Léonore

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En arrivant devant le lycée, Hiro me saute dans les bras à m’en étouffer.

— Léonora ! Daijōbu desu ka ?

— Hai, kimiwa ?

— Ouais, ça va ! L’avion a atterri hier soir. Je suis complètement déphasée.

— Tu m’étonnes… Allez raconte !

— Nan mais attend, y a tellement de trucs, je peux pas tout te raconter là en dix minutes ! Toi, raconte.

— La même, bien moins incroyable, mais il faudra que tu t’asseyes.

— Majika ? Nani — ?

— Le grand vaurien.

Hiro pose la main sur ma poitrine et m’arrête avant qu’on entre en classe. Un rapide coup d’œil pour s’assurer qu’Edmond n’ait pas les oreilles qui trainent et elle murmure, mi-effrayée, mi-moqueuse :

— Vous avez couché ensemble… ?

— Non ! Où tu vas chercher un truc pareil !

— Hu… tu me rassures là…

Je ricane et la pousse dans la classe. Mes yeux croisent ceux du grand vaurien au fond du couloir et j’accroche mon regard sur sa mâchoire saillante une seconde de trop. Diable que ça m’énerve de le trouver beau !

Je sens Hiroko trépigner pendant toute l’heure, ne cessant de jouer avec son impeccable frange noire. Elle veut savoir. Je lui fais non de la tête, je n’aime pas bavarder en cours. Soit je rêvasse, soit j’écoute, mais il ne tient qu’à moi de suivre.

Hiroko est parfaitement bilingue puisqu’elle est née au japon. Elle manie les deux langues aussi facilement qu’elle respire et j’ai appris malgré moi les rudiments du japonais puisqu’elle l’utilise au moins aussi souvent que le français. C’est quelque chose qui m’a toujours plu. Non pas que je suis le genre fanatique-japon, mais forcément, quand on lit des manga on s’y intéresse. Au début, j’avais du mal avec son fraponais. Aujourd’hui, je ne l’entends plus, j’ai même un niveau de compréhension orale correcte et me passe des sous-titres dans les animés.

Appuyée contre mon éternel radiateur, stylo flottant paresseusement au-dessus de ma feuille vierge, mes pensées sont bien loin de Thérèse Raquin et arpentent les mêmes chemins que la veille au soir.

Maman m’a fumée. Le libertinage, une option viable ? Genre, elle et papa sont dans cet esprit-là ? My God, j’ai encore du mal à le digérer. Non, digérer n’est pas le terme. Appréhender. J’ai du mal à appréhender l’idée. Elle est à la fois attrayante et obscure. Pourquoi est ce que je pense que ça se fait pas d’aimer deux personnes ? Objectivement, il est où le problème ?

La cloche interrompt ma réflexion. C’est la récrée, Hiro me tire hors de la classe.

— T’as quinze minutes pour tout me raconter.

Posées à la cafet’ sur notre table en alu loin du billard, je la fais mariner quelques secondes.

— Léo !

— Ça vaaaa. Il est venu me proposer de manger avec lui hier.

— Majika yo… ?

— Hai, sérieusement ! j’ai accepté. Et j’ai bien fait. Figure-toi qu’il m’a révélé que je l’intimidais.

Hiro se radosse à sa chaise en sifflant longuement.

— Il t’a dit autre chose ?

Je lui raconte notre repas cocasse et je vois dans ses yeux, son visage, que la remarque acerbe et moqueuse n’est pas loin.

— Tu rentres largement dans son jeu. Me dis pas que tu vas sortir avec lui quand même.

— Je sais pas, en fait. J’y réfléchis.

— Léo ! Il va te plaquer dans les jours qui suivent ! À quoi ça sert ?

— Ça, c’est pas dit.

— Arrête… on le connait bien le grand vaurien !

— J’ai une idée qui pourrait peut-être changer la donne.

— Ce n’est pas la confiture qui change un cochon.

J’éclate de rire.

— C’est quoi cette expression à la noix !

— C’est quoi ton idée ?

— Le libertinage.

— Soka… tu as perdu la tête. Un plan cul alors que t’es pucelle jusqu’aux ongles.

— Eh !

Elle se marre devant mon doigt accusateur fossement outré. Mais elle a tort. Je ne mets pas ça dans la catégorie du plan cul. Mais j’admets que c’est compliqué d’expliquer ce que je pense, alors même que je n’ai moi-même pas tout démêlé.

J’emploie les heures de cours de l’après-midi à la même tâche fastidieuse que le matin, penser. D’autant qu’en sport, je m’éclipse habilement et vais m’allonger à l’abri de la bute, de l’autres côté du terrain de course. J’aime le sport, mais courir en rond ne fait pas partie de ma définition du sport.

J’ai failli m’agacer des groupies en orbite d’Edmond, puis en fait, on s’en fout, non ? C’est bien l’objectif de toute ma réflexion. Mam a dit que c’était une histoire de confiance en soi. Je crois que je vois ce qu’elle veut dire. Non, avant je vais commencer par le début du commencement. Est-ce que je veux être en couple ? Grave ! J’ai trop envie de savoir, toucher, sentir, câliner, aimer, avoir un foyer au cœur des bras d’un gars. J’ai déjà eu un aperçu, mais ça remonte à quoi… la troisième ? Bruno ? Nan, Benoît. Ça se voit qu’il m’a marqué celui-là…

Maintenant que ça c’est dit, Edmond a soulevé en moi toutes ces questions, mais est-ce que je veux tout ça avec ce gars-là ? Je sais pas. Oui ? J’crois bien que j’ai envie d’essayer cette idée saugrenue. Cet imbécile se cache derrière des mécaniques de macho tombeur, mais son déguisement n’est pas parfait. Et quand bien même ça m’irrite considérablement de l’admettre, il y a un truc qui m’attire chez lui. Une harmonie dans son visage taillé au couteau, un sourire franc qui égaye jusqu’à son regard. Et sa taille de géant. J’ai beau faire mon mètre soixante-quinze bien toisé, il me dépasse d’une tête. Ça lui donne un côté pataud, tous ces bras et toutes ces jambes.

