• Le corbeau 1/2 •

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Astal ouvrit les yeux en se redressant brusquement. L’air lui manquait, et quelques mèches rebelles tombaient sur son front trempé de sueur. Terendul était là, à son chevet, sa main serrant la sienne avec inquiétude. Ses pupilles noires de jais scrutaient le visage de la jeune fille, soucieux. Méliel attendait lui aussi, posé nonchalamment contre la porte de la chambre, les sourcils froncés.

― Tout va bien Astal, murmura son cousin en replaçant les cheveux qui couvraient les prunelles bleues de la demi-elfe. Ce n’était qu’un mauvais rêve, tout va bien.

Il resta à ses côtés de longues minutes, répétant ces quelques mots jusqu’à ce qu’ils fissent effet et la calmassent. L’autre sylvestre, beaucoup moins patient, avait tourné les talons et descendit les escaliers, guidé par l’odeur alléchante des petits pains chauds que le cuisinier venait tout juste de sortir du four.

Honteuse d’avoir laissé ses sentiments la submerger, Astal se défit de l’étreinte protectrice de son cousin, replaça la bretelle de sa nuisette qui avait glissé, et tourna le dos à Terendul.

― Tu peux descendre, lui indiqua-t-elle un peu trop sèchement. Je vous rejoins bientôt.

Compréhensif, mais blessé, l’elfe s’effaça en silence, non sans avoir lancé un dernier coup d’œil soucieux à la jeune fille.

Lorsqu’elle ne sentit plus le regard brûlant de Terendul sur sa peau, la demi-elfe relâcha la pression. Elle était consciente d’avoir repoussé à tort le jeune sylvestre, mais ça avait été plus fort qu’elle. Dans une cité où chaque individu jugeait que l’exposition de ses sentiments la rendait encore plus faible et méprisable, elle avait vite compris qu’elle ne devait plus rien laisser transparaître. Déstabilisée par son cauchemar, elle s’était faite rattraper par les vieilles habitudes d’Alferilim.

Astal poussa un long soupir fatigué et massa les muscles endoloris de son cou. Sa nuit mouvementée ne fut pas des plus reposantes et son corps tendu le lui rappelait à chaque mouvement. Ses yeux azurés, jusqu’ici perdus dans le vide, se posèrent sur le demi-tonneau qui faisait office de baignoire, et la jeune fille ne se fit pas prier avant de s’avancer vers l’espace de toilette. Elle avait la désagréable sensation d’être sale. Non pas que la poussière couvrait son corps, mais la demi-elfe se sentait souillée, comme si quelqu’un ou quelque chose avait sondé son âme, exploité ses craintes et exposé ses secrets en plein jour.

Le demi-tonneau jouxtait l’un des murs de la chambre. C’était une baignoire en bois de chêne simple, de forme ovale, suffisamment grande pour qu’Astal puisse s’asseoir, les jambes à moitié repliées. Une ouverture traversait la cloison qui séparait sa chambre à celle d’un autre, et une vieille tuyauterie y passait pour déverser son eau tiède dans le baril. Astal laissa glisser sa nuisette au sol et attendit que le liquide atteigne la moitié de la cuvette pour y glisser un pied, puis un second. Avec délicatesse, elle s’accroupit et laissa la douceur de l’eau recouvrir son corps. La tête en arrière et les yeux clos, Astal s’abandonna un instant au réconfort que son bain lui apportait. Ses muscles contractés se détendirent peu à peu, jusqu’à ce que le corps de la jeune fille soit aussi mou que l’ectoderme d’une méduse des fonds marins de Baltigann.

Elle avait été injuste en chassant Terendul aussi sèchement, elle en était consciente. La demi-elfe se sentait coupable d’avoir considéré un instant son cousin comme l’un de ces racistes d’Alferilim, et la culpabilité de son acte lui mordait le cœur.

Astal se redressa finalement, requinquée, et sortit de son bain, plus déterminée que jamais. Elle allait descendre les marches de l’escalier et présenter ses excuses à son cousin, et ne lui parlerait plus jamais sur ce ton-là lorsqu’il ne le méritait pas. Oui, ce serait comme ça. Après tout, Terendul la comprenait mieux qu’elle ne se comprenait elle-même, il devait sûrement déjà savoir à quel point la jeune fille se sentait mal de l’avoir rabroué de la sorte. Non ?

