L'Agora

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De peur de manquer la réunion, Cube arriva en avance. Il s'installa sur la dernière rangée de gradins ; il savait que sinon les gens derrière lui ne pourraient rien voir. Il regarda la mise en place de l'estrade amenée par une première charrette puis l'arrivée d'une table et quelques chaises sur un deuxième chariot.

Troubadour lui avait expliqué que le dallage de cette place et les gradins avaient été construits avec les pierres de l'ancienne église. Il s'en offusqua un peu ; Esther aurait été triste de voir ça ! Certains arboraient une cocarde aux couleurs de la cité. Appelés cocards, ils étaient élus par leur quartier et avaient pour obligation d'être présents à chaque assemblée de l'agora.

A l'exception d'Esther et Dominique restés au hangar, les autres arrivèrent et s'alignèrent de part et d'autre de Cube. Plume s'assit devant le géant. Peu attiré par la foule, Lem s'adossa à un vieux tilleul à quelques mètres du dernier rang. Après avoir tourné au dessus des têtes des membres du groupe, son choucas se posta sur une des branches basses. Jean-Paul arriva, léchouilla quelques mains ballantes en guise de salut et s'assit à côté de Cube. Troubadour discutait avec quelques citoyens qu'ils avaient dû rencontrer au cours de ses multiples pérégrinations dans la ville. Il finit par les rejoindre non sans avoir fait une dernière œillade à une jeune femme dans les premiers rangs.

Cube s’ennuyait ferme. Il avait fini depuis longtemps ses tartines de confiture qu'il avait amenées. Déjà une heure que les trois fonctionnaires aux brassards verts parcouraient l'ordre du jour. Celle du milieu, la présidente, maillet en main, scandait chaque nouvelle progression, d'un coup sur la table.

- L'ordre du jour appelle à la lecture du compte rendu de la dernière réunion.

Coup de maillet.

- L'ordre du jour appelle à la lecture des communications officielles.

...

Cube demanda par geste à Troubadour s'il n'avait pas quelque chose à grignoter. Il répondit non de la main. Chaque discussion se soldait par un vote à main levée dont le résultat était annoncé par le maître de cérémonie, le brassard vert à la gauche de la présidente et consignait par le secrétaire, celui à sa droite.

- L'ordre du jour appelle au vote du décret pour des travaux d'assainissement dans le quartier du four à pain.

Un bruit de succion derrière elle, Plume se retourna. Cube mâchouillait son bracelet de cuir. Avant chaque vote, les fonctionnaires laissaient la parole aux citoyens. A tour de rôle, chacun pouvait parler. Il suffisait de se manifester en frappant une fois dans ses mains :

- Tu as la parole citoyen de 3 heures, annonça la présidente pointant la personne de son marteau.

Camelia se pencha vers Plume, pour chuchoter.

- Les 12 quartiers se rangent sur les gradins comme les heures sur le cadran d'une montre. La présidente donnera la parole à chaque quartier, s'il la demande et en priorité aux cocardiers qui ont été élus.

- Et tout le monde peut prendre la parole ?

- Oui, si la présidente estime qu'il reste suffisamment de temps.

Le cocardier du quartier de 3h finit sa prise de parole sur le coutumier : "Madame la présidente, j'ai dit !"

- L'ordre du jour appelle à ....

L'agora discuta d'un décret sur la mobilisation des chevaux en cas de conflit qui se conclua par le maintenant connu :

- Les gradins sont muets ma présidente, dit le maître de cérémonie.

Un coup de maillet, la présidente consulta ses papiers.

- L'ordre du jour appelle à la discussion des demandes de laisser-passers. La première demande a été faite par la terne Esther Dumond, de Tricastin. Nous entendrons d'abord l'enquête de probité puis le témoignage de moralité. Je laisse la parole au secrétaire qui a interviewé la requérante dans la maison des migrants. Vous avez la parole citoyen secrétaire !

- Merci madame la présidente. Tout d'abord, je tiens à signaler que la terne a été coopérative.

Lunettes sur le nez, le fonctionnaire tourna un feuillet puis reprit.

- La requérante n'a pas essayé de cacher son statut de terne. Elle ne revendique aucune ascendance verdoyante. Aussi, sachant que notre république réprouve tout dogme et interdit le fait religieux dans la cité, elle ne s'est pas cachée d'être jésuite. C'est une femme qui consacre sa vie au service d'un prétendu dieu. Je lui ai fait remarquer que son absence de doute, sur l'existence de son dieu, était une forme d'intégrisme religieux. Elle refuse ce terme. A chaque fois qu'elle lit la bible, elle y voit des conseils de vie. Dans un rire , elle m'a avoué ne pas toujours y lire les mêmes réponses. Pour elle, être intégriste, serait de lire toujours la même réponse et de se conforter dans sa vision étriquée de l'humanité.

