Les aveux

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Aux environs de six heures du matin, alors qu’enfin nous avions réussi à nous endormir, des coups discrets frappés à notre porte nous forcèrent à nous lever.

Jacques se précipita dans notre chambre, un doigt sur la bouche pour nous signifier de nous taire.

« Ne faites pas de bruit, murmura-t-il. Je dois vous dire toute la vérité sur ce qui se passe ici, mais il faut absolument éviter que les frères Cadet ne s’aperçoivent que je vous ai parlé. Il y va de votre sécurité. Rejoignez-moi dès que vous serez prêts à partir. Je vous attendrai à l’extérieur de la grille d’entrée. »

Il s’éclipsa et nous ne le revîmes pas avant d’avoir franchi la grille du manoir. Il s’était caché derrière la haie qui bordait la propriété et, dès qu’il nous entendit, il sortit en nous faisant signe de nous garer de manière à ce qu’on ne put nous apercevoir depuis la maison.

« Sortez votre cric et faites comme si vous deviez changer une roue de votre véhicule, nous demanda-t-il, et ne regardez pas dans ma direction. Je vais tout vous expliquer, mais je prends un grand risque et je vous en fais prendre un également. Lorsque vous saurez tout ce que j’ai à vous dire, agissez selon votre conscience. »

Pour faire plus vrai, les garçons installèrent le cric et démontèrent une roue du véhicule autour duquel nous nous tenions, attentifs à ne rien laisser passer de ce que Jacques allait nous révéler.

« Voici vingt-cinq ans, commença-t-il, Marie et moi avons hérité de ce manoir, maison familiale où nous avons passé une partie de notre enfance. Nous ne sommes pas frère et sœur et encore moins jumeaux, mais cousins germains par nos pères, ce qui explique que nous portons le même nom. Pourquoi avons-nous déclaré être jumeaux ? Nous sommes nés le même jour de la même année, mais de parents différents bien que de la même famille et nous avons été élevés comme frère et sœur, si bien qu’au village, tout le monde nous appelait les jumeaux. Enfants, nous en avions pris l’habitude et nous n’avons jamais démenti ; au contraire, plus tard, nous nous sommes servis de ce quiproquo pour éviter les questions indiscrètes.

Nos pères, eux étaient jumeaux. Leur vie durant, ils sont toujours restés liés, faisant les mêmes choses aux mêmes moments, exerçant le même métier. Ensemble, ils ont ouvert le cabinet médical qui existe toujours au village. Heureusement, nos mères s’entendaient parfaitement. La mienne assurait le secrétariat médical, celle de Marie, femme au foyer, gérait d’une main de fer l’intendance de la maison, aidée par une domestique. Nous avons grandi dans une ambiance feutrée et épanouissante.

Marie s’est mariée avant d’avoir terminé ses études de droit. Elle suivit son mari, militaire dans l’armée de l’air, et nous ne nous revîmes qu’une fois par an, lorsque les fêtes de fin d’année réunissaient notre famille.

De mon côté, je poursuivis mes études d’ingénieur ; j’obtins mes diplômes, je me mariai à mon tour et je fus engagé par une entreprise proche de l’Etat, dans laquelle je fis carrière. Je fis la connaissance des frères Cadet à l’occasion d’un séminaire d’entreprise. Ils me furent présentés par un collègue dont ils étaient les meilleurs amis. Eux-mêmes ingénieurs, nous sympathisâmes et, sans méfiance, je me laissai aller à leur parler de mes activités professionnelles, répondant à des questions qui auraient dû éveiller ma méfiance. Mais ils sont arrivés dans ma vie à un moment où j’étais très affaibli moralement. Mon épouse venait de décéder subitement ; accablé par mon veuvage, j’offrais une cible de choix à ces deux charlatans. Par un tour de passe-passe psychologique, ils m’entraînèrent dans une aventure qui aurait dû me conduire tout droit en prison. Eux-mêmes n’échappèrent pas à la justice, mais pour d’autres raisons.

J’avais profité de la période des vacances d’été et du relâchement de la vigilance pour accomplir mon forfait. Je me demande encore aujourd’hui ce qui a pu me pousser à cet acte aussi imbécile que dangereux. Je n’avais pas besoin d’argent et aucune menace ne pouvait m’atteindre puisque je n’avais plus de famille à protéger, en dehors de Marie dont ces deux individus ignoraient l’existence.

