• Contrarié 2/2 •

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Terendul sortit de l’auberge, chancelant. Il essuya le sang qui coulait sur sa joue en reniflant et porta jusqu’à ses lèvres tuméfiées la bouteille d’Obsidienne qu’il avait arrachée aux mains du paysan. Les villageois lui lançaient des regards inquiets et reculèrent de quelques pas. Le prince leur lança une œillade meurtrière, remonta sur son cheval et partit définitivement d’Ulenas.

Il ne reviendrait plus.

Maintenant, il devait se concentrer pour reprendre la route exacte que lui et ses compagnons avaient prise. Il déplia la carte. Les lignes tremblaient et ne tenaient plus en place. L’encre se mouvait fébrilement sur le papier, et il était impossible pour le garçon de visualiser le moindre chemin. Mécontent, Terendul poussa un grognement. Il usa la dernière once de rage qui l’habitait pour envoyer valser la bière qu’il tenait en main, et, épuisé, il laissa son cheval le guider. Au loin dans la forêt, il crut apercevoir une silhouette l’observer, mais au vu de son état, il n’était sûr de rien. Et de toute façon, il n’en avait plus rien à faire qu’un gamin trop curieux le dévisage à distance.

Le sylvestre était en piteux état. Arc-bouté, il ne regardait même plus la route, qui zigzaguait devant lui à la manière des vipères du Sahir. Il sentait la raideur de tous ses muscles, et devait se faire violence pour garder les yeux ouverts. Comment diable allait-il retrouver sa cousine ?

La silhouette que Terendul crut voir au loin s’approchait discrètement, bien réelle, passant d’arbre en arbre sans bruit. Iel surveillait le jeune prince et attendait le moment opportun pour s’annoncer. Iel ne voulait pas que ses frères et sœurs lo surprennent, leur avis étant très partagé en ce qui concernait l’elfe. Alors la silhouette avançait dans l’ombre, guettant une fenêtre d’ouverture. Iel était de ceux qui pensait que Terendul devait accomplir sa destinée, aussi funeste soit-elle. Il vivait une vie de misère pour essayer d’y échapper, alors qu’en acceptant son sort, il serait bien plus heureux.

Mais sa grande sœur avait envoyé un message aux fées, qui l’avaient mal interprété en le délivrant aux elfes. Aujourd’hui, iel se chargeait de recoller quelques morceaux. Et Ariel s’en serait bien passé.

Pendant de longues minutes, l’étrange individu observa sans bruit le cavalier qui somnolait sur sa monture, évaluant le moyen le plus simple d’intervenir sans braquer les lumières sur iel. Lorsqu’une fenêtre s’ouvrit, iel s’approcha et murmura quelques mots à l’oreille du cheval, qui accéléra le pas. Satisfait, iel disparut entre les arbres, comme si rien ne s’était produit.

Les paupières définitivement closes, Terendul avait quitté sa réalité et voyagé une dizaine d’années dans le passé, avant que les choses ne dérapent.

Il se revoyait encore, fier comme un Carcator[1], sur le dos d’Eldir son compagnon de toujours. C’était un magnifique équidé à la robe bai et aux crins noirs d’encre, et dont on se moquait parfois de ses balzanes haut chaussées que l’on comparait à de grandes bottes. A ses côtés, son frère montait un robuste Frison, et semblait lassé de la promenade.

― Sommes-nous encore loin ? se plaignit-il, comme pour confirmer les soupçons de son parent. Mon dos me fait mal et mon ventre me rappelle toutes les minutes qu’il est vide.

― Un peu de courage Herendil, le rabroua Aranduil. Quand nous arriverons, tu pourras prendre un bon bain chaud et manger autant que tu le voudras.

L’elfe blanc fit la moue. Il n’aimait pas attendre, surtout quand il s’agissait de son estomac. Mais il n’avait d’autre choix que de suivre son père docilement, alors, renfrogné, il fit avancer Vared pour qu’il le rattrape.

Heureusement, ils arrivèrent à l’entrée de la ville quelques minutes plus tard, et bien qu’il leur restait encore du chemin avant d’atteindre l’arbre de vie, cela réchauffa le cœur du jeune Herendil.

La cité d’Alferilim était protégée par de hautes palissades en bois blanc, sur lesquelles deux ou trois patrouilles surveillaient les horizons. Aucun danger ne menaçait la capitale, mais les murs fortifiés produisaient toujours un effet important, et voir la ville aussi bien gardée flattait souvent l’ego des elfes qui y parvenaient. On pouvait entrer par quatre portes, entourées de deux imposantes tours, et disposées à chaque point cardinal.

― Mes Seigneurs, salua l’un des elfes qui gardaient la porte principale, le roi attendait votre retour. Il souhaite pouvoir vous parler dans les plus brefs délais.

― Que se passe-t-il Sadriel ? demanda Nephilim, inquiet. Père nous fait rarement demander.

― Une délégation fée est arrivée il y a un peu plus d’une heure, expliqua le garde. Leur ambassadeur, un certain Erka Oakman, a demandé une audience avec le roi, et ne voulait parler qu’au roi seul. Les habitants spéculent quant au sujet de leur visite, mais personne ne sait réellement de quoi il s’agit.

― Et que pense le peuple ?

― Bah ! Quand des fées débarquent à Alferilim, c’est à cause d’leur foi en Rydia et d’ses soi-disant messages, intervint un vieil elfe qui passait sur le côté. Ces gens-là ne sont pas fiable, moi j’vous l’dis !