- Toujours avec franchise, elle reconnait être en charge du groupe de verdoyants mais elle ne se pense pas supérieure aux derniers nés. Elle dit s'être retrouvée responsable car, en Tricastin, seuls les jésuites peuvent être en charge des missions. Elle trouve cette règle injuste. D'ailleurs, la veille de partir, elle avait proposé à sa Générale de donner le poste de chef à un des verdoyants. Elle ne désire pas s'installer en notre république, elle ne veut que la traverser. Mais même si elle fuit notre ennemi, l’archevêque de Lyon, je ne voterai pas pour elle. Elle est jésuite et son dogmatisme ne pourrait être que dommageable à notre cité. Certains citoyens pourraient se laisser attirer dans la toile de sa secte. Madame la présidente, j'ai parlé.

La présidente tapa du maillet et tourna la tête vers la dernière rangée de gradins.

- Maintenant je laisse la parole à la citoyenne Camelia.

- Je serai brève. Sans la jésuite Esther, je ne serais pas parmi vous. Je serais toujours enfermée dans les geôles de Sepulved. Elle et son groupe m'ont sortie de cet enfer, la mine de St Etienne. Ils ont même retrouvé ma compagne.

Elle embrassa Jade à sa droite.

- Je lui serais toujours reconnaissante. Et je voudrais que vous m'aidiez à m'acquitter de cette dette. Pour ceux qui, comme le secrétaire, ne veulent prendre aucun risque, il faut que je vous dise qu'Esther ne fait jamais de compromis sur l'éthique, notamment sur l'honnêteté. Elle est incapable de mentir ou de se parjurer. Elle serait incapable de mentir même si son Dieu lui demandait. Elle ne fera pas de prosélytisme. Je m'en porte garante. Merci de m'avoir écoutée.

Un coup de maillet.

- La parole circule sur les gradins, dit la présidente.

Plusieurs citoyens prirent la parole.

- Nous ne pouvons pas la punir alors qu'elle a libéré une des nôtres. Et puis même si elle s’appuie sur la religion, au final elle aide nos frères verdoyants en les amenant à Tricastin. C'est toujours mieux que de finir à Lyon ou pire à la mine !

- On ne peut pas faire confiance aux ternes. Elle pourrait être une espionne !

Les esprits s'enflammaient et plusieurs fois la présidente joua de son maillet. Au bout d'un quart d'heure, elle arrêta le débat.

- Nous allons voter. Je rappelle que seuls les citoyens de notre république ont le droit de vote, dit la présidente regardant vers les membres du groupe.

- Que ceux qui sont pour donner un laisser-passer à Esther Dumond lèvent la main à mon coup de maillet !

Plusieurs bras se levèrent.

- Que ceux qui sont contre lèvent la main !

Plusieurs mains se dressèrent. Pour Cube, il fallait refaire le vote ; le résultat était trop serré. La prochaine fois, il faudrait compter. Pourtant, le fonctionnaire de gauche annonça.

- 123 voix pour, 117 voix contre.

Ce verdoyant devait avoir un talent car personne ne remit en doute le résultat. Le secrétaire donna une feuille à la présidente qui tout en la signant énonça :

- Le laisser-passer est accordé à Esther Dumond.

Cube soupira et remit le bracelet de cuir à son poignet.

- Nous avons une deuxième demande de laisser passer de Dominique Lamaison d'Avignon. Citoyen, je vous laisse la parole pour le compte rendu de l'enquête.

- Je ne peux passer sous silence la future profession de notre requérant. Le jeune homme est novice dans l'Ordre des Chevaliers de la Croix.

Pour la première fois, l'orateur fut interrompu par les gradins. Plusieurs cris, sifflements et insultes jaillirent des gosiers. La présidente tambourina du maillet et cria "silence, SILENCE dans les rangées" avant de demander à l'orateur de reprendre la lecture du rapport.

- Le demandeur est lui aussi d'une honnêteté à toute épreuve. A la question, les verdoyants sont ils égaux aux ternes, il a répondu. " Les immaculés sont les élus de dieu, les descendants d'Adam et Ève. Les derniers nés ne sont que les fils et les filles des impurs." Quant à savoir s'il ferait du prosélytisme pour sa religion, là aussi la réponse fut franche. Je cite : c'est de mon devoir de répandre la vérité, la parole de dieu.

