• Histoire du passé 1/2 •

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Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis l’altercation du prince dans le village, et il n’avait pas encore repris connaissance. Méliel et Astal avait été forcés de le traîner sur un brancard de fortune, que le sylvestre avait construit seul, et qu’Eldir tirait lentement. La demi-elfe demandait à vérifier ses blessures toutes les deux heures ce qui avait considérablement ralenti leur rythme de voyage.

Lorsque Terendul avait quitté Ulenas, ragaillardi par l’adrénaline de sa rixe, il n’avait pas pris conscience des éclats de verres qu’il avait reçu à la cuisse. Il n’avait pas non plus senti le sang couler de sa tempe lorsque l’un des villageois lui avait asséné un coup violent avec sa chope de bière. Il était arrivé en piteux état, à demi mort sur son cheval.

Astal n’avait pas adressé un seul mot à son compagnon depuis qu’ils avaient repris la route, hormis lorsqu’elle souhaitait s’arrêter pour surveiller l’état de son cousin. Ce n’était d’ailleurs pas pour déplaire à Méliel, qui était tendu et l’évitait. Il tournait et retournait la scène en boucle dans sa tête, entendait de nouveau la mystérieuse voix lui intimer de tuer la demi-elfe, et se revoyait peser le pour et le contre. Comment en était-il arrivé là ?

Voyant le soleil descendre dangereusement, le garçon fit halte et posa pieds à terre. Prévoyant, il avait pensé à faire des réserves de bois pour les jours à venir, qu’Eldir portait en lieu et place de son cavalier. Il attrapa les morceaux restants et s’affaira à démarrer un feu, tandis qu’Astal était partie avec son arc et son carquois chasser le dîner. Cela faisait quatre jours qu’ils n’avaient mangé que du pain elfique et de l’eau, et la jeune fille était las de ce menu.

Les flammes crépitaient doucement sur les brindilles. Recroquevillé devant le petit brasier, Méliel laissa libre court à ses pensées, le regard perdu dans l’immensité de la forêt. Il n’avait jamais eu envie de tuer. Jusqu’ici, la métisse lui avait inspiré du dégout, de la pitié et de l’antipathie, mais il n’avait jamais ressenti une haine profonde au point de la vouloir morte. Il s’était toujours considéré comme un elfe bon. Mais, était-ce vraiment le cas ? Après avoir tant hésité à lui planter une lame dans le cœur, Méliel n’était-il pas mauvais, au fond de lui ? Une larme de dégout perla sur sa joue, mais la demi-elfe n’en était pas à l’origine. Cette fois, il se dégoutait lui-même d’être devenu un elfe aussi abominable et primitif.

Il essuya prestement sa joue en reniflant, et remarqua qu’Astal était revenue depuis un moment. Elle avait eu le temps de dépecer le lapin et taillait du bois pour assembler une broche dans le plus grand des silences. Il l’observa discrètement, retenant les larmes qui lui picotaient les yeux et la gorge nouée. Leurs regards se croisèrent et la demi-elfe s’immobilisa. Ils ne dirent rien, se contentant d’étudier le visage de l’autre. Les cheveux si particuliers d’Astal étaient sales et emmêlés, et ses joues rosies par le froid. Ses yeux océans étaient rouges et cernés. Venait-elle de pleurer, elle aussi ?

Méliel se racla la gorge et montra la viande qu’elle avait préparé d’un signe de tête.

― C’est toi qui as fait ça ?

Question inutile. Il savait très bien qu’il n’y avait personne d’autre ici qu’Astal et lui, mais l’idée qu’une princesse puisse s’abaisser à de telles besognes lui était incongrue. En vérité, il voulait surtout briser le silence pesant qui les entourait, et aucune autre idée ne l’avait traversé.

Astal hocha la tête et se remit au travail.

― Où as-tu appris à dépecer un animal et fabriquer une broche pour le cuire ? demanda-t-il, décochant un nouveau coup d’œil circonspect de la jeune fille.

― A Celestiae.

Elle ne semblait pas disposée à lui parler. Méliel murmura un « oh, d’accord » dépité, et détourna le regard vers la forêt.

― C’est ma mère qui me l’a montré, dit-elle finalement en mettant le lapin à cuire.

Le sylvestre ancra de nouveau ses yeux dans les prunelles océans de la demi-elfe. Il avait l’impression de voir le reflet d’une mer furieuse et agitée, et un frisson glacé parcourut son dos et descendit jusque dans ses pieds lorsqu’il repensa à la tempête à laquelle ils avaient échappé.

― Tu dois déjà le savoir avec tous les enseignements que tu suis à Alferilim, mais les naïades sont nomades, à l’exception de certains groupes, expliqua-t-elle d’une voix douce. Dans les clans, chaque naïade a un rôle précis. Certains sont soigneurs, d’autres nourrices ou artisans, et il y a évidemment des chasseurs. Ma mère en était une, lorsqu’elle vivait encore là-bas.

Méliel ne dit rien, mais une pointe de honte lui mordit le cœur. Il n’avait jamais considéré les naïades comme un peuple digne d’intérêt, et ne connaissait rien à leur organisation.

