Mélodie autour des flammes

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 Nous étions un de ces soirs d'été où la nuit tarde assez pour que l’on doute de sa venue. Il faisait frais dehors et nos joues brûlaient devant les braises du feu improvisé dans la cour par mes voisins.

 J’assistais encore une fois à l’une de ces fameuses joutes verbales entre les trois loustics. Un concours de langues bien pendues d’où il semblait impossible de s’extraire puisque les absents avaient toujours tort. C’était à qui raserait les murs en premier, trop susceptible ou bien à court de répartie pour répondre aux persiflages des adversaires. Chacun repérait une faille chez l’autre et envoyait dessus une flèche piquante, acide, qui déclenchait autant la mauvaise fois de sa cible que la crise de rire pour le tiers participant.

 Les échanges avaient lieu dans un mélange de langues ourdou, panjabi et anglais, car chaque langue permettait ses propres calembours. Aucune hésitation dans leur discours. C'était une avalanche de syllabes, dont certaines accentuées avec verve donnaient le rythme, toujours accompagnées de regards expressifs. Tour à tour, l’un d’entre eux se chargeait de me faire une traduction, se faisant toujours passer pour le plus futé, le moins chatouilleux, le plus perspicace, bref, méritant la victoire sur ses compères.

 Comme nous allions bientôt être en congé pour le week-end de l’assomption, Dalil nous a proposé à Qadir et moi de partir en trekking au sud du pays, dans la “vallée des douze lutins”.

 Notre ami s’était montré favorable et j’étais enthousiaste à l’idée de partir en trio. Passer du temps avec en sa compagnie m’envoyait ravie, alors je pouvais bien envisager de supporter Dalil pour tout un week-end si nous étions trois.

 — J’apprécie que tu ne m’aies pas proposé de venir, a répliqué Anoush.

Sachant bien à quoi s’attendre, personne n'avait pris la peine de l’inclure au projet bien qu’il se trouvât physiquement avec nous autour du feu. Il avait le museau aimanté à son téléphone dès qu’il se taisait.

  — Je trouve le concept de randonnée absurde, a-t-il renchéri, et je me vois très mal supporter le caquet qui s’agite sous ta moustache pendant trois jours consécutifs. Par contre, allez-y vous deux. Soyez les témoins de la réalité. Vous lui éviterez d’avoir à inventer des exploits au retour pour épater la galerie. Qui plus est, de nous en faire part à nous qui savons pertinemment que seul son drone aura éventuellement atteint le sommet dont il parle. N’est-ce pas oncle Dadji, notre pilote de tuk-tuk favori ? Celui qui a marché des kilomètres pieds nus pour venir travailler sur un fenwick et hypnotiser les grands-mères qui possèdent un toit ?

  — Tu peux parler, a répondu la cible, presque excitée par les provocations. Ça veut faire le fier ! Et Anoush le professionnel du détournement de jeunes filles, on en parle ? Les prestations rémunérées en souliers de marques ? Pauvres jeunes âmes innocentes... trop naïves pour réaliser qu’elles font vivre un gigolo au cœur impassible. Et quelles prestations ! Vu ta forme physique, j’imagine que c’est elles qui doivent se taper tout le boulot. Puis tout d’un coup, ça enfile une tunique blanche et ça pointe son nez à la mosquée la tête haute. Moi au moins, Sigrun, je lui apporte de l’affection et de quoi vivre sans travailler.

  — Ça alors, j’admet que tu es un maître ! Ta langue est trop bien entraînée pour ne pas fléchir sous le poids des inepties. Mais franchement, entre nous, ça ne te met même pas en valeur d’inventer des scénarios aussi grotesques. Toi qui n’aimes pas les animaux, dis-moi ce qui pourrait te motiver à rester dans les pattes d’une ex-toiletteuse dépressive si elle n’était pas la propriétaire de tes draps et de ta voiture ? Ou si ce n’était grâce à elle que tu as pu obtenir un passeport islandais ? Le plus haut degré d’autonomie que tu aies acquis ici, Ustas (“Professeur”), c’est de te payer un vélo.

  — Non mais regardez-moi ce sourisseau ingrat et venimeux, qui prend des allures et donne des leçons alors qu’il n’a rien accompli de sa vie ? Le seul emploi que tu aies jamais décroché, c’est bien parce que tonton Dalil a accepté de s’attarder sur ton pauvre cas. Tout ça pour se faire virer au bout de quelques mois…

 — Rien à voir. C’est moi qui suis parti car j’en avais assez d’être sous-payé.

  — Ils étaient déjà bien gentils de te garder aussi longtemps, vu ce tu que fournissais du haut de ta cabine de fenwick… Monsieur devenait parfois rapide comme une belette, mais cela uniquement lorsqu’il s’agissait de fuir les clients.

  — Comme si toi tu servais à quelque chose. Franchement, qu’on m’explique ce que tu fabriques là-bas depuis aussi longtemps. Le type se présente devant les clients, il fait semblant de comprendre l’islandais, puis une fois dans les rayons, il se débrouille pour les laisser avec Muggi et disparaît en prétextant qu’il a une commande sur le feu ! Depuis trois ans, il effectue des allers-retours dans l’entrepôt, fier comme un coq avec sa veste fluo. Il se vante d’être accro à son travail alors qu’il ne sait même pas faire la différence entre ciment et plâtre, et a le toupet de proposer ses services.

