À l'approche du solstice

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 Que penserait Dalil lorsqu’il apprendrait le retour de Qadir et ses raisons ? La curiosité animait mon mental. Je redoutais sa réaction. Bien que mon estime pour lui ait beaucoup souffert, je continuais de me sentir attachée à lui et même redevable. Quoi qu’il en soit, le travail faisait que j’allais continuer d’être confrontée à lui quotidiennement, à moins qu’un de nous ne décide de quitter Timburland.

 Or tout ce suspens a duré davantage que prévu. Dalil était absent au travail les jours qui ont suivi le retour de notre ami Qadir. Il a téléphoné au patron en prétextant une maladie. Je savais qu’il n’en était rien, mais toujours, dans ma tête, des dizaines de points d’interrogations planaient autour de sa personne.

 Par moments, je me sentais soulagée par ce temps mort que m’offraient ses jours d’absence, mais cette satisfaction s'effaçait lorsqu’une autre inquiétude émergeait ; l’hypothèse qu’il s’applique à disparaître durablement de ma vie, dès lors, sans préambule. Ce scénario me laisserait en position de coupable d’avoir agi dans son dos, coupable de le voir quitter son emploi. Quoi qu’il en soit, j’éprouvais de la colère à son égard, je ne le comprenais pas. Je lui en voulais de semer ce mystère écoeurant entre nos vies qu’il avait tenu à rapprocher.

 Le vertige m’a saisi un soir, lorsque j’ai ouvert la porte de chez moi. L’appartement était aussi clean qu’une chambre d'hôtel prête à l’emploi. Aurore ayant trouvé un logement, elle avait plié bagage la veille, sans toutefois récurer les lieux comme je l’en avais défendue. La différence entre l’état du studio le matin même et ce soir-là était irritante. Aucune vaisselle sur le séchoir, le carrelage nettoyé, les chaussures alignées, la table débarrassée de tout objet, la poussière chassée de toute surface. Ma poitrine s’est soulevée lorsque mes yeux ont heurté une photo présente sur la porte du réfrigérateur. Un petit avion survolant de très hautes montagnes. On devinait aux couleurs et aux coins abîmés que cette photographie n’était pas récente. J’ai saisi d’un coup de main l’image accrochée à la pâte à fixe. Je sais que tu en es capable, était inscrit au dos, au stylo bille, d’une écriture affreusement reconnaissable. J’ai regardé à nouveau autour de moi, ouvert le frigo et manqué de faire un bond en arrière en constatant une boîte de fromage toute neuve, le même que Dalil avait éliminé lors de sa dernière intervention dans les lieux. Je me suis laissée tomber avec le poids de la surprise et la carte postale sur le canapé. Aucun écrit imprimé au dos de l’image qui aurait pu signifier une carte postale, sa date et une provenance. Il pouvait tout à fait s’agir de l’Himalaya…

 Je me suis demandée un instant si je ne rêvais pas tout cela quand une vibration contre ma cuisse m’a averti d’un message que j’ai consulté avec hâte. Pardonne-moi, je peux me montrer parfois drastique, mais je suis un professeur qui aime tant son élève.

 Le lundi suivant, il était là. J’arrivais dans le local à vélo, engourdie de fatigue par un de ces matins noirs et glacés qu’offre l’Islande à l’approche du solstice. Le casque encore sur la tête avec sa lampe perchée au-dessus, il s’est planté face à moi, affichant un sourire coupable avant d'ouvrir ses bras grand comme s’il ouvrait à nouveau les portes de son cœur. Touché par ma perplexité, il a fait un pas vers moi, joignant ses deux mains et brandissant des yeux de petit chat confus. “C’est fou ce que tu m’as manqué”, a-t-il déclaré en me prenant dans ses bras sans que je bouge. Dans ma torpeur indécise, j’ai capitulé en lui rendant deux tapes amicales dans le dos. Je n’avais pas l’énergie pour maintenir l’animosité qu’il se proposait d’éteindre.

 La journée de travail s’est poursuivie dans une atmosphère prétendument légère, sans que nous ne parlions de Qadir. Il m’a demandé, en revanche, comment notre cohabitation s’était déroulée avec Aurore.

— Je suis fière de toi, tu as fait une bonne action en l’hébergeant. Pour cela, je me suis dit que tu méritais un coup de main avec le rangement.

— C’est bien aimable, mais tu n’es pas supposé rentrer chez moi sans ma permission, lui ai-je rétorqué.

— Ce que Juliette veut, Dieu le veut. C’est la dernière fois que la fée du logis opère une mission secrète et gratuite chez mademoiselle.

— Je l’espère. D’ailleurs, cette photo sur le frigo, d’où l’as-tu sortie ?

— Mes années à l’armée… Je n’en ai pas trente-six de comme ça. Elle est à toi maintenant.