Rien n’apaisait plus la princesse qu’un bon bain chaud. Elle avait retrouvé sa détermination de fer et son humeur joviale, et les frayeurs de sa nuit semblait déjà loin derrière elle.

La demi-elfe enfila rapidement sa tunique de voyage et se pressa de rassembler ses affaires avant de rejoindre ses compagnons pour prendre le petit-déjeuner. A leur table de la veille, il n’y avait que Méliel, qui profitait allégrement du pain chaud qu’on lui avait servi, accompagné de fruits du village et d’une tasse de café fumante. Le ténébreux, quant à lui, était penché au-dessus du comptoir et discutait avec le patron de l’auberge pour qu’il le renseigne sur l’adresse d’un cartographe. Avant de s’asseoir à table, Astal passa une main dans sa tignasse pour défaire un minimum les nœuds qui l’encombraient.

Mais alors que la jeune fille s’apprêtait à se poser pour manger, un elfe bourru donna un coup de pied volontaire dans sa chaise pour la faire chuter. Il explosa d’un rire insolent, accompagné de ses voisins de table qui regardaient la demi-elfe avec un sourire goguenard.

― Retourne dans ton palais, métisse, lui cracha l’elfe.

Astal ne prêta pas attention au ton méprisant que cet énergumène venait d’employer et tira d’un coup sec sur sa chaise pour en récupérer le contrôle.

― Eh, bleuette, c’est à toi que j’cause, le héla-t-il une seconde fois. J’veux pas voir ta sale gueule de Demi.

Méliel fixait la princesse d’un regard intéressé, attendant de voir sa réaction. Il n’y avait aucun doute quant à l’impassibilité du garçon. Bien que son visage ne reflétât aucun amusement, il trouvait ce divertissement fort plaisant. D’une part, cela remettait Astal à sa juste place. Un sang noble coulait peut-être dans ses veines, mais elle ne restait pas moins qu’une pauvre petite métisse qui n’aurait jamais dû entrer dans leur cité. D’autre part, il connaissait la patience légendaire de la Demi, qui risquait de s’énerver dans les quelques minutes à suivre. Et si Méliel approuvait les paroles du paysan, il n’appréciait pourtant pas d’être dérangé de la sorte par ce rustre sylvestre.

Astal expira lentement l’air de ses poumons pour se calmer. Mais l’arrogant petit bourge qui l’accompagnait voyait clair dans son jeu. Elle se retourna avec un sourire, dévisageant celui qui l’avait insulté pendant de longues secondes. Puis, ce que l’elfe avait imaginé se produisit. D’un mouvement vif et rapide, la demi-elfe posa sa main sur le crâne du paysan et frappa sa tête contre le bois solide de la table.

Méliel s’installa un peu plus confortablement sur son siège, croisa les jambes et avala une nouvelle bouchée de pain, satisfait du spectacle qui s’offrait à lui. Jamais il ne l’avouerait, mais le sylvestre était inconsciemment admiratif de la façon dont la jeune fille se battait. Et pour une fois qu’il n’était pas le gars qui se faisait cogner, il prenait un malin plaisir à assister à la scène sans broncher.

Bien que surpris par l’attaque soudaine de la métisse, l’elfe ne se laissa pas dominer par son adversaire. Alors que le bras de la princesse prenait de l’élan pour refrapper la tête du sylvestre contre la table, il agrippa ses cheveux avec force et tira sans ménagement pour la déséquilibrer. Astal poussa un cri de rage et de douleur confondus, et lâcha le crâne du paysan. Il n’attendit pas plus longtemps pour empoigner la jambe et le bras droit de la jeune fille, et sans se préoccuper des autres consommateurs de l’auberge, il l’envoya valser contre les autres tables.

