La vallée des treize elfes

19 minutes de lecture

 Qadir a vite a décidé de ne pas venir avec nous Dalil et moi pour le weekend de randonnée. Sa réponse à mes sollicitations était nette: Ustas, comme il l’appelait, serait bien trop insupportable. Ses monologues intempestifs l’empêcheraient de profiter un instant de la marche et du paysage. Je me retrouvais dans l’embarras. La vallée des treize elfes me faisait rêver, j’avais envie de prendre l’air, de suer dans la nature, loin de Timburland pour une fois. Mais me retrouver seule collée à cet energumen de Dalil pendant trois jours ? Jusque dans la tente ? Comme s’il n’était pas déjà suffisamment présent dans mon quotidien... Le mieux serait que je trouve quelqu’un d’autre pour nous accompagner. J’avais récemment réactivé mon compte de couchsurfing pour proposer à mon tour d’accueillir des voyageurs. J’avais reçu chez moi une espagnole pour deux nuits, et cela s’était superbement passé. Ainsi, j’ai eu l’idée de poster une invitation ouverte sur le site pour notre excursion dans le Sud avec Dalil.

 Nora, une jeune autrichienne m’a rapidement envoyé une réponse très enthousiaste. Impeccable. Elle arriverait chez moi le jeudi soir et nous retrouverions Dalil le vendredi matin.

 Comme d’habitude, je devenais un poil anxieuse juste avant que mon invitée n’arrive. Il fallait que mon studio soit rangé et accueillant, puis espérer que le courant passe bien entre nous. Elle a sonné à dix-neuf heures. Une très jolie rousse aux yeux verts, joviale et aventurière. Elle maîtrisait assez bien le français, ce qui a participé à nous rapprocher. Nous avons passé la soirée à faire connaissance et à discuter de nos voyages et expériences de couchsurfing à travers le monde. J’ai découvert avec surprise que nous avions toutes les deux effectué un volontariat dans la même exploitation de cacao au Pérou. L’endroit était tout inconnu, perdu dans la forêt amazonienne montagneuse. C’était tout à fait improbable de trouver par hasard en Islande quelqu’un qui ait séjourné exactement à cet endroit, dans la même famille. Nous avons beaucoup apprécié cette coïncidence invraisemblable. La soirée se déroulait parfaitement. Jusqu’à ce qu’elle m’annonce qu’elle ne ferait avec nous que la première journée de randonnée sur les trois, comme elle voulait avoir assez de temps pour faire le tour de l’île pendant son voyage. J’ai contenu ma déception. Cette fois, il était trop tard pour reculer. La présence de Nora, bien que brève, était un cadeau. Je m’endormais de bonne humeur, me répétant que nous allions passer un excellent week-end.

 Le lendemain, j’ai fait en sorte d’être à l’heure, pour éviter tout accrochage avec notre meneur. J’avais aussi fait en sorte de ne pas me surcharger, comme nous allions devoir porter nos sacs tout au long du chemin. Au moins, il ne pourrait pas me reprocher d’emporter des objets inutiles...

 Sur le trajet en voiture, Dalil se plaisait à faire valoir notre complicité devant Nora. Il lui racontait des anecdotes drôles qui nous étaient arrivées, toujours en grossissant le trait pour que ça devienne hilarant. Lorsqu’elle lui a demandé pourquoi il habitait en Islande, il a répondu le plus naturellement du monde qu’il était architecte en Allemagne et qu’on l’avait muté sur Reykjavik. J’ai fait un bond à l’intérieur de moi. La conversation filant sur un ton gai, j’ai encaissé le choc sans rien dire et me suis sentie seule.

