Le Troisième Cercle

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Depuis Auxerre, l'humanité disparaissait, doucement. Ils avaient croisé de moins en moins de barques sur l'Yonne. Et depuis qu'ils avaient rejoint la Seine, il était rare de voir s'élever de la fumée au-dessus de la mer de feuilles. Parfois, ils croisaient les vestiges de l'ancienne civilisation, d'avant la vague. Quelques cadavres de béton figeaient vers le ciel, marquaient l'emplacement des anciennes villes. D'autres, endormis sur la grève, s'enfonçaient dans le limon. Pour mieux tromper le vieil ennemi, les ponts écroulés ou les embarcadères de ciment se camouflaient de lichens ou de mousse. Et ces restes- squelettes d'aciers dont la chair de ciment s'effilochait- n'avaient plus rien de civilisé. Ils avaient, depuis longtemps, perdu le tranchant, la netteté mathématique des lignes que les anciens s’exhortaient à montrer pour provoquer la nature. Tous ces artéfacts revenaient dans le giron du chaos ordonné, grignotés, floutés par les herbes et les arbustes, noyés sous le végétal. Seul le fleuve pouvait encore rivaliser avec la forêt. L'eau les poussait vers l'ancienne capitale, vers le passé.

Lem lui répéta ce que Camelia lui avait dit "tu ne peux pas te tromper, il suffit d'imiter le papillon de nuit et s’enivrer de lumière !" et l'adolescente avait levé son verre d'eau de vie. Et effectivement, il suffisait de suivre la lumière. Le jour d'avant, une lueur était apparue à la proue de la barque. Si faible que le matin ils crurent s'être trompés. La nuit suivante, cela brillait pareil à un feu immense. C'était la nuit et elle n'avait jamais vu autant de lumière. La tour des livres se montrait, leur indiquait la fin de la quête. Ne pouvant arriver de nuit, ils s’arrêtèrent pour bivouaquer entre les murs d'un ancien immeuble. Le lendemain matin, ils verraient l'érudit.

Depuis quelques heures, ils avançaient entre des berges encore recouvertes du béton de l'ancienne capitale. Ce n'était pas une mais quatre tours d'acier et de verre qui montaient sur la rive gauche de la Seine. Ils s'amarrèrent à un ponton de bois qui en quelques marches, les amenait à un portail d'acier. Au-dessus s'inscrivait "BnF" et dessous en guise de traduction : "Bibliothèque Nationale de France". Une enceinte de tôles soudées courait sur des centaines de pas, encerclant le site. Par-dessus, s'étiraient les quatre bâtiments tels des livres ouverts posés sur leurs tranches. Une de ces tours, toute de droiture, allumée la nuit, les avait attirés jusqu'ici.

Esther se positionna face à la porte et Cube secoua la corde. La cloche tinta deux fois. Très rapidement, deux yeux verts apparurent derrière l'ouverture à glissière.

- Que voulez-vous ?

- Nous désirons voir l'ermite, dit Esther.

- C'est pas ici.

Un petit rire avait fusé derrière le panneau.

- Je veux dire l'érudit, se reprit Esther.

- C'est mieux mais nous l'appelons le Bibliothécaire. Vous avez de quoi entrer ?

- On a des fourrures ...

Des rires s'élevèrent de derrière le mur.

- Nous avons aussi des livres.

La porte de métal bascula vers le haut. Un homme et une femme, les cheveux d'un roux presque orange, se tenaient de chaque côté d'un chemin gardé par les mêmes palissades de fer. A la fin du corridor, deux miradors encadraient une deuxième porte.

Cube fut étonné du peu de cas que faisaient les gardiens, de leurs armes. Bien en vue du duo, son épée massue battait mollement sa cuisse. Non seulement, ils ne leur demandèrent pas de les enlever mais ils semblaient désarmés. Pour seul accessoire, les deux portiers avaient à la main un objet qui pouvait à la rigueur servir de matraque avec son bout en tuyau de fer. La femme qui les précédait, agita le bidule pour leur montrer la direction.

