De curieux locataires

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« Entrez, entrez ! » nous dit Jacques en ouvrant la porte, un large sourire aux lèvres.

Interloqués, nous restions bloqués sur le perron, incapables d’articuler une parole. Nous nous regardions, les yeux écarquillés.

« Eh bien, chers amis, que vous arrive-t-il ? Vous semblez transformés en statues de sel ! Entrez donc ! » Surenchérit-il en écartant les bras pour nous inviter à franchir le seuil.

Éric nous fit un signe de tête et, en silence, nous pénétrâmes dans le hall. Tout était redevenu comme lors de notre arrivée. C’était incroyable !

Du salon où elle était assise sur sa chaise basse, dans la même position de chat qui nous avait fait sourire deux jours auparavant, Marie nous apostropha :

« Ah ! Enfin vous voilà ! Où étiez-vous donc passés ? Nous vous avons attendus. Nous étions inquiets. Vous auriez dû nous prévenir de votre absence ! Enfin, vous voici, c’est très bien. Je vous présente Monsieur Cadet. » Ajouta-t-elle en désignant le personnage assis à ses côtés.

Comme nous pénétrions dans le salon, Jacques alla arranger une bûche dans le foyer. La température était redevenue estivale et cette flambée nous parut superflue, il faisait très chaud dans cette pièce. Mais de quoi pouvions-nous encore nous étonner ?

Monsieur Cadet nous fit un signe de politesse et, oubliant notre présence, il reprit sa conversation avec Marie.

« Asseyez-vous, nous encouragea Jacques. Voulez-vous une tasse de thé et quelques macarons ? Servez-vous, ne vous gênez pas. »

La surprise était telle que nous restions plantés au milieu de la pièce sans bouger, incapables de réagir. Nous devions avoir l’air idiot, car Marie, interrompant sa conversation, nous dit, d’un air mielleux, les mains croisées sur sa poitrine :

« Eh bien, avez-vous vu un fantôme ? Est-ce Monsieur Cadet, qui vous intimide ? Allons, mes jeunes amis. Venez, venez et goûtez ces délicieux macarons. Monsieur Cadet est aussi notre pensionnaire. Celui-là même que vous avez entendu traîner sa chaise sur le parquet de sa chambre. Je lui ai demandé d’être plus discret, à l’avenir, pour ne pas vous déranger. N’est-ce pas, Monsieur Cadet ?

—Assurément, Marie. Veuillez m’excuser, Messieurs-Dames. » Ajouta-t-il à notre intention.

Il nous en coûta de nous montrer polis, mais, fatalistes, nous nous assîmes dans les fauteuils qui nous étaient désignés et nous fîmes honneur au goûter. Marie et Monsieur Cadet avaient repris leur conversation à laquelle Jacques se mêla. Ils devisaient sans que notre présence semble les gêner, parlant de banalités sans intérêt. Silencieux, nous observions le curieux trio. Marie minaudait, portant tour à tour ses mains sur sa poitrine et autour de ses jambes. Elle se balançait au rythme de ses paroles. Jacques, assis sur son pouf, ses longues jambes allongées, prenait des pauses décontractées, les bras tendus vers l’arrière, les mains posées à plat sur le tapis. Monsieur Cadet était un personnage aussi atypique que nos hôtes. Le visage émacié était surplombé d’une maigre chevelure dont l’unique mèche, partant d’une tempe, était ramenée d’un seul trait vers le côté opposé. Le reste du crâne, presque chauve, était hérissé, de ci, de là, d’épis blondasses dressés comme des poils de pinceaux. La chevelure, plus abondante sur la nuque, était attachée en catogan. Le front était large et bombé, aux sourcils touffus, très rapprochés ; il dominait un nez droit et protubérant dont les ailes s’écartaient exagérément au-dessus de la bouche aux lèvres acérées, soulignées d’une moustache dont les pointes tombaient presque jusqu’à la naissance du menton en galoche. Les yeux étaient enfoncés dans des arcades saillantes ; ils brillaient d’un éclat sombre et inquiétant. Le regard était fuyant, toujours en mouvement.