 La randonnée démarrait au pied d’une immense cascade. Le ciel était vaste et bleu. Nous nous sommes précipités au pied de cette attraction sonore et fascinante. Elle nous envoyait ses gouttelettes au visage, une sorte de bénédiction du départ. Le soleil donnait vie à des arc-en-ciel flottant sur le nuage d’humidité. En bas des falaises noires, lupins, pissenlits et myosotis tapissaient gaiment l’herbe verte. Nous avons enclenché la marche avec entrain. Quelques centaines de marches nous menaient en haut de la cascade, puis nous avons emprunté le sentier longeant la rivière. Je profitais du paysage et laissais mes deux partenaires deviser entre eux. Dalil ayant l’habitude de radoter, je savais que je ne manquais rien. Je les entendais rire derrière moi et marchais en cadence, de bonne humeur. Mon regard se distribuait alternativement sur les obstacles au sol et la rivière encaissée du côté gauche. Bruyante, l’eau chutait parfois de plusieurs mètres, zigzaguait entre les rocs, et laissait apparaître quelques îlots colonisés par les arbres, si rares dans ce pays. Perché sur les promontoires naturels au-dessus du ruisseau, on pouvait apercevoir, loin derrière nous, l’immense plage de sable noir bordée par la mer pâle.

 Nora et moi marchions à présent côte à côte en parlant en français.

— Vous formez un duo amusant tous les deux. Étant donné vos âges, c’est une amitié qui sort de l'ordinaire.

— Effectivement, moi aussi je trouve ça drôle et surprenant. Au départ, je ne pensais pas que nous serions amenés à passer autant de temps ensemble. J'avoue que ses services m’ont été précieux lors de mon premier séjour ici, puis de mon installation. Sans lui, aucune certitude que je serais encore là, finalement. Il m’a aidée à trouver un travail, de quoi me loger au début et m’a aussi permis de faire des connaissances. Finalement, c’est la personne que je côtoie le plus ici, étant donné qu’on est aussi collègues de travail.

— Parfois, les circonstances de la vie nous poussent à passer du temps avec des personnes qu’on aurait pas pris le temps de connaître autrement.

— Les voyageuses comme nous le savent bien ! ai-je confirmé d’un sourire complice.

— J’ai eu assez d’expériences qui le prouvent aussi, dit-elle en se plongeant un instant dans l’image d’un souvenir. En tout cas, j’imagine que c’est important d’avoir quelqu’un sur qui on peut compter lorsqu’on s’installe dans un tout nouvel endroit. D’ailleurs, je suis chaque fois étonnée, en voyage, de voir des personnes apparaître spontanément sur notre chemin, comme des anges gardiens. On ne leur a rien demandé, ou presque, et au bout du compte, les voilà ravies de nous accorder leur temps… C’est comme si elles attendaient cette rencontre.

— Oui, c’est incroyable ! J’ai vécu cela aussi, et je me demande parfois si ce que ces gens ont à gagner à travers ces échanges… Je me demande si ce que nous leur apportons est à la hauteur de ce que eux nous offrent…

— Certains doivent s’ennuyer dans leur quotidien, rêver de voyage sans parvenir à lâcher leur cercle proche. Ils accueillent les visiteurs comme des bourgeons de fraîcheur importés dans leur jardin. Ils saisissent une occasion pour respirer le parfum de l’ailleurs. D’autres, comme toi, sont des voyageurs par nature, qui, même s’ils ne sont plus sur les routes, raffolent encore des échanges avec l’inconnu(e) qui vient de loin, n’est-ce pas ?

 La verdure commençait à s'essouffler au fur et à mesure que nous prenions de l’altitude. Au bout de trois heures, nous avons traversé un petit pont enjambant la rivière. A partir de là, le paysage n’était plus du tout le même. Un vaste désert de caillasses noires en pente nous attendait. Nous allions devoir pénétrer le nuage qui nous bouchait la vue à vingt mètres. Je commençais déjà à me refroidir. J’ai enlevé mon sac pour attraper un pull. Mon dos était trempé de sueur. J’enfilais les couches supplémentaires par-dessus mon T-shirt mouillé en frissonnant. À partir de là, le temps m’a paru plus long. Je sentais de plus en plus la douzaine de kilos d’équipement peser sur mes épaules. Je me suis renfermée sur moi-même et marchais en espérant voir bientôt l’arrivée.

