• L'auberge 2/2 •

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Lorsque la tempête qui faisait rage dans le cœur de la jeune fille fut calmée, les trois compagnons redescendirent pour satisfaire leurs estomacs affamés. La douce serveuse qui s’occupait d’eux les installa tout près de l’imposante cheminée de pierre qui diffusait une chaleur réconfortante dans tout l’établissement. Méliel trépignait d’impatience, guettant avidement les victuailles que l’aubergiste leur préparait. Terendul, lui, attendait les bras croisés, calé sur le dossier de sa chaise, en observant minutieusement chaque client attablé. L’elfe n’aimait pas les mauvaises surprises. Il préférait s’assurer qu’aucun consommateur n’allait tenter quoi que ce soit contre ses deux compagnons.

Paranoïa ou simple prudence ?

Devant eux, deux ivrognes noyaient leur ennui dans une pinte d’Obsidienne, une bière typique des montagnes de Marteaudefer, l’une des régions les plus froides du pays Nain. Ce breuvage exceptionnel tirait son nom de sa couleur si particulière : après fermentation, le liquide ambré se colorait d’une sombre teinte noire, plus envoûtante que la profondeur du Néant, plus noire encore que l’immensité de la nuit, et bien plus ténébreuse que le cri des corbeaux dans la nuit. Un instant, Terendul s’amusa à penser que cette boisson lui correspondait bien, lui l’elfe noir, le maudit, le sombre prince d’Alferilim.

A gauche, une jeune mère pré-coupait la viande de son enfant, la main tremblante et la tête baissée. L’homme de la famille, un elfe imposant, scrutait ses moindres faits et gestes d’un regard froid et inquisiteur. Le même genre de regard que le vieux Thangil avait l’habitude de porter sur sa cousine et lui.

Le sylvestre fut tiré de ses observations par l’odeur du ragoût de sanglier sauvage qui vint lui chatouiller les narines. La serveuse posa devant lui une assiette copieuse et fumante, et Terendul n’attendit pas une seconde de plus pour planter sa fourchette dans la viande tendre du plat qu’on venait de lui servir. Il fut rapidement imité par ses camarades, qui poussèrent le même soupir de satisfaction lorsqu’ils engloutirent la première bouchée, ce qui ne manqua pas de les amuser.

― Ah, si seulement il pouvait y avoir plus d’auberges comme celles-là à Alferilim, marmonna Méliel en essuyant la sauce qui coulait sur son menton.

― De quoi te plains-tu ? Ta famille est assez riche pour se payer un cuisinier personnel, fit remarquer Astal.

― Oui mais on ne trouve pas de belles elfes dans les cuisines d’Elim, se renfrogna le sylvestre.

Le visage de la demi-elfe se déforma en un rictus dégoûté. Le pompeux garçon scruta la salle d’un regard aiguisé.

― M’est d’avis qu’aucune femme ne voudrait d’un elfe aussi prétentieux et insupportable que toi, asséna la jeune fille avec un sourire en coin.

― Tu joues la maligne, Astal, fulmina-t-il. Mais au moins je ne suis pas observée comme une bête de foire à chaque fois que j’entre quelque part.

Terendul lui lança un coup d’œil inquiet. La carapace émotionnelle qu’Astal s’était forgée depuis ces quatre années s’était fissurée, et il craignait qu’elle ne prenne les piques de Méliel trop au sérieux.

― Tu te sens peut-être supérieure parce que tu fais partie de la famille royale, mais tu n’es rien. Ton propre sang t’a renié dès ton arrivée chez nous. Tu n’es pas une elfe, ni une princesse… Tu n’es qu’une gamine suffisante et insupportable.

― Pourquoi as-tu décidé de venir avec nous ? demanda-t-elle en se levant précipitamment, les poings serrés contre le bois de la table et les oreilles retroussées vers l’arrière. Tu serais resté dans ton petit arbre douillet à te tourner les pouces avec arrogance et le monde ne s’en porterait que mieux !

― Tu as encore beaucoup de choses à apprendre, Astal, murmura-t-il pour qu’elle fût la seule à l’entendre. Tu crois que ton grand-père t’envoie vraiment au Sahir pour t’aider à changer ? Thangil n’a pas hésité une seconde à assassiner son propre fils. Si tu n’avais pas suscité autant d’intérêt parmi ses sujets, tu aurais rapidement connu le même sort.

Jugeant qu’il était temps pour lui de s’éloigner de ces insupportables elfes, Méliel se leva bruyamment et partit se reposer à l’étage, laissant les deux cousins entre eux.

― Je suis sûr que ça va lui passer, souffla Terendul avec un sourire contrit. Tu verras, après ce voyage, il te verra différemment.

― Arrête Teren’… Cela va faire quatre ans qu’il me déteste. Un jour de plus ou de moins, ça ne changera rien à ce qu’il pense de moi. Guérie ou non, je serais toujours une étrangère à Alferilim.

Le prince n’ajouta rien, le cœur gros. Il aurait tellement aimé pouvoir réconforter la jeune fille, mais les mots lui manquaient et il ne savait quoi faire pour soulager son cœur meurtri. A son tour, Astal quitta la table. Au fur et à mesure qu’elle traversait la salle pour monter vers les chambres, les gens s’arrêtaient pour la dévisager avec un mélange d’horreur et de surprise.