« Brrr ! Pensai-je. Il ne lui manque plus que deux cornes sur le front et on pourrait l’appeler Méphisto ! Pas l’air sympa, le co-locataire !»

Tout comme moi, mes compagnons observaient la scène sans oser bouger. Je continuai, à la dérobée, à dévisager Monsieur Cadet.

Il devait bien mesurer dans les deux mètres à en juger par la longueur de ses membres. Curieusement vêtu d’un costume dont la mode était dépassée depuis longtemps, il portait une chemise à jabot au col fermé par une lavallière en satin noir, un gilet croisé sous une sorte de redingote et un pantalon à pont, beige. Ses chaussures de cuir noir s’ornaient d’une boucle argentée. Le tout était impeccable et semblait sortir d’une gravure de mode d’autrefois. Le personnage, long et maigre, était pourtant large d’épaules. Il s’en dégageait une impression de force peu rassurante qui se confirma lorsqu’il se leva pour prendre congé. Sa haute stature, ses épaules athlétiques, accentuées par les emmanchures de la redingote, son regard sombre et fuyant, tout, dans son allure, le rendait antipathique et inquiétant.

Il quitta la pièce en s’inclinant galamment devant Marie, se redressa, nous fit un salut militaire en claquant des talons et disparut dans le hall. Nous l’entendîmes entrer dans sa chambre, située au-dessus du salon.

Soulagés par son départ, nous nous apprêtions à engager la discussion avec nos hôtes ; nous avions mille questions à leur poser auxquelles nous espérions recevoir des réponses. Marie avait suivi Jacques. Nous leur emboîtâmes le pas. En arrivant dans la grande cuisine désaffectée, nous restâmes en arrêt devant la porte entrouverte de la cuisine où Marie préparait les repas. Des bruits de voix nous parvenaient qui ressemblaient à une dispute ou à une conversation forte entre le frère et la sœur. Nous ne saisîmes pas le sens de la discussion mais, en tendant l’oreille, nous comprimes qu’il s’agissait de nous. Le couple ne semblait pas d’accord sur ce qu’il conviendrait de faire, ou de dire, à propos de quelque chose que nous ignorions.

Christophe nous fit signe de ne pas faire de bruit et s’approcha près de la porte entr’ouverte ; d’un geste, il en ouvrit le battant et nous pénétrâmes dans la cuisine. Surpris, le frère et la sœur eurent un mouvement de recul.

« Mais que se passe-t-il ? fit Jacques, blême. Vous nous avez fait peur ! »

Marie se cramponnait à la table comme si elle était prise de vertige ; ses yeux de chat derrière ses lunettes s’agitaient, allant de l’un à l’autre avec une expression indéfinissable. Était-ce de la colère ou de la peur ?

« Il se passe, dit Christophe, que nous avons besoin d’avoir une explication avec vous. Que se passe-t-il, dans cette maison ? Et pour quelle raison avez-vous fait comme si nous étions partis sans prévenir alors que vous-mêmes nous avez laissés en plan pendant deux jours ?

—Et, reprit Éric, que signifient tous ce vacarme, ces lampes qui se baladent derrière les fenêtres, ces cris… ?

—Pourquoi, renchérit Fred, lorsque nous avons voulu aller au village, avons-nous trouvé la grille cadenassée et toute cette herbe et cette terre qui en bouchaient l’accès alors que tout ceci n’était pas là la veille ?

—Oui, reprit Eloïse, nous avons besoin de savoir pourquoi nos vacances sont gâchées. Après tout, nous avons payé pour un séjour tranquille, mais avant de partir, nous avons l’intention de savoir pour quelle raison vous mettez tout en œuvre pour nous chasser ! »

Jacques avait fait le tour de la table et s’était rapproché de Marie, craignant sans doute que nous l’agressions. Saisissant une chaise, il la fit asseoir.

« Asseyez-vous, je vous en prie, nous pria-t-il en désignant les autres chaises. Je pense en effet que nous vous devons quelques explications, mais, hélas, je ne vais pas pouvoir satisfaire votre curiosité tout à fait légitime. Tout ceci reste du domaine privé et je ne puis vous en faire la confidence.