Aranduil et Nephilim se fixèrent quelques secondes, interdits, et firent claquer les rennes de leurs montures. Cela n’augurait rien de bon. Les fées ne se déplaçaient jamais pour rien. Si une délégation entière avait fait le voyage jusqu’à la capitale, il s’agissait de quelque chose d’important.

― Tu aurais peut-être dû leur dire que c’est à cause de leur fils que les fées sont là, glissa l’un des gardes à l’oreille de Sadriel.

― On n’est sûr de rien, répondit-il sans le regarder dans les yeux. Les rumeurs vont bon train ici, et tu sais comme moi comment les gens aiment déformer la réalité.

― Rassure-toi comme tu peux, renifla son ami, mais nous tenons l’information d’une fée qui accompagnait l’ambassadeur. Pourquoi irait-il répandre une fausse nouvelle dans la ville ?

― Pour nuire à la réputation du roi et de sa descendance, peut-être ? Tu sais aussi bien que moi que le Président Tal et le roi Thangil ne sont pas les meilleurs amis du monde. Souviens-toi du mariage de la princesse Celebrian ! Le roi a passé toute la soirée à se moquer de la première dame. Ça ne m’étonnerait pas que Tal veuille lui rendre la pareille.

Le jeune Terendul et son grand frère suivaient leurs parents, partageant la même appréhension. Eux aussi sentaient la tension flotter dans l’air. Les gens murmuraient à leur passage. Certains allaient même jusqu’à les pointer du doigt en les observant gravement.

Lorsqu’ils descendirent de leurs chevaux, la foule s’était rapprochée et les encerclait. Les hommes lançaient des regards perçants au jeune Terendul, tandis que les femmes se signaient et serraient leurs enfants contre leurs jupes. Voyant le malaise de son frère cadet, Herendil lui attrapa la main et la serra dans la sienne.

Le silence s’imposa dès l’instant où les portes s’ouvrirent sur la figure sombre du roi Thangil. Sans un mot, Aranduil et Nephilim le saluèrent et firent un signe aux deux jeunes de passer devant eux pour rejoindre leur grand-père. Celui-ci ne leur offrit pas un regard, attendant que son fils et son époux soient à son niveau pour repartir à grandes enjambées vers la grande salle où il avait laissé la délégation fée. Nephilim fronça les sourcils et pressa le pas pour le rattraper.

― Père, que se passe-t-il ?

― La renommée ayant surement fait son œuvre à l’heure où je te parle, tu dois déjà avoir entendu les ragots qui circulent dans la ville, souffla Thangil. Maudites fées et leurs foutues prophéties…

― De quoi parlez-vous ? demanda l’elfe en fronçant les sourcils. Nous sommes venus dès que Sadriel nous a parlé de la délégation. Quelle est donc cette prophétie ?

Ils venaient d’arriver devant la porte de la grande salle quand le roi s’arrêta et se tourna vers son fils et son époux.

― Nephilim, Aranduil, commença-t-il gravement. Je vous demande d’écouter ce qu’Erka Oakman est venu nous dire, et de laisser vos sentiments personnels de côté. Cette prophétie représente une vraie menace pour notre royaume, et j’ai besoin de vous savoir à mes côtés et non contre moi.

Les deux héritiers, qui se tenaient toujours par la main, écoutaient leurs aïeuls avec inquiétude. Herendil avait bien vu les regards méprisants et haineux que le peuple avait lancés contre son frère, et l’attitude secrète de son grand-père ne l’aidait pas à se rassurer.

― Vous savez bien, mon Roi, que nous serons toujours à vos côtés, assura l’époux de Nephilim.

― Loraen aussi assurait qu’il m’était fidèle, laissa-t-il glisser, acerbe.

La remarque tomba comme une bombe et le silence s’installa, pesant, lourd, amer.

― Les enfants feraient mieux de rester dehors, finit par dire Thangil en reniflant avant d’ouvrir la porte.

― Pères, je veux venir avec vous ! implora Terendul en s’accrochant à la cape d’Aranduil.

Il le regarda de ses prunelles suppliantes, mais son père caressa sa joue avec un sourire et s’écarta. Le jeune elfe vit les trois adultes disparaître et sentit les larmes lui piquer les yeux.

Quand ils ressortirent deux heures plus tard, Nephilim attrapa fermement la main de l’elfe noir, le séparant de son grand frère.

― Que se passe-t-il ? demanda le jeune prince en levant les yeux sur lui.

― Pour la sécurité de cette famille et de notre royaume, tu ne dois plus voir ton frère, grinça-t-il sans le regarder.

Sans lui laisser de choix et sans lui donner d’autre explication, il l’entraîna vers la sortie. Aranduil retint son autre fils, qui hurla le nom de Terendul dans un éclat de sanglot. L’elfe blanc se tourna vers son père, impuissant et désespéré.

― Pourquoi faites-vous ça ? s’écria-t-il, en colère. Vous ne pouvez pas nous séparer ! Vous ne pouvez pas !

L’adulte se pencha vers son fils et caressa tendrement ses cheveux de nacre en murmurant :

― Quand tu seras plus grand, tu comprendras.

Herendil lança un dernier regard impuissant vers son frère, qui disparut bientôt à l’autre bout du couloir.

― Je vous avais prévenu que cet enfant vous porterait malheur, siffla le roi qui s’était glissé derrière eux. J’ai toujours dit qu’il avait les yeux d’un fils d’Erod…

Aranduil se releva, tremblant de colère, mais baissa la tête sans répondre. Il savait qu’en ayant épousé Nephilim, il devait désormais faire passer le bien de la couronne avant le bien de sa famille.

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