Une fois devant la porte de la chambre qu’elle désirait occuper, elle remarqua son sac négligemment posé contre le mur. Suspicieuse, elle tourna la poignée, qui lui refusa l’accès à sa couchette. D’un geste rageur, elle frappa avec le plat de sa main contre le bois de la porte et se laissa glisser le long de cette dernière. Jusqu’ici, elle avait toujours réussi à garder la tête hors de l’eau. Les insultes et les remarques glissaient sur elle comme des gouttelettes sur un tissu imperméable, le regard des autres représentait le cadet de ses soucis et ses seules peurs étaient d’échouer aux examens de fin de trimestre qui déterminaient quelle formation serait faite pour elle. Et voilà qu’aujourd’hui, un simple murmure détruisait les barrières qu’elle avait mis si longtemps à ériger.

Une première larme coula lentement sur les joues roses de la jeune fille, suivie d’une deuxième, puis d’une troisième, avant qu’un torrent ne s’échappe de ses yeux embrumés. Totalement absorbée par le chagrin, elle n’entendit pas la porte grincer en s’ouvrant et ne vit pas le jeune elfe se pencher au-dessus d’elle. Il glissa un bras sous ses frêles épaules, l’autre sous ses genoux, et la souleva sans mal avant de l’emmener jusqu’à la couchette de paille de la chambre. Mais les larmes qui ravageaient le beau visage d’Astal ne cessaient de couler, et l’elfe n’avait aucune idée de la marche à suivre pour l’aider.

Bon Dieu ! Dans quoi s’était-il encore fourré ? Il aurait simplement dû la laisser chialer sur le palier, et Terendul serait intervenu pour la calmer. Mais lui ? Lui ni connaissait rien, et ne voyait même pas comment elle pourrait accepter une quelconque aide de sa part.

― Astal ? appela Méliel sans oser l’approcher. C’est bon, t’as eu ce que tu voulais… tu peux prendre la chambre si tu veux.

Mais cela ne fit qu’intensifier les pleurs de la jeune fille qui se recroquevilla sur sa paillasse.

― Je-je-j…j’ai jamais v-v-voulu tout ça… sanglota-t-elle roulée en boule.

― Voulu quoi ? demanda le sylvestre en s’asseyant sur le côté du lit.

― ê-ê-être une de-demi, un f-f-far-fardeau pour ma famille. Me-me-me faire traiter de t-tous les noms parce q-q-que je ne ressemble pas à une vraie e-e-elfe !

Méliel leva les yeux au ciel, remonta le drap en lin pour couvrir Astal et récupéra ses affaires.

― Bientôt tu n’auras plus à te plaindre, murmura-t-il en sortant de la chambre.

Comment les autres Demi réussissaient-ils à vivre dans une telle société ? Comment pouvaient-ils supporter toute cette haine, ce dégoût, ce racisme ? Astal n’était qu’une enfant, victime de la guerre sauvage que Thangil avait déclaré aux fées. Jamais elle n’aurait quitté sciemment le pays de son enfance, et encore moins pour rejoindre une famille hautaine et méprisante comme la sienne.

Le cœur gros, Astal se recroquevilla sur elle-même, enfouit sa tête sous le drap de lin, les poings serrés autour du tissu, et laissa l’océan de ses larmes se déverser. Silencieuse, comme toujours, elle expulsa la peine qui meurtrissait son cœur depuis trop longtemps. La tempête faisait rage. Une tempête sourde, menaçante, dont même la grande Nalii n’aurait sût adoucir les vagues déchaînées de colère et de tristesse de la demi-elfe.

Ce fût ainsi que la jeune fille finit par s’abandonner aux bras de Rydia, déesse féerique des astres lunaires, épuisée des malheurs que les sylvestres lui causaient. Bercée par le son du vent qui soufflait doucement contre les murs de l’auberge, elle se laissa guider jusqu’au palais céleste de la divinité, et bientôt, l’incident avec Méliel s’effaça comme si des semaines entières s’étaient écoulées.

Les étoiles dansaient devant elle, étincelantes, inondant l’espace alentour de par leur lumière sacrée. Plus le rythme de leur ronde s’accélérait, plus les astres brillaient, et rapidement, Astal fut totalement aveuglée. Lorsque la luminosité faiblit, la demi-elfe ne se trouvait plus dans la petite chambre d’Ulenas. Non, en réalité, elle avait quitté le Caliawen. Ses forêts épaisses et luxuriantes, ses oiseaux gazouillants et toute la vie qui y grouillait d’ordinaire avaient disparu, remplacés par un désert aride et brûlant.

Astal se trouvait assise sur un tapis persan face à un homme beaucoup plus grand et plus âgé qu’elle, au regard profondément sombre. Ses cheveux de jais se cachaient sous un turban byzantium accordé à son sarouel. Sa peau basanée était recouverte de tatouages aux motifs complexes et délicats. Mais la jeune fille fut rapidement sortie de sa contemplation lorsqu’il lui aboya un ordre qu’elle ne comprit pas. Evidement… elle ne parlait pas le djinn ! Alors qu’elle s’apprêtait à se lever pour faire face au magicien, le tapis qui la portait disparut, et la demi-elfe tomba. Elle hurla, essayant vainement de quémander de l’aide dans cet immensité vide et déserte. Bientôt, l’air glacé qui fouettait ses bras fut remplacé par le sable brûlant des dunes, et son cri, étouffé. Astal agitait nerveusement les bras, espérant sans doute s’échapper du courant mortel qui l’entraînait vers le fond, mais les petits grains glissaient entre ses doigts et l’empêchaient de remonter à la surface. Sa vision s’assombrissait et la pression du sable sur son corps se faisait de plus en plus intense. Seul sa main dépassait encore, mais plus aucun espoir ne l’habitait. Tout s’était passé beaucoup trop vite. Seul le djinn sur le tapis l’avait sûrement vue tomber, mais il devait avoir disparu lui aussi.

Elle était perdue.

Jusqu’à ce qu’une main puissante n’attrape la sienne, la tirant sans ménagement hors du sable.

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