 Nous avons atteint l’aire de campement vers vingt heures. L’atmosphère était fraîche car nous étions à plusieurs centaines de mètres d’altitude. La brume se déplaçait rapidement, nous laissant apprécier par bribes le paysage sublime de la vallée des treizes elfes. Un tapis de verdure inattendu nous y accueillait. Celui-ci recouvrait tout le versant de la montagne en descente. En bas de celle-ci s'étendait un immense couloir de terre lisse sillonné par de fines rivières. Sous un rayon de soleil fugace, ces filets d’eau entrecroisés brillaient comme des cheveux d’argent. Les reliefs d’en face demeuraient un mystère que les nuages ne révéleraient pas ce soir. Cela accentuait l’aspect mystique de l’endroit déniché au bout de tant d’heures d’efforts.

 Nous n’étions pas les seuls à nous installer pour camper. Il y avait là plusieurs groupes que nous avions croisés en chemin.

 Grâce à un petit réchaud que j’avais tenu à transporter, nous avons pu manger une soupe de poisson tiède. Affamés, nous l’avons engloutie, ainsi que nos sandwichs et des fruits secs.

 Nora devait nous quitter le lendemain matin pour faire demi-tour. Nous avons justement fait connaissance avec un couple avec qui elle se joindrait pour rebrousser chemin. Dalil a sorti son drone et essayé de d’intéresser Nora avec. Au cours de la soirée, un petit groupe de voyageurs a pris soin d’avoir notre consentement pour diffuser de la musique sur leur enceinte. Le son ne parvenait pas à rayonner autant que le silence de cet espace vaste, humide et froid, mais a toutefois participé à égayer notre veillée. Les groupes se sont réunis autour de jeux de cartes, les uns munis de gants, les autres de boissons chaudes ou d'alcool pour se réchauffer.

 Comme nous avions deux tente, Dalil s’est désigné pour dormir seul. La nuit, sans surprise, était glaciale. J’ai dépensé beaucoup d'énergie à rester éveillée grelottante. J'attendais avec impatience le lever du jour pour me réchauffer, rêvais de soleil et de sources d’eau chaude…

 Debout à sept heures, engourdis, nous avons partagé le petit déjeuner avant de saluer chaleureusement notre recrue autrichienne. Dalil et moi allions poursuivre sur l’itinéraire de la boucle.

 La brume pesait encore sur le paysage. Mon corps de nouveau actif, j’étais heureuse que la chaleur puisse à nouveau circuler dans mes membres.

 Je partageais à Dalil ma satisfaction d’avoir eue Nora avec nous pour la première étape.

— Tu as bien fait de lui proposer de venir. C’est de ce genre de personne qu’il faut que tu t’entoures, vois-tu ? Volontaire, saine et responsable. Elle a son ticket pour faire partie de notre équipe. C’est essentiel de savoir choisir à qui tu donnes de ton temps. Nous n’aurons qu’à accueillir d’autres voyageurs ensembles, et je te montrerai comment les choisir. Il faut être très attentif lorsque tu lis leur profil. Il y a des critères essentiels si tu veux éviter les boulets, les radins, et surtout trouver des personnes dignes de notre compagnie, m’a-t-il averti avec sérieux.

— L’exemple de Nora devrait te donner confiance en mon discernement.

— Certes, mais je sais aussi qu’il s’agissait d’un coup de chance et que ta sélection est beaucoup trop laxiste.

— Ça alors, Dalil ! Cette manie que tu as de vouloir toujours tout encadrer... D’ailleurs, je te croyais plus tolérant que ça ! Pour un pilote dont la vue ne connaît pas les obstacles, je constate parfois que ton esprit est aussi étroit que les ruelles de France…

— Étroit comme une lentille de fusil, tu veux dire. Les vieilles ruelles de France sont encore trop larges pour laisser entrer toutes sortes de créatures, de toutes provenances et de tous niveaux intellectuels sans se préoccuper un instant de la qualité. Alors, regarde, si tu ne veux pas laisser noircir les murs de ton studio par des graffitis ingrats comme Paris en est couvert, je te conseille d’apprendre avec moi à bien observer pour viser des cibles de choix.