L'homme fermait la marche. Il s'amusait à faire tourner l'objet autour de son index. De temps en temps, il tendait le bras, utilisant le bout pour pointer Jean Paul qui trottait sur le côté du chemin ou le choucas de Lem qui voletait de poteaux en poteaux. Il ponctuait alors son geste d'un claquement de langue. Il avait 6 doigts à chaque main, ce qui n'est pas si rare chez les verdoyants. Mais d'habitude, le doigt supplémentaire ne donnait qu'une excroissance handicapante. Pour le roux, son 6ème doigt lui donnait une excellente dextérité que même Troubadour lui envia.

Ils arrivèrent à la fin du chemin. La femme parla dans une boite grillagée fixée sur un montant de la porte.

- C'est prêt ?

- Oui tu peux poursuivre, dit une voix bizarre, nasillarde qui sortait du caisson.

D'un geste elle leur demanda de se retourner. Dans le coin, une charrette à plateau exhibait un choux fleur décati. L'homme aux six doigts s'était posté à dix pas, les jambes un peu écartées. Il fit virevolter l'objet comme il l'avait montré le long du chemin.

- Arrête tes conneries, dit la femme excédée.

Il tendit le bras et pointa le légume mais à la place d'un bruit de bouche, c'est un fort claquement qui percuta leurs oreilles. Un nuage de fumée noire sortait du tuyau en fer et le choux fleur, sur le plateau de bois, avait disparu. Explosé, ses morceaux s'éparpillaient à l'arrière de la charrette. Tous avaient sursauté de surprise. Satisfait de son effet, le roux moulina l'arme autour d'un de ses index puis enfonça l'arme dans son étui de cuir contre la jambe. Il se tourna vers eux et rajusta son chapeau en cuir d'un geste assuré.

- C'est un pistolet à poudre noire, dit l'homme.

La femme alla chercher un billot de bois "en platane" dit-elle et le montra au groupe en passant devant eux. Puis elle le positionna sur le plateau. D'un des miradors cette fois, une nouvelle détonation partit et le billot de bois recula. Une nouvelle fois, Cyrano ne put se retenir et s'accrocha au bras de Cube. Les projectiles avaient laissé de gros trous dans le bois et ne laissaient aucun doute sur la force d'impact "d'un fusil de chasse calibre 12 armé de chevrotines".

Cette fois-ci la rousse montra un mannequin de couturière placé devant la palissade. Une vieille poêle pendait à son cou. Elle nous fit un geste de la main et un drapeau s'agita sur le toit de la tour derrière nous. Elle se recula et de suite après, un claquement métallique suivi d'une détonation lointaine se fit entendre. Le roux alla chercher l'ustensile de cuisine pour leur montrer. Epais, le fond en acier avait été percé. En souriant, le gardien passait un de ses index dans le trou, l'agitant comme un vers qui sort de la terre après un orage. La puissance de ces armes était immense. Cube n'osait imaginer les dégâts que pourrait générer ce type de projectile sur le corps humain. Quand Mathusalem avait parlé de ces armes, il ne l'avait pas vraiment cru. Pour lui, ce n'était que des légendes, de la mythologie. Maintenant, il comprenait mieux la désinvolture des deux gardiens. Non seulement leurs armes étaient puissantes mais ils étaient protégés à distance par des soldats qu'on ne pouvait même pas atteindre.

Le deuxième portail s'ouvrit sur un immense escalier qui menait à une esplanade en hauteur. Crème, la place suspendue s'encadrait des quatre tours. En haut des marches, abrité par un parasol, un homme en fauteuil roulant avec les mêmes yeux verts incroyables que la rousse les attendait. Il utilisait des lunettes loupes en écailles pour lire un livre posé sur sa table. Esther s'approcha.

- Vous êtes le groupe de Tricastin ? demanda-t-il.

- Comment le savez-vous ?

Au même moment, Cyrano se haussa sur la pointe des pieds s'appuyant de sa main sur l'épaule de Cube. Le géant se baissa pour l'écouter.

- Je sens une odeur connue mais je n'arrive pas à l'identifier. C'est trop faible.

