Chapitre 18 Brusque rappel à la réalité - Partie 1

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 Assise dans la cuisine avec ses trois compagnons, Tabatha venait d'achever son récit. Jacob était resté silencieux, observant les réactions de Sin fo et Hank. Les deux jeunes gens avaient également écouté l'histoire de la petite princesse sans l'interrompre, et maintenant, ils étaient muets de stupeur après ce qu'ils venaient d'apprendre. Ils avaient quitté un monde en paix pour le retrouver en proie à un véritable chaos. Au bout d'un long moment, Tabatha reprit la parole :

– Je raconte si mal que ça ? Vous vous êtes endormis ?

– Non, non, répondit Sin fo en sortant de son hébétude, mais il faut nous laisser le temps d'assimiler. Ces djaevels... Je n'ai jamais rien entendu d'aussi affreux.

– Attends d'en voir avant de juger, répondit la petite en croisant les bras. Ce jour-là, tu pourras être effrayée. Je n'arrive pas à croire que vous n'ayez jamais croisé de djaevels tous les deux. D'où est-ce que vous venez, demanda-t-elle en les regardant tour à tour.

– Si on te le disait, tu ne nous croirais pas, répondit évasivement Hank.

– Très bien, gardez vos mystères. Après tout, votre vie ne m'intéresse pas.

– Il y a une chose que je n'ai pas comprise, dit Sin fo en s'adressant à Jacob. Les deux hommes dans les écuries... Ils étaient morts, n'est-ce pas ? Comment auraient-ils pu se relever et vous attaquer ?

– Tout simplement parce qu'ils étaient devenus des djaevels à leur tour. Lorsqu'on se fait mordre par un djaevel, expliqua le paladin en serrant sa main droite autour de son cou, on devient l'un des leurs. C'est ainsi qu'ils ont pu proliférer aussi rapidement, conclut-il en laissant retomber sa main sur la table.

– Vous voulez dire que toutes les victimes des djaevels sont désormais des leurs, intervint Hank. C'est terrible ! Ça signifie que la situation s'aggrave de jour en jour.

– Toutes les victimes ne sont pas infectées, nuança Jacob. Il y a un moyen d'y échapper.

– Lequel ?

– Il ne faut pas avoir peur de mourir.

– Pardon ?

– Je ne sais pas comment ça marche exactement, relativisa le paladin en s’agitant mal à l’aise, mais en général ceux qui se battent vaillamment ne sont pas infectés. Les fuyards et les couards, ceux qui ne veulent pas mourir, obtiennent une sorte de sursis, mais ils sont dupés. Ils ne vivent plus qu'une demi-vie, sans sentiments et sans souvenirs de leur vie passée. J'ai vu des femmes tenter de dévorer leurs enfants une fois possédées, dit Jacob d'une voix rauque. Ces créatures sont entièrement dévouées à leur maître.

– Leur maître, questionna Sin fo. Quelqu'un les dirige ?

– Un mage noir très puissant. Nul ne sait d'où il vient, ni à quoi il ressemble sous son armure. C'est lui qui a lancé les djaevels sur Orinkunin il y a deux ans, et il a attaqué le palais en personne. Je pense qu'il y a eu un affrontement entre lui et le roi, et c'est lui qui l'a...

 Jacob s'interrompit et jeta un coup d'œil en direction de Tabatha. Hank le remarqua mais ne dit rien. Jacob continua sa phrase presque immédiatement.

– … forcé à fuir le château et à partir en exil.

– Et depuis deux ans, vous n'êtes jamais retournés au palais, s'enquit Sin fo.

– C'est trop dangereux, mes parents ne sont pas stupides, ils ne vont pas se jeter dans la gueule du loup. N'est-ce pas Jacob ?

– Non, bien sûr. C'est pour ça que nous les cherchons dans des endroits comme celui-là.

– Et vous comptez rester là encore longtemps, demanda Hank.

– Non, les réserves de nourriture s'amenuisent. Nous pensions reprendre la route demain.

– Dans quelle direction ?

– Vers le nord, le sud n'est pas sûr. C'est là que les djaevels sont installés depuis le plus longtemps, et plus personne ne s'aventure par là. Ils doivent être affamés, ce serait du suicide d'aller dans ces régions.

– Nous nous dirigeons également vers le nord. Peut-être pourrions-nous faire un bout de chemin ensemble, proposa Sin fo tout en quêtant un regard d'approbation de son mari.

