Devenir carré

7 minutes de lecture

 Cette première expérience aux commandes d’un avion m’avait suffisamment bouleversée pour que se dessine sous mes pieds une case départ. Comme si Dalil avait disposé des morceaux de cookies alléchants traçant un chemin qui se terminerait là où il voulait m’emmener. Après un premier biscuit savoureux, j’étais toute disposée à goûter les suivants. Alors, j’ai commencé toute seule à me nourrir de vidéos pour débutants en matière de pilotage. Je les regardais attentivement, plusieurs fois, en prenant des notes. Je m’étais procurée un cahier où je reproduisais les schémas des appareils présents sur le tableau de commande du cockpit. Je me plongeais avec joie dans les mathématiques des trois dimensions, découvrais avec avidité les calculs de vitesse par rapport au sol, vitesse de prise d’altitude et vitesse des virages. J’étais désormais attentive à tout engin traversant le ciel et je rodais de plus en plus sur le périmètre du petit aéroport. Avec ou sans Dalil, j’y observais les hélicoptères s’élever verticalement comme des scarabés, les avions déployer leurs aérofreins pour venir se déposer sur la piste, tels des oies retournant leurs ailes face au vent pour atterrir sur les eaux du lac. Je guettais avec excitation l’instant où les roues passent de l’air au goudron de manière plus ou moins fluide selon l’expérience du pilote. De retour du travail à vélo, je m’arrêtais toujours au même endroit, face à l’océan. J’y observais le vol des mouettes et plaçais ma conscience à leur hauteur. Mon cœur se soulevait avec elles lorsqu’elles prenaient les courants ascendants. C’était comme si grâce à cette première expérience, j’avais pris conscience de mes ailes embryonnaires et les préparais déjà à croître par le pouvoir de la pensée. Bien entendu, il ne suffisait pas de rêver. Je tannais mon collègue pour que nous retournions à l’école demander de plus amples renseignements sur les formations possibles.

 “Chaque chose en son temps répétait-il. Je suis à cent pour cent avec toi. D’ailleurs je voudrais que quand tu démarres ta formation, tu sois déjà dans les meilleures dispositions. Pour réussir, c’est tout ton mode de vie qu’on va être obligés de revoir. Tu ne voudrais quand même pas risquer ta vie à cause d’une erreur d’inattention ? Bon, alors, il nous faut avant tout prendre des mesures pour améliorer ta concentration. C’est à ce niveau là que je vais t’apporter mon soutien dans un premier temps. Par des moyens très simples. Mais tu devras être assidue et constante.

— Qu’est-ce que tu proposes ? ai-je demandé, sceptique mais curieuse.

— Premièrement, il est essentiel de vivre dans un espace propre et dégagé où chaque élément a sa place. Surtout, ne jamais s’encombrer. Ne garder que le nécessaire. Les petits objets liés au passé ne feront que ralentir ta métamorphose et te brouiller la vue en te ramenant au passé. Seuls le présent et l’anticipation du futur comptent. Donc, ton étape numéro une, c’est de créer un environnement épuré afin de favoriser la clarté dans ton esprit. Que tout devienne limpide, que ta précision soit inflexible. On commence par ton lieu de vie et lieu de travail, puisque c’est là que tu passes du temps. Maintiens toujours ton studio en ordre et débarrasse le des objets qui ne sont pas essentiels. Présente toi toujours cinq ou dix minutes en avance au travail ou lorsque tu as un rendez-vous. Pour cela tu dois anticiper le trajet et ses perturbations. Tu t’y rends à vélo ? Alors prends soin de regarder la météo, puis choisis le pantalon de cahouet ou les pneus neige.

 Il lâche un soupir de contentement, le regard perdu dans le futur comme sur une terre promise.

— Qui de nous deux sera le plus fier lorsque tu obtiendras ta licence de pilotage ?

— On en reparlera quand j’aurai réuni la somme pour m’inscrire à la formation.

— Ne me prends pas trop à la légère, car concernant le financement, j’ai une solution, je t’en parlerai plus tard. Je peux juste t’assurer que tout sera absolument légal.