—Comprenez, dit Camille, que nous ne pouvons pas rester dans ces conditions. Nous allons devoir partir et, nos vacances étant à l’eau par votre faute, nous vous demandons de nous rembourser la totalité de notre séjour.

—Nous comprenons parfaitement. Approuva Jacques. Et vous nous en voyez désolés. Mais des circonstances tout à fait imprévisibles lors de votre réservation nous mettent dans cette situation désagréable. »

Marie semblait désespérée. Son regard ne cessait d’aller de l’un à l’autre, comme pour nous supplier. Je fus prise de pitié pour cette vieille femme si débonnaire qui faisait penser à une gentille grand’mère. Je me penchai au-dessus de la table et lui pris la main.

« Marie, lui demandai-je, qu’est-ce qui ne va pas ? Vous semblez si malheureuse, aujourd’hui, alors que vous étiez si gaie, lorsque vous nous avez accueillis.

—Oh, mon Dieu ! gémit-elle, les larmes aux yeux.

—Ce n’est rien, ce n’est rien, tout va bien. La rassura Jacques en lui entourant les épaules de son bras. Bien. Reprit-il à notre adresse. Je vais vous rembourser et vous pourrez quitter le manoir dès demain matin. Il se fait tard. Marie va vous servir le souper et je puis vous assurer qu’aucun bruit ne viendra vous déranger cette nuit. »

Mettant fin à l’entretien, il se leva et nous invita à quitter la pièce.

« Parfait. Approuva Éric. Cependant, vous ne nous avez donné aucune explication. Le manoir serait-il hanté ? Finit-il en manière de plaisanterie.

—Vous ne croyez pas si bien dire ! Répondit Jacques.

—Oui. Eh bien, tout ceci me paraît très étrange. Je ne crois pas aux fantômes, voyez-vous, répliqua Éric. Je pense au contraire qu’il se passe de drôles de choses ici. Nous espérons que personne n’est en danger. Ni nous, ni vous.

—N’ayez aucune inquiétude en ce qui vous concerne. Le rassura Jacques. Je ne puis vous en dire davantage. Allez, maintenant. Vous pourrez passer à table dans une heure. Nous vous appellerons. »

Nous regagnâmes l’étage afin de préparer nos bagages pour le départ du lendemain matin. Réunis dans notre chambre qui était la plus éloignée de celle de Monsieur Cadet, nous commentâmes à voix basse les propos de Jacques qui n’avaient fait qu’attiser notre curiosité et nos doutes.

« Vous avez entendu ce qu’il nous a dit : aucune inquiétude en ce qui concerne notre sécurité. Est-ce à dire que lui et sa sœur sont en danger ? Questionna Fred.

—Et, continua Edwige, Marie avait l’air vraiment apeurée.

—Oui, oui, en effet. Je me demande ce que tout ceci cache.

—Quoi qu’il en soit, ça ne nous regarde pas. Après tout, s’ils ont des ennuis, nous n’y pouvons rien. Protesta Eloïse. Le mieux, c’est que nous renoncions à ce séjour. Partons dès demain matin et basta !

—Quand même, imaginons un instant que ces personnes soient réellement en danger pour une raison qui nous échappe. Peut-être qu’elles auraient besoin d’aide, émit Fred.

—Vous ne trouvez pas, demanda Éric, que ce Monsieur Cadet a une drôle de tronche ? Il est pour le moins bizarre, non ?

—Et inquiétant. On dirait un de ces personnages maléfiques d’un film d’horreur ! » Fit Eloïse avec une grimace si comique que nous éclatâmes de rire.

Le pathétique de la situation n’allait pas entamer notre joie de vivre, tout de même !

Marie sonna l’heure du repas ; en pénétrant dans la salle à manger, nous eûmes la surprise de trouver, déjà attablés, Monsieur Cadet en compagnie d’un nouveau personnage.

Ils prirent place en faisant un signe de politesse et attendirent que la maîtresse de maison fasse le service. L’ambiance avait perdu sa gaieté du premier jour. Les hôtes ne prirent pas leur repas à la table commune et les deux nouveaux-venus, le nez dans leur assiette, semblaient ignorer le reste des convives. Un silence lourd régnait dans la pièce, seulement interrompu par le bruit des couverts.