– Sans vouloir vous vexer, commença Jacob, je ne sais pas si…

– Ne sois pas si méfiant Jacob, l'interrompit Tabatha. S'ils avaient voulu nous faire du mal, ils ne nous auraient pas relâchés tout à l'heure.

– Tu as sûrement raison, concéda le paladin.

– Bien sûr comme toujours, répondit la petite princesse en haussant les épaules.

 Jacob eut un petit sourire et ne pût s’empêcher de lever légèrement les yeux au ciel avant de reprendre à l'adresse de Sin fo :

– En y réfléchissant, un peu de compagnie ne nous fera pas de mal. Et puis votre étrange pouvoir peut être utile en cas de mauvaises rencontres. Par contre surveillez votre ami, dit-il en désignant Hank d'un signe de tête, je ne veux pas avoir à lui sauver la vie s'il se fait piéger aussi facilement que je l'ai fait tout à l'heure.

 Cette remarque fit rire Sin fo, mais Hank se rembrunit et, se calant les bras croisés au fond de sa chaise, il dit en maugréant :

– Où qu'on aille c'est toujours la même histoire. Tu épates les gens et on me prend pour un incapable.

 Sin fo l'embrassa sur la joue et lui dit :

– Tu es comme tu es, je t'aime quand même.

 Elle provoqua l'hilarité de Tabatha, ce qui vexa tout d'abord Hank un peu plus, mais la gaieté de la petite princesse était si communicative qu'il se dérida vite, et Sin fo et lui parvinrent à masquer un peu l’angoisse qu’ils ressentaient depuis les révélations de Tabatha.

 Le lendemain, Jacob s'était levé à l'aube, et lorsque Sin fo et Hank descendirent dans la cuisine, une délicieuse odeur d'œufs au plat et de café frais leur emplit les narines. Ils prirent leur petit déjeuner en silence. Vers dix heures, une porte claqua violemment à l'étage. Sin fo et Hank se regardèrent inquiets, mais Jacob les rassura.

– Ce n'est rien, ce n'est que Tabatha qui se lève.

– Est-elle obligée de faire tant de vacarme ?

– Elle fait ça pour me faire savoir qu'elle est réveillée. Je vais lui monter son déjeuner, dit Jacob qui garnissait déjà un plateau.

– Elle ne va pas descendre manger ?

– Elle préfère le faire au lit.

– Et vous la servez tous les matins, insista Sin fo qui n'en croyait pas ses oreilles.

– La journée est moins rude quand je ne la contrarie pas dès le matin, expliqua le paladin d'une voix résignée.

– Sin fo s'il te plaît, tu veux bien lui monter, intervint Hank en s'essuyant la bouche avec sa serviette.

– Pardon, demanda-t-elle en tournant vivement la tête vers lui. Pourquoi moi ?

– Je voudrais aller avec Jacob vérifier qu'il n'y a personne dehors avant de reprendre la route.

– Je peux y aller, moi, argumenta-t-elle en posant une main sur sa poitrine, et toi tu joues au domestique si cela t'amuse !

– S'il te plaît, Sin fo. Fais-le pour moi.

– Très bien, soupira-t-elle en claquant ses deux mains sur la table avant de se lever, mais que cela ne devienne pas une habitude !

 La jeune femme prit le plateau que Jacob avait préparé et monta lourdement les marches jusqu'à l'étage. Hank l'entendit dire à Tabatha de se lever et la petite hurler de la laisser tranquille au moment où il passait la porte pour rejoindre Jacob dans la rue.

 Les deux hommes marchèrent côte à côte sans dire un mot quelques minutes. Rien n'avait bougé depuis la veille. Ils étaient toujours seuls dans le village et pas un bruit ne se faisait entendre, pas même le souffle du vent.

– On va pouvoir partir tranquillement, observa Jacob.

– Il y a une autre raison qui m'a fait sortir avec vous, dit Hank en cherchant ses mots.

 Jacob se retourna, sur ses gardes. Il tendit le menton vers Hank pour l'inciter à poursuivre.

– Je voulais vous parler seul à seul, et surtout sans Tabatha.

 Le paladin sembla soudain mal à l'aise, et Hank savait qu'il s'attendait à la question qu'il s'apprêtait à lui poser.

– Que voulez-vous savoir ? Cela concerne le roi et la reine, n'est-ce pas ?

– En effet. Vu comme vous décrivez cette journée, il y a deux ans, il y a selon moi très peu de chances pour qu'ils soient en vie, et je crois que vous le savez.