 Ces derniers temps, les clients se faisaient presque aussi rares que la lumière du jour. Nous avions le temps de nous ennuyer dans la salle de bureau, café en main. Dalil, imprégné par son cellulaire, relevait de temps en temps la tête, me gratifiant d’un sourire complice avant de poursuivre ses occupations personnelles au bout du pouce, maintenant ainsi une distance confortable entre nous.

 Le soir venu, j’ai débauché deux heures plus tôt pour garder la fille de Shanoor qui m’embauchait comme baby-sitter.

— Excellente idée, a commenté Dalil lorsque je lui ai brièvement parlé de cette nouveauté. Avoir un jeune enfant à l'œil est un excellent exercice de vigilance et de responsabilité. Bon courage et n’oublie pas de te coucher à l’heure, tu es si pâle ces jours-ci, cela me fait mal au cœur de te voir si lassée.

 Je me contentais d’un signe de main en filant sur mon vélo.

 Néanmoins, le jour suivant, alors que nous étions tous deux en train d’arranger le grenier de l’entrepôt, le voile s’est subitement déchiré.

— Alors, ce mariage avec ton voisin, c’est pour quand ? s’est-il enquis au milieu du calme bourdonnant de la pièce.

— Nous n’avons pas encore la date, me suis-je contentée de répondre d’un air faussement détaché, évitant de me lancer dans des explications. Au fond de mon estomac, une tension vive s’était déclenchée. Le fripon ! Il savait tout et il faisait comme si de rien n’était. Nom d’un chien qu’il m’insupportait. Malheureuse, c’est toi qui as maintenu le secret la première !, me suis-je aussitôt grondée. Allons bon, très bien, c’était parfait ainsi, plus besoin de supposer, le voilà qui démystifiait l’affaire tout seul.

— Ne prends-pas la peine de m’inviter au spectacle du jour J, a-t-il poursuivi, je te demanderai simplement de revêtir la chemise de pilote que je t’ai offerte, ce sera le plus bel hommage que tu puisses faire à ton professeur.

 Il s’est mis à glousser en terminant la phrase.

— Tu n’en perds pas une, toi alors !

 Je m’efforcais de prendre un ton léger alors même qu’une tornade de panique secouait chaque cellule de mon corps.

— Plaisanterie à part, réfléchis bien à ton engagement. Depuis quand est-ce que tu le connais, ce gars-là ? Enfin, bref, tu es suffisamment grande, n’est-ce pas ? Allons, épargne-moi ce regard, Juliette. Ne t’imagine pas que j’essaie de prendre le contrôle sur toi. Au contraire ! Je suis là pour te rappeler que toi seule est le pilote de ta vie. Ne perds jamais de vue ce qui importe le plus à tes yeux.

 Je restais plantée sur place à attendre la fin de son discours sans répondre.

— Rêvais-tu d’être comédienne quand tu étais petite ?

— Pas que je me souvienne. Mais je ne rêvais pas non plus d’être pilote.

— Bien sûr que non. Parfois, nous avons besoin de quelqu’un pour nous ouvrir les yeux sur certaines choses.

 Ce jour-là, ma tête était ailleurs. Je fracassais une pile de panneaux de plâtre en négociant mal les commandes du fenwick. Je commençais à en avoir assez de Dalil, assez de l’hostilité hivernale, assez de devoir me lever tôt pour un boulot que je croyais provisoire et dans lequel j’étais en train de m’enliser.

 Le soir venu, justement, Óskar nous a convoqués avec Qadir pour nous donner des nouvelles de son ami pasteur avec qui nous souhaitions entrer en contact. Celui-ci menait une vie bien occupée à travers l’Islande et la Finlande, son pays d’origine.

— Cet hiver, il travaille sur un projet à Helsinki, mais il a prévu de revenir dix jours ce mois-ci. Il arrive dans deux semaines. Je lui ai parlé de vous et il peut vous accorder sa disponibilité pour le mariage à ce moment-là si tous vos documents sont prêts.

 Le plus tôt était le mieux pour que Qadir puisse enfin travailler et mener une vie normale: Ce délai nous laissait le temps de préparer l’évènement et de prévenir Ninon pour qu’elle prenne soit présente.

 Qadir et moi avons poursuivi la discussion chez moi autour d’une tisane. Je lui ai demandé s’il avait parlé du mariage avec Dalil. Il se serait bien passé d’en discuter avec lui, mais il ne se voyait pas non plus lui taire un si gros détail.

— Depuis que je suis de retour, il est venu toquer à notre porte plusieurs fois m’a appris Qadir. La première fois, j’étais en train de faire la sieste et j’ai reconnu au dérapage de son vélo que c’était lui, je n’avais aucune envie d’ouvrir alors je ne l’ai pas fait. Puis, hier soir, rebelote. Cette fois, je me suis dit, Qadir, ne sois pas un lâche, parle lui simplement et ce sera fait.

— Alors, est-ce qu’il a essayé de te dissuader ?

— Haha, oui, bien entendu.

— Bon, classique. Il a fait de même avec moi.

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