— Ton discours n’est pas pour me plaire, mon cher Dalil. Je ne suis pas comme toi et j’aurais bien du mal à l'être. Chacun a sa manière de fonctionner, zut !

— Je sais bien, tu trouves que j'exagère. En tout cas, le message que je veux que tu reçoives, c’est celui-ci : n’hésite pas à te considérer avec toute la valeur que tu mérites, ni plus ni moins.

 Pour un coach de la confiance en soi, ai-je pensé, il faisait bien le travail de me bousculer en me présentant un nouvel état d’esprit qui était loin d'être naturel pour moi. En fait, malgré le fait qu’il m'énerve avec ses grandes phrases, il y avait véritablement un coup de pouce à saisir sous les exagérations. Je m’entrainais à écouter tout cela avec légèreté et le plus de recul possible. De toute évidence, l’endroit était mal choisi pour risquer une dispute. Sans aller jusque là, je souhaitais tout de même comprendre cette chose qui me parasitait l’esprit :

— Au fait, pourquoi as-tu raconté à Nora que tu étais architecte ? Ça ne te cause aucun souci de dire n’importe quoi sous prétexte que les gens sont de passage ?

 Il marchait concentré et n’a pas répondu tout de suite.

— Pour ma part, j’ai essayé une fois de me rendre à une soirée en voulant voir ce que ça ferait d’annoncer un faux prénom à ceux qui ne me connaissaient pas. Je n’y suis même pas parvenue. J’éprouve des scrupules à dire quelque chose qui est complètement différent de la réalité. Mais toi, visiblement, tu t’en moques pas mal.

— Il s’agit d’une vieille habitude que j’ai développé en étant à l’armée, et que j’ai d’ailleurs retrouvé chez les islandais. C’est un tic chez les insulaires. Ils savent que les voyageurs sont avides d’anecdotes sensationnelles, ils veulent avoir quelque chose à raconter à leur retour. Du coup, les locaux se régalent à inventer n’importe quel phénomène surnaturel pour combler la soif de l’explorateur naïf. Chez moi en Inde, tout homme qui sort de lui apprend à devenir devenir un storyteller, c’est un talent !

— Je ne crois pas que Nora méritait qu’on la baratine.

 Un rayon de soleil doré perçait les nuages. Je me suis arrêtée un instant car des silhouettes, au loin sur une colline, attiraient mon attention. J’ai demandé à Dalil de me prêter ses jumelles et nous avons pu distinguer un groupe de quatre cerfs ruminant sur une parcelle de prairie. Quelques instants de silence et de recueillement, puis a repris la marche en m’entrainant derrière lui.

— Je repensais à notre amie justement. Tu as remarqué comme elle me regardait en battant des cils ? Elle tentait à peine de rester discrète sur ses intentions. J'espère que ça ne t’a pas trop agacée.

Je me suis esclaffée discrètement.

— Sérieusement ? Je ne suis pas persuadée d’avoir observé la même chose que toi.

— Pendant que tu marchais devant nous, nous sommes vite arrivés sur le terrain des confidences. La demoiselle ne s’est pas fait prier pour raconter les déboires avec son ex-petit ami.

— Entre nous, rien d'étonnant. On sait bien le genre de questions que tu poses. Tu

es du genre à tenir le guidon de la conversation sans vouloir le lâcher.

— Ha ha ! À vouloir tout minimiser, je vais finir par croire que tu couves un fond de jalousie, dit-il en se tournant vers mois, doté d’un sourire fanfaron. En tous cas, je n’ai pas eu besoin d’insister du tout. Elle a aussi pris mon contact avant de partir. Je ne serais pas étonné de recevoir un petit message dans les prochains jours… Je te parie sur mon vélo électrique qu’elle se manifestera avant notre retour !