- Vous voulez voir le Bibliothécaire ? demanda l'homme qui avait pris un cahier.

- Oui, je crois. Nous cherchons des informations sur la vague verte.

- Toutes les demandes passent par lui mais avant vous devez tous être auditionnés par une personne du 2ème cercle. C'est la procédure. Vous êtes la responsable du groupe ?

- Oui, je suis la jésuite Esther. Qu'entendez-vous par 2ème cercle ?

- Vous auriez pu au moins leur expliquer ! Ah pour faire joujou avec vos pistolets et faire du bruit, vous êtes toujours partants mais dès qu'il s'agit de faire des choses importantes, il n'y a plus personne !

L'homme au fauteuil roulant avait parlé aux deux roux.

- C'est simple. Il y a trois zones, trois cercles. Les personnes du 3ème cercle s'occupent des fonctions primaires : l'alimentation et la défense de tous les cercles. En gros c'est l'esplanade et en passant par la passerelle, le jardin potager et les habitations de l'autre côté de la Seine. Puis vous avez le deuxième cercle avec l'administration et l’ingénierie. Ce sont les pièces sous nos pieds. Vous verrez ça plus tard. Enfin, si vous avez votre entrevue avec notre père, vous entrerez dans le 1er cercle. C'est principalement la tour derrière moi où vit et travaille ...

- L'érudit, dit Plume.

- ... le Bibliothécaire entouré des documentalistes, termina l'homme.

Il prit un vieux stylo encre sur le côté de son fauteuil. Le stylo tournoya rapidement entre ses 6 doigts avant de stopper entre ses deux indexes. L'homme nota quelques mots dans un grand cahier. A tour de rôle, il demanda le nom de chacun et l'inscrivit sur la page.

- Ne vous éloignez pas trop, on viendra vous chercher à tour de rôle pour l'entrevue.

Après avoir mis le cahier et le livre sur ses genoux, il se désengagea de la table, tourna et roula sur la rampe derrière lui qui descendait au deuxième cercle.

- Suivez-moi, dit la rousse en repassant devant eux.

Après quelques pas, ils le virent. Un immense bassin, rectangulaire, s'ouvrait au centre du parvis. Quinze mètres plus bas, se nichait un jardin d'agrément qui proposait quelques pins et arbres fruitiers. Les deux étages du deuxième cercle s'enfonçaient autour de ce morceau de nature apprivoisée. Au fond, ils voyaient les dessus de têtes de quelques travailleurs - beaucoup étaient roux- qui empruntaient les chemins de gravier surlignés de fleurs multicolores.

- Vous verrez mieux leur jardin lors de votre entretien. Allez !

Le couple de gardiens continua vers le côté Seine. Trois bassins, petits et moins profonds que celui du jardin se cachaient entre les deux tours.

- Vous pouvez bivouaquer ici, dit le roux montrant le trou du milieu.

- Vous êtes autorisés à vous balader dans le 3ème cercle mais essayez de ne pas trop vous éloigner. Nous viendrons vous chercher, un par un, pour vos entrevues.

Ils descendirent l'escalier de fer et arrivèrent sur le tapis d'herbe rase. Plume se précipita sous l'escalier. Ce serait son antre, défense d'approcher. Un système astucieux de bâche, sur glissières, permettait de se protéger du soleil ou de la pluie. Et étant un étage plus bas que l'esplanade, ils seraient aussi à l'abri du vent. Chacun se choisit un espace contre les murs en plaques d'acier qui condamnaient les anciennes ouvertures. Cube, sur la plaque de béton qui servait de foyer, commença à préparer un feu pour cuire de la viande. Cyrano s'approcha de lui.

- Je sens à nouveau l'odeur de tout à l'heure.

Il continua à humer l'air quand, tout à coup, il lui prit le bras.

- Prends ton épée, il est là ...

- Salut les moisis ! Votre sainteté, dit Bonnefoi baissant la tête à l'attention d'Esther.

Le sergent était en haut de l'escalier. Cube se mit en branle, attrapant son arc ; Troubadour lui donna une flèche. Il le mit en joue.

