Léonore

10 minutes de lecture

Lorsque je vois le type jeter Olivia au sol, mon sang ne fait qu’un tour. J’hésite à éclater la tête de celui qui se dresse au-dessus d’elle avec mon skate, mais je me retiens. Le coup de poing, par contre, part tout seul. Je suis hors de moi. Cette histoire commence sérieusement à me courir. Tu touches encore à Olivia, je te défonce.

— Encore toi connasse ! T’es quoi, son chien de garde ?

Je me retiens pour ne pas lui enfoncer mon casque dans le nez. Je sais que derrière moi Edmond essaie de désamorcer un peu les choses, alors je tente de me calmer. Ce qui me demande la respiration la plus profonde du monde lorsqu’il se rapproche de moi en jouant des mécaniques. Ces mecs se croient tout permis parce qu’ils pensent qu’on a peur d’eux. Pour qui ils se prennent ? Toi, je te mange au petit-déj’ espèce de nain. Le mot « flic » va te faire reculer direct. Bingo. Brossons-le aussi dans le sens du poil, faisons-le croire qu’il peut être assez intelligent pour réfléchir tout seul.

— J’en ai rien à carré de ce que dit ton père ! Je te parle de toi. Tu t’es jamais dit qu’une gamine de 15 ans qui dort dehors y a un gros problème ? Que sa vie est peut-être tellement merdique qu’elle aurait besoin d’aide ? Qu’un cul confort dans le canapé elle connait pas, mais qu’elle aimerait bien connaitre ce même luxe que toi ?!

Edmond me touche discrètement les doigts pour attirer mon attention. Son regard se porte vers Olivia et je me sens soudainement con. Je fais ça pour elle et je l’ignore complètement. Je remarque enfin la peur dans ses yeux humides. Je ne l’ai même pas aidée à se relever.

— À partir d’aujourd’hui tu vas lui foutre la paix, parce que je te jure que sinon tu vas m’avoir sur le dos toute l’année. Je n’aurais aucun scrupule à porter plainte contre toi. Rappelons que le harcèlement scolaire est puni par 5 ans de prison et 7500 € d’amandes. Pour un mineur.

— Ça va, c’est bon ta gagné, désolé.

— Ah, des excuses, ça je prends. Maintenant, retourne rouler dans ton coin et bosse ton Ollie au lieu de passer d’énormes boxes n’importe comment.

Je me tourne enfin vers Olivia et voir qu’elle est trempée d’un liquide collant ne m’aide pas à décolérer. Je décide de ne pas lui laisser le choix et de l’emmener chez moi pour qu’elle puisse se changer et souffler un peu. J’ai peur qu’en la laissant rentrer elle se retrouve simplement face à la violence de celui qui l’a déjà frappée.

Je l’aide à se relever et m’excuse auprès d’Edmond qui acquiesce sereinement. Il comprend. Décidément, j’aime ce mec. J’entraine Olivia sans la lâcher et il nous faut à peine dix minutes pour rejoindre ma maison. Maman n’est pas encore rentrée de son weekend, mais elle ne devrait pas tarder, elle m’avait dit 19-20h. Olivia n’a encore rien dit. Moi j’explose. J’ai besoin d’évacuer le trop-plein de colère. Je jure, je tape dans le vide, j’insulte ce sac à purin et tous les mecs comme lui des pires grossièretés que je connais. Olivia me sort de mes injures en me serrant brusquement dans ses bras. La surprise me fige. Je reste quelques secondes les bras en suspens avant que mon corps tout entier se détende et que je l’enlace à mon tour.

— Je suis désolée Olivia… murmurè-je au bout d’un moment. On ne devrait pas avoir à vivre tout ça quand on a quinze ans.

Je la serre un peu plus en l’entendant se mettre à pleurer. Je n’ajoute rien, le cœur et la tête en désordre. Nous restons ainsi de longues minutes sans que je sois capable de la lâcher. J’ai peur qu’en ouvrant les bras elle disparaisse. Que sa douleur soit telle qu’elle abandonne. Que je ne puisse plus jamais sentir son corps contre le mien, croiser son regard sans fond. Des pensées étranges que je ne m’explique pas.

Ses pleurs se tarissent. J’ose desserrer un peu mon étreinte, sa tête reste pressée contre ma poitrine et ses bras fermement croisés dans mon dos. Je comprends qu’elle n’ira nulle part.

— Allez, va te laver, je te prépare des vêtements.

Elle finit par me lâcher et pose sur moi des yeux que j’attendais triste. Au lieu de ça, ils ont leur sérénité que j’aime trouver en la regardant.

— La salle de bain est derrière toi. Je te glisserais des sous-vêtements et un haut propre.

— Je ne sais pas comment te remercier Léonore.

— Bah ! Ne parlons pas de ça !