 J’avais prêté oreille de loin à leurs conversations. Nora était motarde. Mon collègue s’était vanté d'être un pilote du deux roues et lui avait promis que si elle revenait, ils pourraient faire le tour de l'île en moto. “Je sais précisément où te dégoter la meilleure des bécanes, fais moi confiance.” Voilà en quoi consistait son tour de force : se rendre utile, proposer un service attractif. Ensuite, la personne d’en face n’avait qu'à suivre, ou du moins, ne pas refuser. C’était certainement lui, également, qui l'encourageait à rester en contact. Je me rappelais bien de la stratégie similaire qu’il avait employée avec moi lorsque je partais pour l’Asie. “Appelle-moi ! Tous les jours si tu veux !” m’avait-il “proposé” à sa façon. Puis, il avait dû se plaire à croire que je lui envoyais des nouvelles parce qu’il me manquait terriblement… À travers son petit numéro, j'en venais à la conclusion que, si Dalil était doué pour raconter des histoires, c'était à lui-même qu’il les racontait en premier.

— Les avances silencieuses de notre amie étaient un poil embarrassantes. En réalité, je n’ai rien à lui reprocher. J’ai même été touché. Mais aucune inquiétude, a-t-il ajouté en me voyant perdue dans mes pensées. Nora n’est pas pour moi. C’est toi que je préfère, et je n'ai vraiment pas envie de m'éparpiller. Nous avons un objectif beaucoup plus noble qu’une simple histoire de fleurette. Puis pour le reste, j’ai assez de Sigrún.

 Nous avons gravi plusieurs kilomètres sans plus parler. Le temps était instable. Lorsque survenaient des éclaircies, on pouvait se délecter de la vue. Les reliefs autour de nous révélaient des palettes couleurs stupéfiantes. Le vert vif de la mousse tranchait avec la roche volcanique noire bleutée. Les versants de montagnes rousses, beiges, violettes ou bien roses selon la lumière accueillaient encore quelques névés scintillants. L’ombre des nuages se détachait proprement sur le sol nu. L'effort était ardu et constant, mais plonger mon regard dans cette splendeur infinie me permettait de ne pas y penser. L’espace de quelques instants, mes jambes marchaient toutes seules. Un sentiment d’euphorie me traversait lorsque, intérieurement, je visualisais l’endroit ou je me trouvais sur un planisphère.

 En fin d'après-midi, un vent pervers s’est invité. Le bonnet épais enfoncé sur ma tête ne suffisait plus à me protéger. Un sifflement froid s'introduisait à présent dans mes oreilles. J’ai revêtu mes gants et ma capuche que je serrais au maximum. On n’y voyait rien. Seuls quelques piquets éloignés indiquaient le chemin sur un sol caillouteux invariable. Mais le paysage a rapidement disparu dans un tourbillon de poussière soulevée par les bourrasques. J’entendais Dalil devant moi crier quelque chose du genre "Par ici, dépêche-toi !”. Je percevais à peine son anorak vert se perdre dans le nuage. Le vent résistait à chacun de mes pas et m’obligeait à pencher les yeux uniquement sur le sol. J’étais contrainte de m'arrêter à plusieurs reprises, à la fois paralysée par la force invisible qui s’opposait à moi et déséquilibrée par mon sac à dos.

 Rapidement, nous nous sommes tous les deux perdus de vue. Je ne percevais pas d’âme qui vive, autre que celle du blizzard, vociférant. J’étais seule au milieu d’une vague de confusion, subissant les projections de particules et la colère glaçante de la tempête. Prise de panique, j’ai essayé de courir sans savoir où j'allais et sans aucune chance d’y parvenir. En faisant des pas á l’aveugle, je roulais sur les pierres et manquais plusieurs fois de me tordre une cheville. Peu à peu, les mouvements esquissés par ma volonté n’avaient plus aucun impact. Je restais debout, courbée, les mains devant mon visage contracté pour me défendre, incapable de controler mes pensées. Je me souviens toutefois m'être demandée si, dans le cas où je mourrais, je pourrais m’en rendre compte. Cette funeste réflexion a eu pour effet de me ramener à la conscience de mes sensations présentes. Mes mains et mes pieds étaient traversés par une vive douleur due au froid. Cela signifiait que j'habitais encore la demeure terrestre. Ne pouvant rien faire d’autre, j’ai appelé au secours dans mon for intérieur. “Mon ange gardien, si tu m’entends, aide-moi ! Tout de suite, tends-moi une main !” ai-je supplié avec cette tendance bien ancrée à croire que je serais toujours d'être entendue.