La veille de mon départ en congés, je dérobai les documents et le prototype, une merveille de technologie pas plus encombrante qu’un étui à cigarettes, que les frères Cadet m’avaient demandé. J’ignore encore aujourd’hui par quel moyen ils avaient eu connaissance de l’existence de ce que je savais être une étude top secret. Ce butin dans ma mallette, je m’étonnai de la facilité avec laquelle j’avais pu le soustraire et, dans un sursaut de conscience, je décidai de ne pas le remettre aux frères Cadet. Je connaissais les enjeux que cela représentait et mieux valait éviter qu’il tombe entre des mains malveillantes. L’entreprise était fermée pour les vacances et il ne m’était plus possible d’y retourner pour remettre tout ceci à sa place. Je quittai alors Paris en toute hâte et je vins me cacher ici. J’étais mort de peur. Espérant que ces deux individus ne me retrouveraient pas avant que j’aie eu le temps de me débarrasser de cet encombrant butin, j’élaborai un plan pour qu’il soit à jamais introuvable. Je passai quinze jours à creuser une cachette sous une des caves de la maison et j’y enfouis les documents et le prototype. Mes vacances tirant à leur fin, malade d’angoisse, je regagnai Paris et je repris mon travail. Curieusement, je n’entendis jamais parler de ce vol et je ne fus jamais inquiété.

Les frères Cadet, entre temps et heureusement pour moi, furent arrêtés en possession de documents compromettants concernant l’espionnage industriel et les ventes d’armes. Il s’ensuivit un procès qui défraya la chronique et ils écopèrent de vingt-cinq ans de prison. Vous vous doutez de mon soulagement à cette annonce. Je vécus toutes ces années avec la crainte de leur libération.

Lorsque l’âge de la retraite arriva, Marie, veuve à son tour, décida de venir s’installer ici. Je fis de même ; mettant nos économies en commun, nous avons rénové la maison et entrepris d’ouvrir ce gîte. Pour les gens du village, nous sommes toujours « les jumeaux ». Nous n’avons pas démenti. Nous avons vécu ces dix dernières années sereinement. J’avais presque oublié l’existence, sous ma cave, de ces choses. Hélas, deux jours avant votre venue, les frères Cadet sont arrivés ici avec l’intention de récupérer ce qu’ils appellent leur dû. J’ignore encore comment ils ont retrouvé ma trace ; je ne pensais pas qu’après toutes ces années où ils sont restés enfermés ils auraient encore la force et le culot de recommencer leurs turpitudes.

J’ai eu beau leur affirmer ne pas avoir réussi à dérober ces choses, ils ne m’ont pas cru, et, sous la menace, j’ai été obligé de leur indiquer l’endroit où je les avais cachées. De toute façon, la technologie a largement dépassé ce dont il est question dans ces documents qui ne leurs serviront plus à rien. Je ne comprends pas leur entêtement. Ces deux fous vivent hors du temps, tels les fantômes d’une époque révolue.

Lorsque vous êtes arrivés, Marie n’était au courant de rien. Il a fallu que les Cadet nous enferment dans notre appartement, dans l’aile sud de la maison, pour qu’elle découvre la situation. Ces hommes sont capables de tout. Ils ont été d’une telle violence que j’ai eu peur qu’ils la tuent. Ligoté sur une chaise, j’ai dû assister à la cruauté dont ils ont fait preuve envers elle. Ils lui avaient attaché les pieds et les mains de telle manière qu’elle ne pouvait faire aucun mouvement sans que ses liens ne se resserrent et l’étranglent ; à même le sol, elle gisait à plat ventre et s’étouffait. À chacune de mes réponses qui ne les satisfaisait pas, ils menaçaient de lui couper une main, ou de lui trancher la gorge si je ne parlais pas. Notre calvaire a duré ces deux jours pendant lesquels vous nous cherchiez. Ils nous avaient imposé silence et ils vous observaient, prêts à vous faire subir un mauvais sort si vous vous étiez approchés trop près. J’ai su que vous aviez découvert le passage sous l’escalier lorsque, s’approchant de la porte, le plus âgé des deux frères se saisit de la poignée pour l’ouvrir. Je détournai son attention en lui donnant un détail qu’il essayait de me faire dire depuis un moment. Lorsqu’il ouvrit brusquement cette porte pensant sans doute vous y trouver derrière, il fut dépité et je fus soulagé. Je les ai suppliés de vous laisser tranquilles et j’ai fini par leur indiquer l’endroit où ils trouveraient ce qu’ils sont venus chercher. Dès qu’ils vous ont vus partir, ils nous ont libérés avec ordre, si vous reveniez, de faire comme si de rien n’était. C’est qui explique notre comportement qui a dû vous sembler bizarre.

