Olivia

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Je rentre du café la tête encore contre Léonore. Pas après pas, je me rapproche de chez moi tandis que mon cœur n’aspire qu’à retourner dans ses bras. Dans la spontanéité de son étreinte. Je veux faire demi-tour, courir de tous mon souffle loin de cette porte à la peinture caillée. Ne jamais plus devoir passer ce seuil, sentir cette odeur de tabac, entendre le bruit de son pas, entendre son rire ; mais je suis devant la porte. Mon sac déchiré sur l’épaule. La peur au ventre. Mes doigts qui tremblent jusqu’à la poignée. Il fait trop froid pour rester dehors. Je hais l’hiver.

En entrant, j’entends un bruit de cuisine. L’air n’est pas saturé de tabac froid, la maison a été aérée. Je découvre avec surprise ma mère qui ne porte pas une robe de chambre, qui ne tient pas un verre à la main dans le salon. Au lieu de ça, elle observe attentivement l’intérieur du four, un petit couteau à la main et vêtu d’un tablier.

— Maman ?

— Olivia ! J’avais peur que tu ne rentres pas…

Elle pose son couteau et m’enlace. Je suis trop éberluée pour régir, mais je remarque qu’elle ne sent pas l’alcool.

— Je voulais te faire un gâteau pour ton anniversaire.

— Il ne va pas se fâcher… ? dis-je d’une petite voix.

— Il n’est pas là.

Il y a dans ses mots, son visage, son corps qui se détend, un soulagement que je lui connais que très rarement. Il n’est pas là. Moi aussi j’ai l’impression de prendre ma première goulée d’air. Je regarde un long moment le visage de ma mère. Son œil gauche est encore gonflé et sa pommette violacée, mais elle me sourit. Cela me fait un bien fou. Elle s’est souvenue de mon anniversaire. Et il n’est pas là. Je me fiche de savoir où il est. Parfois il disparait des semaines entières sans donner de nouvelles et maman respire à nouveau. Je rentre à la maison le soir, elle arrête de boire, nous parlons, nous rions, parfois même nous sortons un peu faire quelques achats. J’espère que ce sera une de ces semaines-là.

Je me dépêche de monter me changer, enfile le sweat le moins usé que je possède et redescends aider maman à faire un peu de rangement et installer une jolie table. Elle a même acheté une bougie odeur chocolat qu’elle est fière de me montrer. Je crois que ce soir je pourrais difficilement être plus heureuse. Je repense au chocolat chaud avec Léonore qui m’avait déjà fait très plaisir, même si elle ne savait pas qu’il s’agissait de mon anniversaire, et maintenant maman. Cela fait trois ans que nous ne l’avions pas fêté. C’est une tradition ridicule et il ne veut pas dépenser cet argent pour moi. Ce n’est pas de sa faute si j’existe, et je ne suis pas sa fille. Il est déjà bien assez généreux de me mettre des vêtements sur le dos. Je sais que maman a trop peur de lui pour répliquer. Je suis déçue, mais je ne peux pas m’empêcher de la comprendre. Ce n’est pas comme si je n’avais pas peur de lui moi aussi… Au bout de quatre ans, j’avais peur qu’elle ait oublié la date.

— Fais un vœu.

Je ferme les yeux et souhaite que ce jour dure éternellement. Puis je souffle vigoureusement la bougie trônant sur mon beau gâteau.

— Quinze ans. Tu es une belle femme intelligente, ma fille. Je suis fière de toi, ne l’oublie jamais.

Je me lève pour l’enlacer puis nous dévorons le gâteau au yaourt. Nous discutons toute la soirée. Elle me demande comment se passe la rentrée en seconde et je n’ai pas le cœur à lui dire la vérité. Je lui parle un peu de Léonore et des amis que j’ai en terminale, même si ça n’est pas la vérité. Je lui parle aussi de la bibliothécaire et des livres qu’elle me prête. Maman semble contente. Elle me fait un large sourire, me tend un gros paquet. Je me crispe parce qu’il va se fâcher. Je ne veux pas que maman me fasse des cadeaux si c’est pour ensuite essuyer des coups.

— Ne t’en fais pas, je les ai trouvés dans une boite à livre.

Mes lèvres se pincent instinctivement, désolée d’avoir réagi de cette manière.

— Merci maman, ça me touche.

— Allez, ouvre !