 Il y a eu des soupçons de relâchement, séquencés. Les contours de l’espace sont apparus un court instant, puis se sont noyés à nouveau derrière le flux de poussière sombre. Grâce à cette vision très brève, j’ai entrevu un rocher vers lequel me diriger. Une fois assise contre celui-ci, je me trouvais un tout petit peu protégée. J’y ai attendu quelques minutes qui m’ont paru interminables. Mon rythme cardiaque avait du mal à s'apaiser. Mes membres étaient crispés, et j’étais glacée au point d’en souffrir. Enfin, le souffle se dissipant à peine, j’ai cru entendre quelqu’un s’égosiller au loin. Alors, j’ai rassemblé mon courage et mon désir de survivre. Je me suis relevée et j’ai commencé à me diriger vers un monticule de pierres qui s’était furtivement dévoilé. Une fois atteint, j’ai fait une pause dos au vent, puis j’ai poursuivi dans la même direction, espérant trouver le prochain jalon. J’ai continué ainsi longtemps, jusqu'à ce que le brouillard se dissipe. Au bout d’un moment, j’ai croisé un couple de randonneurs en sens inverse.

— Juliette ?

— Oui, ai-je répondu interdite.

 Leur prononciation de mon prénom a retenti dans mon oreille de manière familière, à la française, ce dont j’avais perdu l’habitude. Deux options. Soit Dieu m’avait envoyé de la rescousse, soit je me trouvais déjà de l’autre côté du décor, avec de curieux anges en forme de randonneurs pour m'accueillir.

— Ton ami te cherche comme un fou ! Il se trouve quelques piquets plus haut.

 Première option validée. Nos deux marcheurs étaient des belges francophones. Je les ai remerciés pour leur précieuse indication et me suis dépêchée de grimper les dernières centaines de mètres qui me séparaient de Billy.

 Je le trouvais écarté du chemin. Il était là, posté avec préoccupation au devant d’une petite caverne creusée dans le flanc de la montagne. À force de crier mon nom, il en avait abîmé ses cordes vocales. Si bien qu’il n’a pu sortir aucun son lorsqu’il m’a vue arriver vers lui. Il m’a pressée violemment entre ses bras.

 Silence. Un coup dans la poitrine en rencontrant l’émotion forte de mon ami et en laissant retomber la mienne. Ma joue contre son épaule laissait ruisseler une larme. J’inspirais profondément le tissu maculé de son blouson. Nous nous sommes étreints longuement. Un chagrin d’apaisement nous secouait tous les deux. Je rendais grâce à mon ange gardien pour l’aide accordée.

 Nous avons aménagé dans cette espèce de petite grotte pour la nuit. L’endroit avait déjà dû déjà servir de refuge, car on y trouvait un bol, une tasse en fer et deux cuillères. Une lanterne était posée dans un coin de la cavité avec plusieurs bougies de recharge, ainsi qu’un briquet. J’étais reconnaissante, là encore, pour cet accueil providentiel. Placés dans un creux de la paroi rocheuse, un groupe de galets a également attiré mon attention. Sur chacun d’entre eux était gravé un petit personnage à la barbe longue et au chapeau pointu. J’ai souri en essayant de dénombrer les douze personnages éparpillés dans le secteur. Peut-être que les gardiens de la vallée veillaient sur nous.