Plume même si elle n'aimait pas Dominique, s'étonnait de sentir autant de haine. Chaque réponse du novice déclenchait une vague de cris et d'insultes. Jamais Camelia ne pourrait les faire changer d'avis.

- Je laisse la parole au témoin de moralité.

Troubadour vit Camelia se lever pour la deuxième fois, attendant que la présidente lui donne la parole.

- Nous avons pour ce témoignage deux personnes.

Le barde vit alors, de l'autre côté des gradins, une vieille femme qui s'était levée , arborant la cocarde des élus.

- Je rappelle que le témoignage de moralité ne peut être effectué que par une personne ayant côtoyé le requérant ! C'est votre cas, citoyenne ?

A la surprise générale, la vieille femme hocha la tête.

- Vous avez la cocarde donc vous avez la priorité sur l'autre citoyenne. Vous pouvez témoigner.

Camelia se rassit glissant à Troubadour :

-Tu sais qui c'est ?

- Non, dit il appuyant le mot d'un hochement d'épaules.

- C'est perdu, dit Plume.

- Je dirais que c'est gagné ; ils nous débarrassent du fou de dieu, dit Troubadour.

- Sans lui, peu importe ce que nous trouverons, le Pape ne nous croira pas ! Et notre quête n'aura servi à rien, dit Cyrano.

A la différence des autres orateurs, la vieille ne regardait pas la présidente. Ses yeux gris parcouraient l'assemblée. Elle prit une profonde inspiration puis commença à parler.

- Vous me connaissez, je fais partie de ceux, qui, il y a bien longtemps, ont fondé notre république. Et les gens de mon quartier qui m'ont, de nouveau,e choisie, savent que je fais passer le collectif avant ma famille, avant ma propre personne. J'ai eu le bonheur d'avoir deux enfants que la vague verte a épargnés. Mais l'année dernière, lors d'un raid, Arthur, mon fils, a été tué et ma fille, Chantra, a été enlevée. Je n'ai plus que ma petite fille.

La vieille femme s'arrêta et prit le temps de respirer une longue fois.

- Nous connaissons tous votre histoire , Martine. Pouvez-vous poursuivre avec le témoignage de moralité ? dit la présidente un peu excédée par la tournure peu conventionnelle du témoignage.

- Il y a trois jours, ma petite fille participait à un travail d’intérêt agricole, dehors. Et même si mon âge me dispense de ce type de coopération, je suis allée avec elle. J'ai du mal à ... à me séparer d'elle. Nous étions en train de désherber un champ de maïs en lisière de forêt quand un groupe de mercenaires nous a attaqués. Je n'ai rien pu faire et le brassard rouge qui nous protégeait a été assommé. Alors que les agresseurs repartaient avec les femmes dont ma petite fille, un jeune homme, un terne, a déboulé de la forêt en courant. Il travaillait avec le groupe des bûcherons. Il a sauté sur le cheval à la poursuite des mercenaires. Nous avons cru qu'il profitait de la confusion pour retrouver ses compères.

Elle balaya du regard sa droite.

- Bérénice, Jeanne, Mathilde, Zélie et Laurence ma fille.

Pour chaque prénom, une jeune femme se leva.

- Ils les a toutes ramenées. Seul ! Avec seulement une herminette en guise d'arme, il a combattu les soldats. Il a fait ce qu'aucun ici n'aurait été capable de faire. Alors c'est peut être un intégriste religieux, un imbécile qui érige ses croyances en certitudes mais il a sauvé ma fille. Il a ramené nos filles. Il a préservé l'avenir de notre république. Nous lui devons beaucoup. Alors c'est la moindre des choses de lui donner un laisser-passer pour traverser notre république. Que ceux qui veulent le remercier, se lèvent et votent pour lui !

Prise de cours par ce manque au rituel, la présidente abattit son maillet sur la table et dit :

- Que ceux qui sont pour lui donner un laisser-passer lèvent la main.

Tous les citoyens du quartier derrière la vieille s'étaient mis debout et levèrent la main. Beaucoup sur les autres gradins se levèrent aussi. Enfin quelques uns, indécis levèrent la main devant le regard noir que leur assénait l'ancienne.

- Le laisser-passer est accordé à Dominique Lamaison, annonça le secrétaire.

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