Tous les clients se tournèrent vers eux, silencieux et secrètement excité par ce combat. Nul n’ignorait l’identité de la demi-elfe, célèbre dans tout le pays de par ses origines, mais personne n’intervint pour lui venir en aide. C’était en quelque sorte une bonne leçon qu’elle recevait. Elle n’avait pas sa place en Caliawen, et si ses aïeux n’avaient pas craint pour leur trône, ils auraient d’ores et déjà éliminé cet être limité. Alors, voir un petit paysan d’Ulenas donner une raclée à la jeune Demi était l’un des plus beaux spectacles auxquels ils pouvaient assister.

Astal se redressa avec mal, et évita de penser à la douleur que son dos lui renvoyait. Debout sur la table, elle fusillait du regard celui qui l’avait ainsi balancé comme un vulgaire sac de blé.

― Retourne d’où tu viens, rahil, cracha l’homme, acerbe. Tu n’es pas l’une des nôtres, et vivre dans ton palais comme si tu étais une elfe n’y changera rien ! Tu n’es ni une elfe, ni une princesse. Tes parents étaient des moins-que-rien et tu n’es que le fruit d’une union abjecte et contre nature !

Ses propos furent acclamés par plusieurs hommes dans la salle, ce qui conforta le sylvestre sur sa position.

La métisse s’apprêtait à se lancer contre son adversaire lorsque la voix de son cousin retentit derrière elle.

― Astal est la fille de Loraen Igdrasil, fils de Thangil Igdrasil, Roi de ce pays ! s’exclama-t-il avec dureté. Comment oses-tu t’adresser à elle sur ce ton, Faeg norë [1] ?

― C’est surtout la progéniture d’une naïade, siffla l’homme. Mais cela ne m’étonne pas de voir le Craban défendre une créature aussi maudite que lui…

Le nom qui venait de sortir de la bouche de l’elfe suscita beaucoup de murmures et d’agitation dans la salle. En reconnaissant ce surnom, qu’il n’avait pas entendu depuis bientôt une dizaine d’années, la peau blafarde de Terendul perdit le peu de couleur qu’il lui restait, et le prince se figea.

Astal, qui entendait ce patronyme pour la première fois, ne comprit pas la réaction de son cousin, qui finit par quitter l’auberge à grand-pas, bouleversé. C’en était trop pour ce début de matinée. La jeune fille avait passé une nuit agitée et désagréable, s’était laissé insulté par un pauvre elfe aigri et raciste, et voilà que son cousin fuyait la bagarre comme un enfant apeuré ! Ce rustre méritait une leçon.

Elle n’attendit pas une seconde de plus et s’élança vers lui, piétinant les plats qui encombraient les tables sans y prêter attention. L’elfe s’attendait à ce qu’elle le frappât en plein visage, et se positionna de sorte que ses bras le protégeassent, mais Astal était plus rusée que cela, et sauta par-dessus l’homme, surpris, qui se retourna vivement pour tenter de parer son prochain mouvement. A peine avait-il trouvé la bonne position que la guerrière lui asséna un coup de pieds magistral dans l’estomac, envoyant le bonhomme quelques mètres plus loin. Elle n’attendit pas qu’il se relève avant de l’assaillir à nouveau, frappant un coup dans ses côtes et un autre au niveau de sa mâchoire, avant d’attraper sa tête avec ses deux mains et de lui flanquer un puissant coup de genou.

Essoufflée, mais fière d’elle, Astal attrapa ses sacs et quitta l’auberge, non sans avoir jeté un regard de défi aux autres clients interdits.

Méliel essuya la confiture qui coulait sur son menton et imita la jeune fille.

― Bientôt, vous n’aurez plus à pâtir de la honte d’avoir une demi-elfe comme héritière du trône, murmura-t-il avant de partir. Nous nous rendons au Sahir, demander au Zaeim de purifier l’âme et le corps de cette métisse. Et si nous réussissons, ce n’est pas seulement la vie d’Astal qui sera impactée, mais celle du Caliawen tout entier ! Si nous réussissons, la guerre sera gagnée.

Et sur ces mots pleins de mystères, il ouvrit la porte de l’auberge et partit à la recherche de ses compagnons.

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[1] "Pauvre paysan" en elfique.

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