 D’un air détaché, le doyen marque un silence suffisamment long pour laisser retomber ces paroles comme une balle hors jeu. Depuis plusieurs minutes, les deux adversaires s’étaient envoyés une suite de balles courtes. Il avait vu juste en brisant le rythme par une pause inattendue. Anoush, déstabilisé, se demandait quoi ajouter pour réanimer le venin qui déclenchait les revers plus ou moins habiles.

 — C’est drôle dit Dalil après avoir relâché une longue bouffée de tabac en signe de soulagement. Sitôt que tu ouvres la bouche, on entend un bourdonnement hautement désagréable. Quel bien-être tout d'un coup quand ça s'arrête ! Tiens, je réfléchissais à un surnom pour toi, l’autre jour… Qadir, tu ne trouves pas que ton colocataire ressemble en tout point à un vilain moucheron ? C’est ça, un moucheron insignifiant… quoiqu’on ne parvienne même pas à le négliger, car quand il est là, on le détecte, on ne voit que lui et il nous rend marteau au moindre bruit, au moindre mouvement. On a qu’une envie, c’est de l’écraser sur une vitre pour le faire taire.

 Au bout d’un moment, le personnage central s'apprête à rentrer au bercail, pour se lever tôt, prétend-il, ou plutôt “rappelé à l’ordre par la cougar qui garde son lit”, se hâte d’attaquer Anoush. Repus de bonnes vannes, notre ami termine sa bière et son joint avant d’enfourcher son bolide. Il enfile son casque où une lanterne est perchée sur le sommet telle un œil de monstre agressif ; pragmatique, attrappe son sac et ses gants, d’un geste preste. Une dernière attaque de sa part afin de ne pas s’avouer vaincu, puis il s'élance en équilibre dans le crépuscul tardif.

 Anoush en profite pour disparaître lui aussi. Il ne reste que Qadir et moi devant les bûches en combustion. Il semble que nous voulions tous les deux profiter du calme une fois que les grands becs ont déserté. Il est si doux de se laisser absorber par le crépitement du feu.

 Mon ami sort de sa poche une petite enceinte. Il la pose sur la chaise vide entre nous et cherche une chanson sur son cellulaire. Les flammes illuminent son visage. Une note claire et distincte sort de la boîte noire suivie d’un son qui s’étire et gagne en volume. Une musique indienne emplit l’espace. Cette fois, pas de Bollywood, mais des instruments traditionnels accompagnant un chant mystique. Dès le début, c’est comme si nous embarquions tous les deux à bord d’une pirogue. Le son nous transporte dans un nouvel espace. Je sens une caresse à l'intérieur de mon corps, un courant de chaleur qui ondule et déclenche des frissons. La voix du chanteur trace une ligne droite, puis courbe, des virages serrés en phase avec les reliefs instrumentaux. On croirait les ruisseaux d’Islande qui sillonnent les vals dégagées. Qadir murmure les paroles. Je sens que sa gorge filtre les sons et les empêche de s'épanouir. Intérieurement, je l’encourage de toutes mes forces à desserrer les freins et faire entendre sa voix sur le bateau qui nous transporte. Derrière la voix principale se déploient des chœurs, comme les bras multiples d’une danseuse indienne en tête de file. L’accordéon glisse tel un serpent entre les cailloux qui tintent au fil de l’eau.

 Les sons me ramènent aux terres indiennes où nous étions avec mes sœurs l’été précédent. Devant moi, le temple doré au milieu du grand bassin carré, lui-même encerclé d’un cloître en marbre blanc où nous passons la nuit. Les hommes enturbannés de tissus multicolores marchent d’un pas lent, les femmes revêtent des étoffes vives et des voiles transparents brodés d’argent. L’eau du bassin est aussi paisible que le ciel étoilé. La musique amplifiée aux quatre coins du temple émane de l’îlot scintillant de dorure. À l’intérieur du dôme se succèdent les chanteurs sikhs du matin au soir sur des tapis couverts de pétales de rose.

 La cadence s'accélère et les voix, les percussions, s’emballent sur le refrain. Mon pied et ma tête participent, d’un geste timoré mais déjà inarrêtable. Le sourire illumine mon visage. Mes muscles se tendent fiévreusement. Mes mains tremblent de vouloir suivre les différents instruments sur leur tempo. Je sens une montée d’énergie tout en bas de mon ventre. Cela ressemble à du désir. Mais sans objet. Par réflexe, je cherche sur qui reporter cet élan qui me vient des tripes. Anoush qui se trouve tout proche dans l’appartement ? Son physique ferait bien craquer, mais le type est beaucoup trop macho. Dalil ? Par pitié, ne jamais poser mon dévolu sur lui, ce serait erreur stupide et dangereuse. Sawan ? Il est à côté de moi, aussi inviolable qu’une bonne amie dont la présence m’enchante et me donne envie de sauter partout, de rire, de lui donner la main pour partager notre joie. Finalement, je me lève pour évacuer le trop-plein de cette chose qui s’agite du fond de mes entrailles. Comme j’en ai coutume, dès que je me sens bien quelque part et que la musique m’y encourage, je danse. Je fais sortir la mélodie à travers une jambe, puis l’autre, je la saisis au creux de mes mains, je la fais tournoyer. J’ondule, je fais des petits pas rythmés et je m’emporte en même temps que les percussions. Qadir me suit un peu du regard en souriant, il frappe des mains et continue de fredonner les paroles. Il laisse échapper quelques syllabes d'encouragement. Ce n’est pas ce soir que j’entendrai ses talents de chanteur. Peu importe, du moment qu’il empêche la musique de prendre fin.

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