Je déchire le paquet cadeau et tombe sur trois livres assez volumineux, je dirais plus de six-cents pages, dont l’état est tout à fait correct.

— J’espère que tu ne les as pas lus. Ce n’est pas facile de suivre avec toi.

Je souris dans ma barbe.

— Non je n’ai pas lu Millenium, mais j’en ai entendu parler. Merci, j’avais envie de les lire !

Je la serre une nouvelle fois dans mes bras.

Tard dans la soirée, tandis que j’essaie de me concentrer sur les premières lignes de Millenium, mon cerveau persiste dans son vagabondage et mon cœur infiniment heureux ne l’aide en rien. Je ne saurais même plus dire combien de temps cela fait depuis la dernière fois que j’ai ressenti un tel plaisir. Des mois ? Peut-être plus ? J’avais bien une copine au collège avec qui je passais beaucoup de temps, mais elle a déménagé à la fin de la quatrième. Depuis, je me suis retrouvée seule, sans aucun échappatoire à sa mauvaise humeur à lui.

Léonore. Je ne te comprends pas, mais j’espère que tu es sincère.

Assise sur un banc au parc, je rêvasse les yeux posés sur mon livre sans vraiment le regarder. C’est un dimanche après-midi ensoleillé et, chose rare, je suis assise sur un banc du skateparc. Tout est allé si vite cette semaine. Je n’ai presque pas eu le temps de me sentir gênée d’envahir ce groupe de terminale que je ne connaissais pas. Léonore venait me chercher à ma classe, puis nous retrouvions les autres dans un coin de la cour. Hormis Edmond qui a lui aussi un côté un peu étrange, les autres avaient en vers moi une certaine forme d’indifférence assez agréable. Ils s’adressaient à moi sans état d’âme, comme si j’avais toujours fait partie de la bande. Hiroko pouvait aussi bien se moquer de moi que de Ludovic sans la moindre pincette et Raphaëlle voler à mon secours aussi aisément qu’elle l’aurait fait avec lui si elle ne prenait pas un malin plaisir à aggraver les choses. Je n’étais ni la nouvelle, ni l’outsideur, ni la petite chose fragile sur laquelle il faut veiller. Je ne m’étais pas vraiment attendue à quelque chose quand Léonore m’avait imposé de trainer avec eux, mais ce sentiment d’appartenance naissant était agréable.

Je suis en train de me faire des amis. Je n’explique pas l’intérêt qu’il me porte et je suis désolée de leur amener mes problèmes, mais cela n’enlève rien à ma petite pointe de plaisir. Tant qu’ils sont là, il sort de mes pensées.

Je tourne une page que je n’ai pas vraiment lue puis je lève les yeux. Je souris malgré moi en voyant Edmond se rattraper d’un coté et sa planche valser de l’autre. Léonore ne manque pas de rire elle aussi. Tous les deux sont vraiment étonnants. Je ne sais pas ce qu’ils ont avec moi, mais je sens leurs regards souvent posés sur moi. Celui de Léonore est indéchiffrable. Il y a beaucoup de tendresse, bien qu’elle ne me sourit pas toujours, même lorsque nos yeux se croisent, mais il y a aussi d’autres choses. Comme si… elle n’en avait pas assez. Quant à Edmond, je ne sais pas vraiment quoi en penser. Il ne m’adresse pas vraiment la parole, comme s’il cherchait à respecter mon silence et en même temps ses yeux me dévorent avec curiosité. Léonore l’a remarqué et je crois même que le regarder m’observer l’amuse. J’ai beau lire beaucoup, ces deux-là ne sont pas des personnages que l’on croise souvent.

Après avoir admiré Léonore passer quelques obstacles sans comprendre comment c’était possible de sauter avec ce bout de bois à roulettes, je replonge dans la Suède des années 80 avec Mickael Blomkvist. Je suis curieuse de savoir pourquoi l’auteur prend si consciencieusement le temps de nous décrire l’état économique de la Suède en 1970.

Concentrée à déchiffrer les noms de quartiers imprononçables, je ne les entends pas venir. Quand je me retrouve la tête et les épaules trempées, je mets du temps à réaliser ce qui se passe. Je vois seulement la moitié basse de mon livre mouillée et les larmes me montent aux yeux.

— Alors la clocharde ? Ça fait du bien cette petite douche ?