― Pourquoi t’avoir appris ce genre de choses ? Vous ne manquiez pourtant de rien à Celestiae.

Les iris azurées d’Astal s’assombrirent, et le garçon crut voir la tempête de ses yeux se renforcer.

― Mon père savait que tôt ou tard le Caliawen et l’Herlyae seraient en guerre, et qu’en vivant aussi prêt de la frontière, le roi en profiterait pour… nous rendre visite.

Il nota le détachement froid qu’elle avait opéré en ne mentionnant pas directement son grand-père.

― Le maire Chaseblue a essayé plusieurs fois de les convaincre de partir plus à l’est, dans les terres, et de se rapprocher de la capitale, mais ils n’étaient pas des lâches. Je crois qu’au fond d’eux ils espéraient voir les elfes ouvrir les yeux, et passer outre leur mariage, mais nous savons tous les deux que ça ne fonctionne pas comme ça.

Elle le fixa avec gravité, et il eut l’impression que son regard lui brûlait la peau. Le sylvestre se gratta la tête, gêné. Comment pouvait-elle avoir autant d’effet sur lui ?

― Bref, reprit-elle en retournant son attention sur la viande qui cuisait. Mon père avait ce plan fou de tuer la guerre dans l’œuf en convainquant les troupes elfiques du non-sens de celle-ci. Mais il connaissait les risques, et dans l’hypothèse de leur échec, ils m’ont appris à survivre dans les bois, à me battre et à me soigner. Mais encore une fois, je crois qu’ils se sont fait trop d’illusions sur la clémence de notre race et qu’ils ont oublié la xénophobie profonde que le peuple elfique nourrit. Ils pensaient que dans le pire des cas les soldats nous laisseraient fuir, ma mère et moi, par respect pour leur prince héritier.

― Mais ce n’a pas été le cas, conclut Méliel dans un souffle. Le général Hyamendacil ne pouvait pas rentrer les mains vides, et encore moins montrer à ses hommes une preuve de compassion pour un être infé… différent. Pourquoi t’a-t-il épargné ?

― Mon père et Hyamendacil ont grandi ensemble. Ils étaient comme des frères, jusqu’à ce qu’il rentre dans les rangs de l’armée et que le roi les sépare. Mais il a toujours eu fois en lui, même lorsque nos vies étaient entre ses mains. D’une certaine manière, il a eu raison. Je ne sais pas ce qu’il lui a dit, mais mon père a convaincu Hyamendacil de m’éviter une vie d’exil.

― Aurait-ce vraiment été pire que la vie que tu mènes aujourd’hui ? fit-il remarquer à voix haute, sans s’en rendre compte.

Elle le regarda de longues secondes, interdite, avant de baisser la tête.

― Je n’en sais rien, admit-elle. Peut-être.

Ils fixaient maintenant le sol poussiéreux, l’une gênée de s’être autant livrée, l’autre assimilant tout ce qu’il venait d’entendre.

― Je n’ai pas les talents de cuisinière d’Elim, murmura Astal en tendant la viande grillée au sylvestre, mais j’espère que ça te conviendra.

Il bredouilla un « merci » déconcerté, et observa la demi-elfe se relever silencieusement pour vérifier les bandages de Terendul. Se mettre à nu ainsi lui avait coupé l’appétit.

Alors que la jeune fille venait de se coucher, Méliel se leva, épousseta vainement son pantalon pour en retirer les saletés, et se faufila dans les bois sombres. Il avait besoin d’air et de calme pour réfléchir, et la présence d’Astal le perturbait. Elle le regarda disparaître dans les ténèbres de la nuit avant de fermer les yeux pour dormir, bercée par le crépitement du feu et les froufrous des oiseaux nocturnes.

Méliel marchait dans la sérénité reposante de la forêt. Son cœur battait trop vite, il le sentait cogner douloureusement dans sa poitrine. Il chancela et s’appuya contre le tronc d’un jeune hêtre avant de se laisser glisser au sol. A chaque fois qu’il posait les yeux sur la demi-elfe, une voix rauque et grondante lui rappelait qu’il aurait pu la tuer, qu’il avait failli franchir le cap, lui enfoncer sa dague dans le cœur, lui ôter la vie.

Le sylvestre soupira et fit retomber sa tête sur l’écorce de l’arbre. Comme si sa culpabilité n’était déjà pas suffisante, il avait fallu que la jeune fille fasse un pas pour dépasser le fossé d’inimitié qui les séparait. Mais il ne voulait pas qu’elle se rapproche. Il ne voulait pas la laisser l’affaiblir. Il ne voulait pas lui accorder la moindre attention et découvrir que, peut-être, elle était normale. Sinon, comment aurait-il la force d’accomplir la mission que son roi lui avait donné ?