Je pose une bise sur son front – je m’en étonne moi-même – et la pousse vers ma salle de bain.

Fermant tout juste la porte après avoir déposé les affaires de rechange, j’entends maman claquer la porte d’entrée. Je dévale l’escalier quatre à quatre et lui saute dans les bras avant même qu’elle ait pu poser ses sacs.

— Toi, tu as quelque chose à me demander ma crapule.

L’ironie pince ses lèvres en un petit sourire moqueur.

— Je sais que tu n’aimes pas que j’aie des amis les soirs d’école, mais aujourd’hui c’est exceptionnel.

Je m’empresse d’expliquer la situation avant qu’elle ne proteste, racontant tout ce que je sais et ce que je suspecte de l’histoire d’Olivia. Je lui parle de son harcèlement au lycée et surtout du bleu que j’ai vu sur sa pommette un matin. Sans oublier son allure générale avec son sac déchiré et ses vêtements usés jusqu’à la corde.

— Maman, tu sais ce que c’est ces enfants-là. J’ai réussi à ce qu’elle me fasse confiance et j’aimerai vraiment l’aider. Au moins juste en étant à ses côtés. Laisse-la dormir ici ce soir.

— Si sa mère est d’accord.

— Quoi ?! Mais non, tu ne peux pas l’appeler ! T’as écouté ce que je t’ai raconté ?

— Léonore, je ne peux pas abriter chez moi une enfant sans en informer son responsable légal.

— Mais sauf si elle est en danger non ? dis-je plaintive.

— Si elle est en danger, c’est alors un coup de fil à la police qu’il faut faire. On va éviter, non ? Ne t’inquiète pas, je sais faire.

Je fais une moue peu convaincue et finis par consentir à lui donner le nom de famille d’Olivia, qu’elle puisse le chercher dans les pages jaunes.

— Bonjour, vous êtes le papa d’Olivia ? Son beau-père d’accord, non il n’y a pas de problème, monsieur. Non, elle… vous me passez sa mère, d’accord. Bonjour madame, vous êtes la maman d’Olivia, c’est ça ? Oui je suis Madame Callaghan, la maman de Léonore, une de ses copines. Non elle va très bien, rassure-vous. Je vous appelais pour savoir si ça vous ennuyait qu’elle dorme à la maison ce soir. Les filles sont rentrées un peu tard et maintenant qu’il fait nuit, je ne voudrais pas qu’elles se promènent dans les rues… non ça ne me dérange pas du tout de l’héberger. Comment ? Oui d’accord. D’accord, juste un petit message pour vous prévenir les prochaines fois. Entendu. Bonne soirée. Oui, vous aussi, au revoir.

Je regarde maman raccrocher, soucieuse de son visage fermé. Elle a son visage de médecin préoccupée.

— Alors ? Qu’est-ce qu’elle a dit ? demandè-je du bout des lèvres.

Maman se tourne vers moi un peu surprise, comme si je la réveillais.

— Que c’était OK !

— Cool !

Je m’apprête à remonter, maman m’attrape le bras et baisse d’un ton :

— Pour Olivia tu peux passer outre mon interdiction d’avoir une amie un soir d’école, d’accord ? S’il y a besoin, elle peut dormir ici.

Je sens que maman est en mode « secret professionnel » et qu’elle ne me racontera pas l’échange, mais ce qu’elle a entendu l’inquiète assez pour qu’elle fasse une entorse à sa règle la plus inflexible. J’acquiesce, fronçant un peu les sourcils, mais elle retrouve son air guilleret me disant que le repas sera près d’ici trois quarts d’heure.

Retournant dans ma chambre, je retrouve Olivia en train d’examiner ma collection de BD. Ma chambre est arrangée de sorte que le lit soit encastré dans une bibliothèque couvrant tout le mur, aménagée de deux tables de nuit à droite et à gauche de la tête de lit. Le mur fait face à ma porte et la vision que l’on a en entrant est, je trouve, assez stylée. Une penderie dans le même esprit que la bibliothèque court sur le mur de gauche et de l’autre coté, un bureau quelque part sous les fringues et les classeurs.

— Ta bibliothèque est incroyable.

— Les manga sont tous à moi, mais une grande partie des BD appartiennent à mes parents.

Olivia lit pensivement les titres passant d’une tranche à l’autre, tandis que je m’assois en tailleur sur mon lit, me contentant de l’observer. Elle attrape quelques tomes qu’elle feuillète un peu avant de les ranger soigneusement à leur place.

— Tu veux que je t’en prête ?

— Non, c’est trop précieux.

— Tu peux venir les lire ici quand tu veux. Si tu veux.

