Le Notre Père

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Pour le 2ème cercle, Esther descendit la rampe en compagnie d'une des gardiennes, une autre rousse. A la porte renforcée d'acier, un garde aux yeux verts l'attendait. Elle entra dans un sas en verre où on lui demanda si elle était armée. Puis elle passa comme dans un cadre de tableau. Il émit un petit bruit et une lumière verte s'alluma. Pendant que sa gardienne compulsait un cahier, la jésuite traversa la grande salle pour se rapprocher de la baie vitrée. Elle surplombait le jardin intérieur, côté Nord.

- Suivez moi ! Ils vous attendent côté encyclopédie en "littérature".

Elle suivit la rousse qui emprunta le couloir à gauche. Un mur noir à gauche et des vitres à droite, le passage courait le long du grand côté Ouest du jardin. Elle voyait passer le haut des arbres qui disséminaient la lumière. Elles s'engagèrent dans une grande salle remplie de livres. Esther s'arrêta sur le seuil. Elle n'en avait jamais vu autant. Une odeur de vieux papier et d'encre imbibait l'atmosphère. Beaucoup de ces bouquins dataient d'avant la vague ; une minorité se présentait tels de gros cahiers tout juste reliés.

On lui saisit le bras pour la tirer.

- Eh, je vous parle ! Suivez-moi !

C'était incroyable. Esther entrait dans une ville réduite où les immeubles, les étagères, étaient habités par une foule de livres. Au croisement entre les philosophes français et les romans du 18ème siècle, elles prirent le grand boulevard du milieu qui les amenait vers le fond de la salle. Au panneau "Europe de l'Est", elles tournèrent vers les fenêtres qui donnaient sur un de ces trous qui côté Seine servaient de bivouac, ici c'étaient des puits de lumière pour l'éclairage naturel de hall. Elles passèrent entre les rayonnages de la "Russie". Au fond de cette impasse, elle retrouva l'homme à la chaise roulante. D'un signe de la main, il l'invita à s’asseoir devant lui. Toujours ces mêmes yeux verts derrière ses lunettes, elle remarqua une clé pendue à son cou.

- Cette scribe, D3FFF1, m'assistera le temps de notre entretien.

Une toute petite femme, perchée sur un tabouret, s'était garée en fond de table. Elle alluma une lampe d'un simple clic. Esther par la lecture de ses livres savait que le luminaire fonctionnait à l'électricité. Elle avait six doigts à chaque main et dans chaque main un stylo encre. Habillée simplement d'un pantalon et d'une chemise en lin, elle protégeait ses avants bras de deux sur-manches en papier buvard vert. C'était en quelque sorte son uniforme. Traversant la grande pièce, elle avait vu quelques scribes avec les mêmes protections. Elle bougea une des fesses pour mieux s'asseoir puis elle prit une feuille d'un blanc crémeux sur la pile et la plaça devant elle. Elle reprit les deux stylos, un dans chaque main. Elle regarda vers l'homme et hocha la tête imperceptiblement.

- Pour l'enregistrement : je suis le documentaliste B2FF2. Quel est votre nom ?

- Je m'appelle Esther, je suis jésuite à Tricastin.

La scribe écrivait tout. Le rouge de la main gauche pour la parole du documentaliste, le bleu de la main droite pour la jésuite. Les deux stylos galopaient librement sur le papier, sans retard sur la parole.

- Vous n'avez pas de nom ?

- Je ne le connais pas, je suis du couvent ...

L'homme se tourna vers le bout de femme.

- Pas de lignage. Je ne poserai pas les questions usuelles sur l'arbre génétique filial. Je passe à la partie "savoir-faire" !

Il tourna la feuille devant lui et continua. De l'autre côté de la table, Esther, écriture à l'envers, ne voyait que des chiffres ou des lettres. Ils précédaient des phrases qui se fermaient d'un point d'interrogation. C'était une liste de questions types.

- Pouvez-vous détailler votre fonction dans votre société ?

- Vous voulez dire, ce que je fais ?

- Oui.

- Depuis quelques années, je suis en charge d'un groupe de verdoyants. Nous sillonnons le sud-est de ...