– Bien sûr, qu'auraient-ils pu faire, seuls, face à une armée de djaevels ?

 Hank fût décontenancé par une telle honnêteté.

– Alors pourquoi continuez-vous à faire semblant de les chercher ?

– Vous avez vu Tabatha, répondit Jacob en tendant la main en direction de la maison où ils avaient passé la nuit. Vous avez vu son tempérament. Si elle devait perdre tout espoir de revoir ses parents, cela la briserait. Je n'ai pas la force de lui infliger cette épreuve. Et puis rester sur place signifierait notre perte. C'est la seule excuse que j'ai trouvée pour nous garder en mouvement.

– Je comprends, mais vous ne pourrez pas la protéger éternellement de la vérité.

– Vous avez probablement raison, je le sais. Mais au fond de mon cœur, une petite part de moi veux croire que mes amis sont toujours vivants.

 Hank fut touché par la détresse de cet homme qui avait perdu tout ce qu'il avait de plus cher en une journée. Pour lui démontrer sa sympathie, il posa sa main sur son épaule et se confia :

– Je crois que je comprends ce que vous ressentez. Nous sommes dans une situation presque identique vous et moi. Ma femme recherche également un vieil ami à elle, qu'elle n'a pas vu depuis des années. Elle espère le retrouver dans leur village natal, et moi non plus je n'ose pas lui dire qu'il y a très peu de chances qu'elle le revoie. Mais là où nous sommes différents, c'est que je suis convaincu qu'il n'est plus de ce monde.

 Jacob le regarda interloqué.

– Comment pouvez-vous être si catégorique ?

 Hank retira vivement sa main et se recula, se maudissant d'en avoir trop dit.

– Vous n'avez pas besoin de le savoir.

– Attendez une seconde, est-ce que vous l'avez....

– N'en parlons plus, d'accord, proposa Hank en tentant de changer de sujet. Retournons voir où en sont les filles.

 Parvenus devant la porte, qui ne tenait que par un gond après que Jacob l'ait forcée, Hank stoppa le paladin qui s'apprêtait à rentrer et lui dit :

– Cette conversation restera entre nous, n'est-ce pas ? J'ose espérer que vous êtes un homme de confiance. Je crois que vous aviez raison finalement. L'important est d'avancer, peu importe la raison. Je vais tout faire pour que ma femme soit en sécurité, et vous ne voudriez pas que quelque chose arrive à votre petite Tabatha ?

 Jacob saisit Hank par le col et le plaqua contre le chambranle de la porte, avant d’envoyer son poing droit dans sa direction. Hank leva le bras pour protéger son visage, mais le poing vint s’écraser contre la poutre, à quelques centimètres de son oreille.

– Ne vous avisez jamais de menacer Tabatha, le mit en garde le paladin d’une voix glaciale.

– C’est un malentendu je vous assure, se défendit Hank. Rien qu’un choix de mots malheureux. Je ne ferais jamais de mal à une enfant.

 Jacob le jaugea un instant les sourcils froncés, puis il le relâcha et recula d’un pas. Hank vit que le bois de la poutre était légèrement enfoncé là où il avait frappé. Tout en remettant sa veste en place, il proposa :

– Oublions toute cette conversation, et repartons sur de nouvelles bases, d’accord ?

 Le paladin acquiesça en silence et ils rentrèrent tous les deux. À peine avaient-ils passé la porte qu'ils entendirent hurler la princesse. Jacob courut à l'étage et Hank se précipita dans la cuisine. Il trouva Sin fo accoudée à la table, la tête dans les mains.

– Qu'est-ce qui se passe ?

– Ne me laisse plus jamais seule avec cette petite peste ! Elle n'a pas cessé de crier depuis que vous êtes sortis.

 Elle se leva en faisant racler les pieds de sa chaise sur le sol, et lui dit en lui enfonçant l'index dans la poitrine :

– La prochaine fois, c'est toi qui resteras enfermé avec cette sale gosse, pendant que je me baladerai.

 Hank ne pensait pas avoir déjà vu la jeune femme avec les nerfs autant à fleur de peau.

– Où est-ce que tu vas ?

– Dehors. Marcher. J'ai envie d'être seule, et j'ai par dessus tout besoin de silence.

 Elle quitta la pièce d'un pas rageur et claqua la porte d'entrée si fort que Hank entendit le morceau de bois s'arracher du mur et tomber avec fracas sur le sol. Jacob redescendit peu après et dit au jeune homme :

– Je vous avais prévenu, Tabatha est redoutable au réveil.

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