Elle se tourne vers moi, affichant toujours ce même air inquiet lorsque je montre un peu de générosité avec elle. Je commence à comprendre que rien de ce qu’elle possède n’a dû lui être donné. Qu’elle a dû être élevée dans l’idée que tout se paie d’une manière ou d’un autre. Brusquement, l’horrible pensée qu’elle doive se prostituer me vient à l’esprit. Je la chasse aussitôt, faisant sciemment l’autruche. Je frissonne. Ça ne peut pas être possible.

— Les filles ! À table !

— Allez, viens ! Mam’ a dû faire une Bolognaise !

Dans le mille. C’est un de ses repas « facile et rapide » fétiches. Alors qu’il n’y a rien de facile et rapide à faire une sauce tomate mijotée à la carotte et aux oignons. Mais bon, de quoi je me plains ? Olivia m’aide à mettre la table ce qui a pour but de l’empêcher de penser à sa gêne et mam’ nous sert deux énormes assiettes, saupoudrées de parmesan.

— Merci Maman !

— Merci, euh…

— C’est vrai, je ne vous ai même pas présentées ! Maman, Olivia, Olivia Maman, enfin, Claire Callaghan.

— Merci pour le repas, madame Callaghan.

— Je t’en prie, appelle moi Claire, d’accord ?

Olivia hoche timidement la tête avant de baisser le nez vers son assiette.

— J’ai appelé ta maman Olivia, pour la prévenir que tu étais ici.

Devant nos yeux surpris, maman et moi voyons Olivia se redresser et se décomposer.

— Rassure-toi, lui sourit maman, elle semblait plutôt soulagée et ne vois pas d’inconvénient à ce que tu dormes ici ce soir.

— Non je ne peux pas, je ne veux pas vous déranger.

— Ne t’inquiète pas, ce n’est pas cette crapule-là qui va protester, bien au contraire, et moi ça ne me dérange pas du tout. Ta mère m’a aussi demandé de te prévenir que ton beau-père était rentré.

Olivia tente de rester neutre, je crois néanmoins distinguer de la peur dans ses yeux. C’est bien lui qui doit la frapper. J’hésite à lui prendre la main, mais cette fois me retient. je ne voudrais pas qu’elle croie que j’ai de la pitié pour elle.

Le repas avalé, nous filons dans ma chambre, maman me répétant pour la dixième fois qu’elle ne veut plus rien entendre après 22 h. je ferme ma porte un peu agacée et m’affale sur mon lit. À voir Olivia osciller des talons à ses orteils sans trop savoir quoi faire de sa peau, mon cerveau ne peut pas s’empêcher de se sentir mal à l’aise. Est-ce qu’elle est d’accord de tout ça ? Est-ce que je l’ai brusquée ? Est-ce qu’elle ne préfèrerait pas être tranquille dans sa chambre ? Je sais ce qui va nous mettre à l’aise !

— Tu veux lire ?

Il me semble la voir se détendre un peu.

Je me redresse, attrape Le bleu est une couleur chaude de Jul Maroh et lui fais une place sur le lit.

— Tiens, celle-là va te plaire.

Intriguée, elle me prend la BD des mains et vient s’installer en face de moi. En tailleur, le livre dans le creux de ses cuisses, le menton posé sur son poing. Comme à son habitude. Je la regarde un instant avant d’attraper l’avant-dernier tome de Skyhigh survival, du grand n’importe quoi à la japonaise.

J’ai le temps de passer au tome suivant avant qu’Olivia ne relève la tête et me dise de but en blanc :

— Je ne veux pas que tu te sentes comme mon chien de garde.

Je suis prête à rire et fais un effort pour me retenir. De mon point de vue c’était une façon de parler que je trouvais habilement tournée face à cette face de rat, mais je peux comprendre qu’elle ait pu le prendre trop littéralement.

— Je ne me sens pas comme ton chien de garde, mais comme ton amie. Si tu me le permets.

Elle hoche la tête.

— Et les amis, ça s’entraide, dis-je fermement.

Elle me regarde sans bouger, comme intégrant l’information, puis replonge dans sa lecture aussi brusquement qu’elle en était sortie. J’allais retourner dans la mienne quand elle m’interrompt à nouveau :

— Pourquoi tu fais ça pour moi ?

— Je t’ai dit, parce que nous sommes amies.

— Oui, mais pourquoi ?

— Tu en poses de drôles de questions toi. Parce que je t’aime bien. Ça doit être pareil pour toi non ? Sinon tu aurais bien trouvé une excuse pour ne pas rester ici.

Je la vois réprimer un sourire.

— Les filles ! Extinctions des feux !

Je lève les yeux au ciel et repose mon manga. Nous nous brossons rapidement les dents et je lui file un de mes pyjamas. Elle se change sans pudeur devant moi, je détourne les yeux par politesse et fais largement l’autruche quant à mon envie irrésistible de jeter un coup d’œil. Il faudra que je m’entretienne avec moi-même un de ces quatre. Mais plus tard.

Annotations

Vous aimez lire Ethan Carpenter ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0