Les bruits, les odeurs et tout ce qui a pu vous déranger était occasionné par les fouilles que ces deux malfrats ont engagées sous ma maison, dans une cave dérobée dont j’étais seul à connaître l’accès. Les cris étaient ceux que Marie a poussés lorsque, la menaçant de l’égorger, ils la tenaient à leur merci pour me faire avouer ce que je ne voulais pas leur dire. Pour que vous partiez plus vite, ils ont également organisé toute une mise en scène de maison hantée à laquelle, bien sûr, vous n’avez pas crue.

Voilà, mes amis, toute la vérité sur ce qui vous a tant intrigués. Maintenant, je vous demande de partir. Quant à moi, il vaut mieux que je retourne vite rejoindre Marie. Je crains pour sa sécurité. Si vous décidez d’alerter la police, j’irai peut-être en prison, mais mieux vaut que ça se termine ainsi et que les frères Cadet soient définitivement mis hors d’état de nuire. Faites selon votre conscience. Quoi que vous décidiez, je vous remercie. Bon retour et encore pardon pour ces vacances gâchées bien malgré nous. »

Nous avions écouté Jacques sans l’interrompre. Nous lui fîmes nos adieux, tristes de les laisser, lui et Marie, entre les mains de ces drôles d’oiseaux. Nous avons roulé en silence jusqu’à ce virage où la route s’élargissait sur un point de vue magnifique de la vallée. Éric arrêta le véhicule et nous en sommes descendus pour admirer une dernière fois le paysage. En contrebas, le manoir et le parc, baignés de soleil, les cygnes, glissant au milieu de l’étang, le pont de bois qui enjambait le ruisseau, rien, dans ce paysage paisible, ne laissait deviner le drame qui était en train de se jouer entre les murs de cette maison.

« Alors, nous demanda Éric, qu’est-ce que vous en pensez ? Allons-nous partir simplement et oublier cette histoire, ou bien allons-nous raconter tout ce que nous venons d’apprendre à la police ?

Dans un ensemble parfait, nous répondîmes qu’il fallait nous rendre au poste de police le plus proche. Nous nous mîmes d’accord sur ce que nous allions dire. Il n’était pas nécessaire que nous répétions tout ce que Jacques nous avait confié. Après tout, s’il avait pu mener sa carrière dans son entreprise sans être inquiété, il n’était peut-être pas nécessaire de parler du vol des documents et du fameux prototype. Si cette affaire n’avait jamais eu de suite et si elle avait été tenue au secret, nous n’étions pas censés être au courant.

À la gendarmerie du village, nous avons expliqué que deux individus douteux séquestraient Jacques et Marie et que nous avions été obligés de partir, car ils nous avaient menacés. Notre déposition fut prise au sérieux et, moins d’une heure plus tard, une escouade de gendarmes prit la direction du manoir. Sur la demande du brigadier, nous les suivîmes à distance. Leur arrivée sembla prendre les occupants des lieux à l’improviste, car les frères Cadet furent cueillis alors qu’ils étaient attablés devant le déjeuner que leur servait Marie. Jacques et Marie furent interrogés. Sans doute s’étaient-ils entendus sur ce qu’il conviendrait de dire, en tout cas Jacques ne fut pas inquiété, mais les frères Cadet furent arrêtés. Menottés et mis en garde à vue, ils furent par la suite inculpés pour séquestration et menace sur la vie d’autrui. On n’entendit jamais parler de l’affaire des documents et du prototype volés. Lors du procès, la partie civile, représentée par les avocats de Marie et Jacques et le nôtre, demandèrent quinze ans de réclusion et des dommages et intérêts symboliques. Les deux individus furent condamnés à cinq ans de prison.

Tout danger étant écarté après l’arrestation des frères Cadet, nous avons réintégré le manoir et y avons finalement passé les vacances les plus agréables qu’il soit en compagnie de nos deux charmants hôtes avec lesquels nous nous sommes liés d’une amitié indéfectible.

Depuis, nous avons pris l’habitude de nous retrouver en famille, plusieurs fois par an au manoir pour quelques jours ou quelques semaines de bon air, de balades et de belles soirées autour de la cheminée ou dans le parc, régalés par les petits plats préparés par Marie. Plus aucun bruit, plus aucune odeur ne viennent troubler nos nuits.

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