Méliel resta ainsi de longues heures, assis dans l’immensité de la forêt obscure à réfléchir aux événements des derniers jours, avant de rejoindre le feu de camp. Alors qu’il s’apprêtait à éteindre la lumière que les flammes produisaient, il entendit derrière lui un grognement de douleur. Le sylvestre se retourna, poignard à la main, pour découvrir un Terendul mal en point qui essayait tant bien que mal de se lever. Il allait réveiller Astal pour qu’elle s’occupe de lui, mais la vit dormir si paisiblement qu’il n’osa pas la toucher. Il avait remarqué son sommeil agité des trois derniers jours. Elle méritait une nuit complète. Son visage se durcit lorsqu’il réalisa qu’il venait encore une fois d’éprouver de l’empathie pour la demi-elfe, mais il ne revint pas sur sa décision.

― Rassieds-toi, ordonna-t-il à Terendul d’un ton sec. Tu es encore très faible, il ne faut pas que tes blessures se rouvrent.

Le prince afficha un sourire amusé mais obtempéra. Méliel vint se poser à côté de lui, et ils restèrent un long moment ainsi, sans un mot, captivés par les braises rougeoyantes du feu.

Dans l’esprit de l’elfe noir, c’était le capharnaüm. Par quel miracle était-il arrivé jusqu’à eux, et combien de temps était-il resté inconscient ? Comment ses deux compagnons avaient-ils réussi à cohabiter sans s’étriper ? Mais surtout, pourquoi Méliel paraissait aussi sombre ? Que c’était-il passé en son absence ? Terendul brûlait d’impatience, il avait tellement de questions à poser, mais il voyait bien que le garçon à sa droite ne semblait pas dans son assiette alors il attendit.

Une heure passa sans que l’un des deux sylvestres ne souffle un mot. Terendul prenait son mal en patience, qui s’amenuisait un peu plus à chaque hululement de la nuit.

― Je n’aurais jamais dû accepter de vous accompagner, maugréa Méliel finalement, les bras serrés autour de ses jambes repliées, ce qui réveilla l’elfe à moitié endormi.

Terendul redressa la tête un peu trop vivement, et grimaça en sentant ses blessures l’élancer dans tout le corps.

― Quand tu n’étais pas là, nous… nous nous sommes disputés un peu violemment. En fait, c’est arrivé un peu avant que ton cheval ne nous trouve et qu’elle te voit à l’agonie, presque mort. Et… ce que j’ai vu…

Les mots restaient coincés dans la gorge du garçon. Il savait que c’était lui qui avait poussé la demi-elfe à bout, mais il se souvenait trop bien de cette panique glacée qui avait coulé en lui lorsqu’il l’avait vu perdre le contrôle. La même panique qu’il avait ressenti des années auparavant.

― Elle n’est pas comme Tismon, essaya de le rassurer l’autre sylvestre.

― Tu n’en sais rien, répondit-il, acerbe. Tu n’as pas vu ce dont elle est capable.

― Si, j’en suis conscient.

Terendul et Méliel se fixèrent longuement.

― C’est toi qui la calme quand elle a des crises, comprit l’elfe blanc. Qui d’autre est au courant à Alferilim ?

― Le général Hyamendacil, je crois. Et moi.

Le sylvestre soupira bruyamment. Voilà pourquoi il n’aurait jamais dû venir. Le roi lui avait ordonné de le tenir au courant de l’avancée de l’expédition, et de lui envoyer toute information sur les projets et les potentiels secrets d’Astal. Si le roi était au fait des dons naïades de sa petite-fille, il n’imaginait sans doute pas qu’elle était capable de déclencher une tempête.

― Comment s’est-elle arrêtée cette fois ? demanda Terendul, impassible.

― Je l’ai aidé, avoua Méliel à contre-cœur.

Puis, après une minute de calme, il cracha le morceau qui lui était resté coincé au travers de la gorge depuis ces quatre derniers jours.

― J’ai failli la tuer.

Le sourire de Terendul s’effaça et son cœur loupa un battement.

― Mais tu ne l’as pas fait, dit-il plus pour se rassurer que pour consoler l’autre sylvestre.

― J’ai pensé à Tismon, à ce qu’il m’avait fait endurer, et j’ai vu chez Astal la même incapacité à contrôler son pouvoir. Je ne voulais pas que ça recommence.

Méliel sentait ses yeux le piquer à nouveau, et sa voix flancher.

― Tu n’es pas un tueur, murmura le prince.

Les deux elfes restèrent muets encore quelques minutes. Méliel ressassait l’événement, les muscles raidis et la gorge nouée. Il se voyait en boucle, poignard à la main, prêt à ôter la vie d’Astal.

― Ton passé avec Tismon obscurcit ton jugement, ajouta Terendul en se recouchant péniblement sur le sol. Tu blâmes Astal pour lui ressembler et agir comme lui, mais tu sais pertinemment que mon grand-père s’arrange toujours pour camoufler les accidents qui concernent des demi-elfes. Elle ne l’a jamais connu, et n’a jamais entendu parler de lui. Tu t’attends à ce qu’elle comprenne ton inquiétude, qu’elle rentre dans le moule pour te rassurer, mais comment veux-tu qu’elle le fasse si elle ne connait pas l’histoire ?

Il laissa ensuite le sommeil l’emporter tandis que l’elfe blanc méditait sur ces mots. Méliel lança un coup d’œil à la demi-elfe, puis éteignit le feu et s’allongea à son tour pour dormir.

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