Je reconnais sa voix. Enzo, celui qui m’a versé la poubelle sur la tête, celui qui m’a fait un crochepied en sport et qui vient de me vider son soda sur la tête. Il est accompagné de Mathis et Julien qui ne manquent jamais de rire avec lui. Tous les trois me toisent méchamment, un rictus dégouté sur les lèvres. Moi je suis tétanisée, mon livre détrempé toujours à la main, essayant de retenir mes larmes le mieux que je peux. Ces hommes-là sont comme lui. La méchanceté gratuite coule dans leur veine et il n’y a rien que je puisse faire pour le changer. Je n’ai plus qu’à attendre que l’orage passe, redoutant ce que l’orage pourra être.

— Ta chambre ne te plait plus ? On l’avait pourtant bien décorée. Parce que nous on veut pas de toi ici, sale clocharde.

— Ouais, tu gâches la vue, dégage !

Mathis m’attrape par le col et m’oblige à me lever. Mes 45 kg ne font pas vraiment le poids par rapport à lui et il me repose si brutalement que je m’écroule. Une violente douleur traverse ma paume et mon poignet, mais j’arrive à contenir mon cri.

— T’es vraiment un parasite de la société, continue Enzo. Mon père dit que les gens comme toi, faudrait tous les…

Le poing de Léonore vient s’écraser sur sa pommette avant qu’il ne puisse finir sa phrase. Mathis et Julien sont prêts à rentrer dans la mêlée, mais Edmond redresse les épaules derrière Léonore et son mètre quatre-vingt-quinze les dissuades.

— Encore toi connasse ! T’es quoi, son chien de garde ?

— Et comme tu peux remarquer, quand tu cherches un chien de garde, il mord.

Léonore me fait dos, mais j’entends les dents serrées de colère dans sa voix. Poings serrés, campée sur ses jambes, elle est prête à frapper à nouveau. Enzo s’en moque et se rapproche en roulant des épaules.

— Frappe-moi encorne fois…

— Et alors quoi ? le coupe-t-elle. Qu’est-ce que tu vas faire ? Qu’est-ce que tu vas faire contre une plainte de harcèlement scolaire et d’agression ? Contre tous les témoins de ta connerie ?

Enzo fait un pas en arrière.

— C’est quoi ton problème sac à purin ? Qu’est-ce que t’as à l’emmerder en permanence ? Olivia ne t’a rien fait !

— Si, les gens comme elle pompent not’ fric ! Mon père dit…

— J’en ai rien à carré de ce que dit ton père ! Je te parle de toi. Tu t’es jamais dit qu’une gamine de 15 ans qui dort dehors y a un gros problème ? Que sa vie est peut-être tellement merdique qu’elle aurait besoin d’aide ? Qu’un cul confort dans le canapé elle connait pas, mais qu’elle aimerait bien connaitre ce même luxe que toi ?!

Toujours assise par terre, je regarde, complètement hébétée, Léonore prendre ma défense. Je me mets soudain à pleurer franchement, dégoutée par moi-même d’être si impuissante, d’obliger Léonore à faire ça pour moi. Je n’aurais jamais de quoi rembourser cette dette.

— À partir d’aujourd’hui tu vas lui foutre la paix, parce que je te jure que sinon tu vas m’avoir sur le dos toute l’année. Je n’aurais aucun scrupule à porter plainte contre toi. Rappelons que le harcèlement scolaire est puni par 5 ans de prison et 7500 € d’amandes. Pour un mineur.

Cette fois Enzo recule franchement, le visage aussi blême que celui de ses deux copains. Julien lui tapote anxieusement l’épaule, pointant du doigt le reste du skateparc.

— Ça va, c’est bon ta gagné, désolé.

Je suis étonné de voir un changement si radical dans la voix et la posture de Léonore qui est satisfaite de l’entendre s’excuser et va même jusqu’à lui donner un conseil de skateboard. Elle finit par se tourner vers moi et j’ai peur de trouver dans ses yeux une pitié qui me serait insupportable. Au lieu de ça, elle me tend la main pour m’aider à me relever, son visage encore empreint d’une certaine colère.

— Je suis désolée Edmond, je vais rentrer avec Olivia. On se voit lundi ?

Sans plus de cérémonie, elle le laisse là et m’entraine à sa suite serrant fermement ma main. Je comprends qu’elle m’emmène chez elle, mais je n’ai pas la force de protester. En fait, je voudrais simplement me blottir dans ses bras.

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