Cela faisait plus d'une heure que l'interrogatoire durait. L'homme en chaise roulante ne s'intéressait qu'à ses connaissances sur l'ancien monde. Pour finir, il la questionna longuement sur la location de bibliothèques ou tout lieu où pourraient se trouver des livres. A la fin, il lui fit parcourir une liste de titres de livres. Elle n'en connaissait aucun. La plupart s'apparentaient à des encyclopédies dans différents domaines scientifiques.

Enfin, il posa ses lunettes sur la table, se pinça le haut du nez essayant de faire disparaître les deux petits ovales roses.

- Fin de l'interview. J'appelle un gardien. Il vous ramènera. Vous pouvez l'attendre dans le couloir.

Il étendit la main vers un gros boitier grillagé. Appuyant sur un des boutons, un grésillement sortit du maillage de plastique :

- Je vous écoute documentaliste.

- Allez chercher le dénommé Cube du groupe de Tricastin. La dénommée Esther vous attendra dans le couloir pour être ramenée à son trou.

Allant vers le couloir, Esther n'avait pu s’empêcher d'ouvrir ses bras, entre les rangées. La pulpe de ses doigts caressait les couvertures des livres. Chacun se révélait différent. De la tranche épaisse et lisse d'un nouveau cuir encore gras au plus maigre plus que centenaire, ridé par les années. A la fin de ce dédale de livres, elle ramena ses mains vers son nez respirant l'odeur de toutes ces histoires.

En attendant le garde, elle regarda par les vitres, le petit monde du 2ème cercle. Jusqu'à maintenant, elle n'avait pas vraiment vu de règle vestimentaire. Pourtant un peu plus bas dans le jardin clos, la jésuite remarqua certaines constances. Par exemple, les scribes se promenaient en sur-manches et les documentalistes portaient tous la même clé - comme Esther sa croix jésuite - sur la poitrine. Elle remarqua une troisième catégorie avec un grand tablier bleu marine. Ça devait être les ingénieurs.

Revenue au campement, Esther surveilla les allers et venues des verdoyants qui partaient pour leur entrevue. Cube ne resta pas plus d'un quart d'heure. Même chose pour Plume, les jumelles et Cyrano. Dominique avait dû expliquer son ordre des Chevaliers de la Croix. Plus surprenant, Troubadour ne revint qu'après une heure.

- Ils m'ont posé quelques questions. Ça n'a pas duré longtemps ! Mais après, les gardiens m'ont amené devant une petite table où un enfant avec des sur-manches a retranscrit toutes mes chansons. Dommage pour lui, il n'a pas voulu que j'utilise mon ukulélé pour m'accompagner, dit Troubadour qui caressait la tête de Jean Paul.

Le plus surprenant fut pour Lem, le dernier de la liste fut aussi le plus long.

Esther, accoudée à la passerelle qui sautait de l'autre côté de la Seine, regardait le flot mouvant du fleuve. Malgré l'envahissement végétal, elle voyait, à l'horizon, flotter quelques anciens bâtiments qui, pour certains, conservaient encore leur forme originale. Autrement dit, ils avaient encore un toit.

Par cette belle fin de journée qui donnait un aperçu de ce que serait l'été, elle aurait aimé détacher la barge et glisser. Elle aurait adoré se retrouver au pied de cette île au cœur de Paris. Ce morceau de terre où s'enracinait le grand vaisseau de la chrétienté : Notre Dame de Paris. Alors, elle entrerait sous la grande coque encore coloriée de la lumière de quelques vitraux. L'écho de ses pas l’amènerait devant une petite porte. Dans la crypte, elle retrouverait facilement l'étagère vitrée. Ses tremblements suffiraient à dépoussiérer la couronne. Elle était sûre de pouvoir encore voir, le noir du sang du Christ aux pointes des épines. Elle pria. "Notre Père , Que ta volonté soit faite, ..."

- Dame Esther ?

Au bout de la passerelle, un adolescent l'interpellait. A côté de lui, Lem caressait son choucas posé sur son bras. Un peu en retrait, la gardienne rousse du premier jour avait servi de guide.