- Du calme, je ne suis pas là ... pour vous embêter.

Le sergent Bonnefoi avait sursauté quand Plume, d'un renversement par-dessus l'escalier, avait sauté à côté de lui. Un couteau à la lame effilée apparut comme par magie dans sa main.

- Plume, s'il te plait, rengaine ton couteau, dit Esther.

La jésuite avait demandé à Plume, sur un ton poli. Le militaire comprit que l'adolescente à côté de lui n'écoutait pas toujours la cheffe du groupe. Il savait aussi que celui qui gagne dans un combat est celui qui est le plus fou. Celui qui n'a pas peur de dépasser les limites. A ce jeu-là, la fille à côté de lui le dépassait allègrement.

- Paix, paix. Je ne suis pas venu, avec mes quelques soldats, pour vous traquer. Je suis en mission, mandaté par Monseigneur Sepulved.

Plume se rapprocha changeant, d'un geste rapide, son couteau de main.

- S'il vous plait ? appela Bonnefoi.

Deux gardiens, un brun et un roux passaient non loin pour prendre la passerelle sur la Seine.

La main sur la crosse de leurs pistolets, ils arrivèrent au bord du creux. Un des deux brandit un bras en direction de la tour d'où était parti le tir. Un drapeau s'agita là-bas sur le toit.

Esther d'un geste de la main demanda à Cube de ranger son arc. Et Plume, avec un sourire angélique, remit son couteau dans son étui.

- Toute agression par l'un de vous, se soldera par le bannissement de toute sa communauté en dehors des cercles, pour toujours.

- Ce n'est rien. Nous n'avions pas vu le sergent Bonnefoi depuis un certain temps et nous aimons bien lui faire des petites blagues, dit la jésuite dans un sourire.

Après un haussement d'épaules, les soldats repartirent en direction de la passerelle sur la Seine.

- Tu nous suis espèce de vermine ? demanda Dominique qui s'était posté au pied de l'escalier.

- Pas du tout ! Je vous l'ai dit, je viens voir le Bibliothécaire.

- Je suis sûr que tu mens !

- Tu en mettrais ta main à couper ? rigola le mercenaire en voyant le moignon.

- Et toi ? demanda Plume qui s'était rapprochée, la main sur le manche de son poignard.

Il se retourna pour appeler les gardes mais ils marchaient déjà loin traversant la passerelle.

- Je dois vous laisser. L'heure de la rencontre avec le Bibliothécaire approche.

Et il partit vers son campement, suivi par le choucas de Lem qui lui criaillait après.

- Sepulved ne nous fait pas confiance. Il a envoyé ses toutous chercher la vérité sur cette épidémie, ou plutôt la cacher, dit Troubadour.

- Il dit peut être la vérité. Je serais à la place de l'archevêque, j'aimerais bien savoir fabriquer les armes des gardiens. Imaginez tous ces mercenaires équipés de ces pistolets. Rien ne pourrait lui résister !

- Ah oui, l'enfoiré, dit Troubadour.

Jean Paul, chien courtois, attendait que Cube finisse le gigot de biche pour pouvoir le récupérer. Son maitre, assi sur le pourtour du trou, les jambes ballantes, fredonnait doucement une chanson. Il plaquait quelques accords sur sa mini guitare. A l'approche d'une garde, une grande rousse aux yeux verts, il se releva et se courba bien bas pour lui souhaiter la bienvenue. Elle ne put s'empêcher de sourire à ce bel homme à la barbe fleurie.

- Je cherche la dénommée Esther. Je dois l'amener au 2ème cercle pour son entretien.

- J'arrive.

La jésuite posa sa tasse de tisane sur une des marches de l'escalier et partit avec la gardienne.

- Vous avez vu ses mains. Elle aussi a 12 doigts comme le tireur de choux fleur, dit Cyrano.

- Vous croyez que c'est pareil pour ses seins, dit Troubadour qui la regardait partir.

- Et pour les mecs, un niveau plus bas ? demandèrent les jumelles dans un rire.

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