et avait remercié le roi. Albus lui avait à nouveau assuré sa sympathie, puis il l'avait prié de le laisser.

 Kundall avait erré dans les couloirs avant de retourner vers sa chambre. Il s'était assis sur le lit et avait regardé par la fenêtre pendant près d'une heure. Toute sa vie, il n'avait connu que ce décor, que ces murs et ces jardins. Il n'avait quitté l'enceinte du palais que de rares fois lorsqu'il travaillait aux cuisines et que les commis habituels n'étaient pas disponibles. Néanmoins, ce soir-là, il n'avait eu aucune envie de rester au château. Il avait donc pris sa bourse et était parti en direction de Orinkunin. Il avait marché quelques minutes dans les rues de la capitale et était rentré dans une auberge au hasard. Il s'était assis dans un coin et avait commandé divers alcools qu'il avait bus seul.

 Au bout d'un moment, il s'était rendu compte qu'il n'avait pas assez d'or dans sa bourse pour payer ses consommations. Alors, pour retarder le moment où il devrait payer, il avait continué à boire. Il s'était pris la tête dans les mains, et pour la première fois depuis qu'il était enfant, il avait pleuré. C'était à la fois des larmes de tristesse et de rage. Lui qui avait travaillé en silence toute sa vie, voilà qu'on le chassait comme un moins que rien. Il n'était plus qu'un vieux bonhomme avec de l'arthrite plein les doigts. Il allait finir sa vie dans cette gargote, à boire seul tous les soirs. L'ultime humiliation que lui infligeait la famille royale, qui lui avait gâché la vie.

 Alors qu'il calmait ses sanglots et s'essuyait le nez avec la manche, il avait surpris une bribe de conversation venant de la table en face de lui. Deux hommes dont le visage était caché par des capuches noires parlaient avec des airs de conspirateurs. Kundall s'était intéressé à eux car ils les avait entendu parler de djaevels. Il avait déjà entendu le roi parler de ces monstres et savait que son armée peinait à les combattre au sud. Il avait dressé l'oreille, car tout ce qui pouvait contrarier le roi l'intéressait. Après quelques minutes, Kundall avait compris que les deux hommes n'étaient pas effrayés par les djaevels, et qu'ils semblaient même savoir où les trouver. Alors, grâce au courage que l'alcool lui avait donné, il s'était levé et avait rejoint les deux hommes à leur table. Ces derniers avaient menacé de le tuer s'il ne partait pas immédiatement, et il avait vu dans leurs regards qu'ils l'auraient fait sans une hésitation. Kundall s'était donc empressé de leur proposer un marché. Il leur avait offert ses services, en échange de quoi les deux hommes devaient régler sa note. Ils s'apprêtaient à le chasser, lorsqu'il leur avait expliqué qu'il pouvait les faire rentrer au palais. Les trois hommes s'étaient mis d'accord, puis Kundall avait dessiné un plan représentant le chemin menant du portail extérieur à la chambre du roi. Les deux hommes encapuchonnés lui avaient donné un peu d'or et lui avaient conseillé de ne pas rester en ville. Kundall les avait remerciés et était rentré au palais aussi vite que ses vieilles jambes et son ivresse lui avaient permis. Le lendemain, les djaevels envahissaient la capitale.

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