Mal à l’aise, nous prîmes notre repas sans échanger la moindre parole jusqu’à ce que les deux hommes, se levant dans un ensemble parfait, eurent quitté la pièce en disant un bref bonsoir accompagné d’un claquement de talons.

Dès qu’ils eurent disparu, les commentaires fusèrent :

« Monsieur Cadet aurait-il, lui aussi, un frère jumeau ? Questionna Camille.

—Décidément, ils sont bizarres, ces gens-là, renchérit Eloise. D’où sort cette réplique de Monsieur Cadet ? Vous avez vu, comme ils se ressemblent ?

—Ce qui fait leur ressemblance, c’est surtout la façon dont ils se tiennent et leur tenue vestimentaire. À croire qu’ils sortent tout droit d’un magazine de mode du dix-neuvième siècle !

—Le plus bizarre, dans tout ça, releva Éric, c’est que nos hôtes ne nous aient pas parlé de l’arrivée de ce personnage et qu’il ne se soit pas présenté. Comme si nous étions quantité négligeable. Il n’était pas dans le salon, tout à l’heure.

—Oui, en effet, s’étonna Christophe, c’est comme s’il était apparu par enchantement. À moins qu’il soit ici depuis plusieurs jours et qu’il se soit tenu enfermé dans une chambre. Peut-être était-il malade ?

—Oh la, la, que de mystères, dans cette maison ! S’écria Mathilde. Bon qu’est-ce qu’on fait ? On va se coucher ou on attend que Marie et Jacques se décident à nous parler ?

—Je ne pense pas qu’ils en aient envie. Et puis tout ça ne nous regarde pas, après tout. Je propose une balade dans le parc avant la nuit. Qu’en pensez-vous ? Proposa Fred. Demain sera un autre jour et nous aviserons de ce que nous ferons du reste de nos vacances. Peut-être que nous pourrions visiter la région. Nous avons emporté notre matériel de camping et nous aurons assez d’argent pour naviguer et prendre un peu de bon temps.

—Bonne idée ! Approuvâmes-nous en chœur.

Nous quittâmes la salle à manger et partîmes pour une promenade dans le parc. La soirée était douce et le soleil couchant beignait le parc d’une clarté dorée. La lumière rasante allongeait les arbres en ombres mouvantes sur la mousse du sous-bois et l’étang luisait de reflets scintillants. La sérénité de cette soirée nous consola un peu de l’infortune de notre séjour et nous regrettâmes d’avoir à quitter ce lieu sans avoir pu profiter du calme et de la douceur du paysage. Les derniers rayons du soleil coloraient l’horizon de jaune orangé tandis que le ciel s’obscurcissait en dégradés de bleus. Après avoir visité une dernière fois le poulailler et le potager, nous rentrâmes.

Nulle étrange lumière n’était apparue aux fenêtres, nul bruit incongru ne nous fit dresser l’oreille.

Lorsque nous pénétrâmes dans la maison, Marie et Jacques étaient installés au salon en compagnie du nouveau-venu. La conversation cessa dès notre arrivée. Jacques se leva et fit les présentations :

« Voici le frère de Monsieur Cadet. » Nous dit-il sans plus d’explication.

La nouvelle ne nous surprit pas, mais cette soudaine arrivée, alors qu’on nous demandait de quitter les lieux, nous étonna. Il semblait évident que les deux frères avaient quelque chose à voir avec la situation. La mine blafarde de Marie, recroquevillée, contrairement à son habitude, sur un fauteuil, ses yeux rougis, ses mains qui se croisaient et se décroisaient, tout laissait à penser que le couple avait de sérieux ennuis.

Nous ne nous attardâmes pas davantage dans la pièce. De retour dans notre chambre, nous passâmes la soirée à organiser le reste de nos vacances dont nous espérions profiter pour visiter la région en séjournant dans un camping.

Vers minuit nous allâmes nous coucher. Aucun bruit n’était venu troubler la quiétude de cette soirée. Comme l’avait promis Jacques, la nuit fut calme, mais nous eûmes du mal à trouver le sommeil.

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