 Après avoir consommé goulûment une boîte de raviolis, nous avons monté la tente. Car même si le rocher nous offrait sa protection, le vent trouvait à se faufiler dans la pièce. Cette fois, nous allions devoir dormir côte à côte. Chacun dans notre sac de couchage, nous nous sommes allongés face à face. Silencieux, nous avons échangé un regard complice, puis un éclat rire nous a secoués en chœur. Comme mes mains ne parvenaient pas à se réchauffer, il me les as prises dans les siennes tièdes et les a frottées vigoureusement.

— J’ai cru que nous n’allions jamais nous retrouver ! a-t-il fini par dire en me pressant mes doigts. Au départ, je croyais que tu me suivais, mais plus tard, je me suis rendu compte que ma cape de sac a dos s’était à moitié arrachée, et que c’est son extrémité que j’avais confondue avec ton manteau de la même couleur.

— Nous qui étions partis pour l’aventure, eh bien on peut dire que notre projet est accompli. Quelle expérience traumatisante ! ai-je résumé avec dérision, en sentant encore mon cœur se serrer dans ma poitrine. Un abîme de détresse s’est creusé en moi au fur et à mesure que s’éloignait la dernière fois où je t’avais vu disparaître. J’ai éprouvé la plus immense des solitudes… (Quoique j’avais eu la forte impression, vers la fin, d'être prise en charge, me suis-je gardée de lui dire). Je n’ai jamais autant espéré voir ta tête surgir devant moi !

— Tu es priée de ne pas me lâcher d’une semelle la prochaine fois. Dans ce pays, la nature est à prendre très au sérieux. Elle est aussi extraordinaire que redoutable ! Le danger survient n’importe où.

 Il me fixait, sérieux et tendre comme un parent qui avait failli perdre sa fille.

— Mais je suis ton garde du corps. Et je le serai toujours, seulement tu veux bien m’écouter. Là où il y a Billy, il y a des solutions. Si tu acceptes d’avancer en tenant compte de mes conseils, je pourrais jouer mon rôle et te guider là où tu n’as pas confiance. Comme une étoile terrestre…

— Rien que cela !

— Petite veinarde, tout le monde n’a pas cette chance !

 Décidément, cet homme cherchait à combler des besoins bien particuliers à travers sa relation avec moi. Avant de dormir, il m’a demandé de lui masser le crâne. Il ronronnait de bonheur et nous nous sommes assoupis.

 Au milieu de la nuit, j’étais réveillée par les sifflements de la tempête qui reprenait. J’étais à nouveau transie de froid. J’ai pensé à sortir de la tente pour attraper une bougie et me réchauffer avec. Dalil s’est réveillé lorsque j’ai ouvert la fermeture de la porte.

 Il m’a frotté les mains à nouveau, ainsi que le dos. Comme cela n’était pas suffisant, nous sommes sortis pour allumer le réchaud. J’ai approché mes mains des flammes et nous avons fait chauffer une tisane. La nuit courte du mois d'août commençait déjà à se retirer. Il devait être aux alentours de quatre heures. Une averse s’est abattue alors que nous retournions dans la tente. Empaquetés dans nos duvets, nous étions collés tels deux boudins sur un côté de la tente.

— Juliette, a-t-il murmuré. Je suis heureux d'être ici avec toi.

— Moi aussi, j’en suis honorée. C’est un étrange moment dont je me souviendrai.

 Dalil était ce qu’il était, j’en étais consciente. Il n'empêche que j’étais sincère en disant cela et que ce qui nous arrivait renforçait bel et bien notre lien. On aurait pu nous comparer à un frère et une sœur qui auraient l’habitude d'être en désaccord, mais se trouveraient très attachés malgré tout. Une intarissable bienveillance régnait entre eux, puisque de toute façon, la vie les avait mis en équipe dès le départ.

 En me tournant face à la toile de tente, j’ai attendu quelques instants de sentir si un ras bréconfortant allait m’entourer. Je me suis surprise à l’espérer jusqu'à ce que le sommeil ne me regagne. Ce geste n’a pas eu lieu, et c’était sûrement mieux ainsi, ai-je pensé le lendemain. J’ai apprécié cela comme une marque de respect intransigeant.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Brioche ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0