— Léonore McCallaghan, est-ce que ça ne mériterait pas une heure de colle pour ton comportement ?

Bras croisés sous la tête, presque l’épi de blé entre les dents, je regarde le prof de sport par dessous ma casquette. J’esquisse un large sourire innocent et fais mine de me presser de rejoindre le terrain de course.

— C’est ça ! Et que je ne t’y reprenne pas !

Contrainte et forcée, je me mets à courir. Tour après tour, j’avoue que c’est presque aussi efficace pour penser. Est-ce que j’ai assez confiance en moi pour me dire que je vaux le coup, que dans ce cas il peut faire ce qui lui chante, ça m’est égal, et que s’il me largue, tant pis pour lui ? C’est ça que voulait dire maman en parlant de confiance en soi, non ?

Je m’arrête brusquement. La nana derrière moi manque de me rentrer dedans.

— Je suis désolée, j’avais pas vu que t’étais derrière.

Elle me gratifie d’un sourire à peine visible, fait un pas de côté et se remet à courir. Je la regarde s’éloigner un peu abrutie, finit par me rappeler qu’on partage le terrain avec les secondes. Cheloue la meuf.

Bref, je me suis arrêté parce que je me monte la tête ! Edmond ne m’a jamais demandé d’être sa copine au final.

— Eh ! Grand vaurien.

Il s’avère que nous prenons le même chemin pour rentrer. J’avais pas vraiment fait gaffe à ça non plus. Il s’arrête, je ris intérieurement qu’il se reconnaisse.

— Tu viens ? lui lancè-je sans m’arrêter à sa hauteur.

Je l’entends vaguement soupirer et son pas reprend. Je suis étonné qu’il vienne à pattes d’ailleurs, ça fait une trotte depuis son manoir.

— Je pensais qu’on venait te chercher en limo.

— Je pourrais, mais il y a des limites aux limites tout de même. Et puis à cette heure là, c’est plus rapide de marcher.

Certes… enfin, tu as quand même un côté richou consciencieux. Maintenant que j’y pense, il ne s’appellerait pas « de Valérian » on ne devinerait pas au premier regard qu’il a un portefeuille plus lourd qu’un autre. C’est sa façon de parler qui le trahit. Trop soutenue. Parfois des tournures de phrases incongrues ou vieillottes. Je sais qu’on est dans une classe de littéraire, mais qu’an même, on a 17 piges.

— J’ai réfléchi…

C’est le moins qu’on puisse dire.

— Sortons ensemble.

Je le sens s’arrêter et me fais violence pour ne pas me retourner. Pas tout de suite, je veux voir son expression sidérée complètement mure.

— Pardon ?

Là. C’est le moment de se retourner, lentement, sourire aux lèvres, le regard triomphant.

— Sortons ensemble.

Sa tête n’a pas de prix. Un étrange mélange entre le ravi ébahi et l’incrédule apeuré. Il ne doit pas me croire. Il a bien raison, ça pour aussi bien être une énorme blague. Je le fais marcher encore un peu, m’éloigne, il me rattrape et me force à le regarder. Je me retiens de rire de vent son air scrutateur si sérieux.

— Ah, tu te moques de moi.

Son ton est calme, et la pointe de tristesse que j’entends me douche immédiatement. Je ne m’attendais pas vraiment à cette réaction. Je comprends qu’il tient un peu plus à moi qu’il ne l’avait laissé paraitre. Même si les raisons sont obscures, ça m’ébranle un peu. L’odeur de jeu s’estompe et ma décision devient d’autant plus sérieuse.

— Non, je ne me moque pas de toi.

Je lui expose ma pensée, m’efforçant de faire plus simple que tous les chemins par lesquelles je suis passé. En fait, je lui résous un peu son problème, je lui propose de se poser avec moi, d’aimer tout, sans lui interdire d’aimer un petit peu de chacune des autres femmes. D’ailleurs dit comme ça, une idée évidente me vient à l’esprit : de toute façon, il me serait impossible de lui apporter toutes les expériences du monde. C’est gagnant gagnant, il sera peut-être meilleur au pieu qu’aucun autre partenaire ! Et puis l’idée de jouir de cette même liberté me plait énormément.

— Alors ? Qu’est-ce que tu en penses ? Parce que tu me regardes comme un merlan frit là, mais il se passe quelque chose entre tes oreilles ?

Il ne dit rien, me regarde, les yeux presque brillants, tiens la bandoulière de son sac de sport, et, je crois pas qu’il s’en rende compte, un sourire se dessine sur ses lèvres. Lentement, ni exagéré, ni charmeur, le simple sourire réflexe du soulagement.

— Oui !

— C’est si sérieux, j’ai l’impression de t’avoir demandé en mariage.

Ça réchauffe la glace. Le grand vaurien retrouve son air d’andouille habituel et ricane.

— Au moins ça, me répond-il.

Il glisse ses doigts sur ma joue, attrape mon menton une minuscule seconde et se remet en marche, un sourire railleur au coin d’une lèvre.

Je le regarde s’éloigner un peu scotchée. Le naturel de son geste, sa tendresse, l’absence de soif masculine bestiale. Je sens au fond de mois un étrange réconfort, l’impression que nous sortons ensemble depuis une éternité.

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