En sandale et combinaison blanche, le cheveu ras et roux, son regard franc et clair était celui d'un adulte. Une clé pendait autour de son cou.

- Bonjour, je suis B4FFF2. Vous êtes Esther, la cheffe de ce groupe ?

- Oui, bonjour. Il y a un problème avec Lem ?

- Non, tout s'est bien passé. Ce n'est pas pour lui que je me suis déplacé. Cette gardienne m'a dit que vous aviez parlé d'une fille au Bibliothécaire ?

- Vous voulez parler de Camelia ?

- Je ne sais pas. Une de mes sœurs a fui la BnF ; elle s'appelait B5FFF2. Ses éducateurs devenaient fous avec elle. Elle disparaissait tout le temps.

- Camelia est capable de se camoufler.

- C'est bien elle ! Un jour elle s'était cachée devant les livres de la pléiade. Elle va bien ?

- Oui, très bien. Elle nous a aidés pour vous trouver à Paris. Mais pourquoi vous l'appelez B quelque chose ?

- B5FFF2. C'est son nom !

- Ce n'est pas un nom très commun.

- Pour nous, oui. Mais c'est plus qu'un nom. C'est notre phylum. Vous avez dû voir dans les cercles qu'il y avait beaucoup de roux, d'yeux verts et d'hexadactyles.

Il ouvrit sa main de 6 doigts puis avança un pied ; de la sandale dépassaient 6 orteils.

- Nous sommes beaucoup ici à pouvoir compter sur nos doigts plus efficacement que vous autres. Mais je m'égare, notre nom correspond à notre lignage génétique. Le mien, par exemple, B4FFF2. Le B est pour Bibliothécaire mon père. Le 4 car je suis le 4ème enfant de la fratrie. FFF2 veut dire que ma mère est la deuxième petite-fille du bibliothécaire. Nous sommes tous des descendants du Bibliothécaire.

- Mais ça veut dire ...

- Que mon père est aussi mon grand-père et mon arrière-grand-père.

- C'est horrible !

La main qui caresse la croix, la main du sacré se plaquait sur sa bouche. Peut-être pour ne pas avaler ces mots qui invoquaient le pire des tabous : l'inceste.

- Vous dites ça car vous êtes une dogmatique, une religieuse. Nous ne sommes pas freinés par des tabous obscurantistes. Nous connaissons les risques de la consanguinité ! L'hexadactylie, les yeux verts et la rousseur sont des mutations récessives que la consanguinité a fixées dans notre patrimoine génétique. Ce problème n'est rien par rapport à l'avantage irremplaçable que cela nous donne. Le Bibliothécaire a des mutations qui lui donnent une mémoire absolue. Ce talent, nous, les documentalistes, nous en avons hérité. Mais nous ne sommes pas assez nombreux. Pour augmenter la fréquence des enfants naissant avec cette aptitude, nous nous reproduisons entre nous. Grace à cette sélection, aujourd'hui, pratiquement toute la BnF a été mémorisée. Chaque documentaliste est une bibliothèque vivante. Même si les livres brûlent, la bibliothèque sera conservée à travers nous. D'ailleurs, certains livres ont disparu depuis le tout début quand le Bibliothécaire était seul. Heureusement, une de ses femmes –mon arrière-grand-mère - avait cette faculté à écrire rapidement avec leurs six doigts. Nous avons créé le groupe des scribes. Ils nous aident à retranscrire les livres perdus. Grace à Notre Père, à sa volonté, la connaissance immense des anciens ne sera jamais perdue.

Esther avait trop de questions qui se bousculaient dans sa tête. Aucune ne réussit à sortir.

En un claquement de doigts, le jeune garçon passa de l'exaltation au calme, émotion qui seyait mieux à son rang. La clé ouvrait la porte du 1er cercle.

- Je suis aussi venu vous dire que le Bibliothécaire a accepté de vous voir. Soyez prête demain à 9h.

Il partit, suivi de la rousse qui, indifférente à la conversation, s'était amusée avec son arme.

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