Un dimanche matin, alors que j’étais loin, profondément évadée dans les limbes du sommeil, un bruit de dérapage sur le gravier m’a ramenée d’un coup à mon lit, mon studio, ma vie toute fraîche sur cette île, et ce drôle de personnage central qui occupait mon quotidien… Je tente dans un premier temps de retourner d’où je viens. Le voilà qui frappe à ma porte. Sérieusement, Dalil ?! Mon corps se tend, s’étire, mes membres tremblent de retrouver leur densité. Dix heures… Je souffle, baille, puis dégage la couette. Je me redresse d’un coup et viens lui ouvrir la porte, violemment éblouie, les cheveux ébouriffés.

— Debout ma grande, on a du pain sur la planche !

— Oh là ! Piano, mon grand, le dimanche c’est fait pour être pénard.

Il me donne l’accolade et pénètre dans le salon. Ou plutôt la chambre. En fait, il n’y a qu’une pièce, et le voilà qui fait irruption dans mon espace.

— T’imagines-tu un pilote qui sort du lit après neuf heures ? lance-t-il moqueur — il parlait trop fort. Une grasse matinée de temps en temps, ok, ça peut se négocier. Mais au delà de neuf heures trente, tu fiches en l’air ton rythme de la semaine et ce n’est pas le but. Estime toi heureuse que je t’apprécie, car cela m'empêche d'être aussi intransigeant que le voudrais. À l’avenir, je ferai de mon mieux pour être plus strict.

 Je le levais vers lui des yeux consternés.

— C’est dans ton intérêt, évidemment.

 Je grimaçais les yeux mi-clos, sans être apte à prendre au pied de la lettre ses remontrances matinales. Pour toute réponse, je lui proposais le café. Il se l'est préparé lui-même tandis que je me passais de l’eau froide sur le visage et m’habillais dans la salle de bain.

 Assis jambes croisées dans le canapé, il touillait le sucre dans la tasse de liquide brun parfumé lorsqu’il a repris :

— La nuit dernière j’ai rêvé de toi…

— Vraiment ? ai-je répondu, faussement étonnée.

Rien d’étonnant puisque tu es toujours dans mes pattes, ai-je songé.

— Tu souriais et me faisais signe de la main en t'élevant dans une montgolfière rose. Autour, le ciel était sombre menaçant.

 J’ai eu l’air amusé.

— Un éclair a précédé un coup de foudre alors que tu prenais de la hauteur. D’abord j’ai souri, car c'était vraiment beau. Puis, à mesure que ma conscience revenait, j’y ai vu comme un avertissement. Attention, Juliette, à ne pas planer trop haut dans tes pensées. Tu veux t’envoler en maîtrisant le vol, n’est ce pas ? Pas en subissant n’importe quel vent susceptible de te mettre en danger.

 La mine grave, il accrochait fermement ses prunelles dans les miennes. C’était amusant, car si son expression était tout à fait sérieuse, sa moustache, ses lunettes, son visage, malgré lui, m'attiraient uniquement sur le terrain de la dérision.

— Écoute, pour réussir, je te demande d'être le plus terre à terre possible. Devenir ultra attentive et consciente. Il s’agit de ta sécurité. Comme c’est moi qui t’ai attirée en premier sur le terrain sérieux des pilotes, je me sens responsable.

— Tu as une crotte de nez qui pendouille. Je te passe un mouchoir ?

— C’est ça ! Et toi tu viens d’enfiler un T-shirt tâché sur la manche... Un contre un ! conclut-il d’un air complice. Tu fais bien d’engager le match. Mais tu vas perdre !

 Dehors, il faisait grand soleil. Nous étions d’accord sans concertation pour aller prendre l’air sur nos vélos.

 Après un circuit autour de l’aéroport, nous nous sommes arrêtés dans un parc pour une partie de frisbee. Nous courions dans tous les sens en riant comme des gamins lorsque, fatigué en premier, Dadji s’est arrêté pour prendre une gorgée d’eau. Cette fois, je me sentais plus à l’aise. C’était comme ça que je l’appréciais. Il avait beau présenter de vraies bizarreries, sur un terrain de jeu on n’a pas plus d’arrières pensées que des gamins. On peut apprécier notre compagnonnage en toute innocence, avec naturel. J’en ai profité pour lui faire part de mon trouble quant à son discours du début de journée.

— Je ne t’ai jamais autant maudit que ce matin, lorsque tu m’as tirée du lit. Je me suis dit, mais pour qui se prend-il ? Ce mec n’a vraiment aucun scrupule !

— C’est normal que tu le vives comme ça au début. Tu verras quand tu auras commencé à modifier ton rythme. Bientôt, c’est toi qui me réveilleras.

Je m’esclaffe.

— On en est loin, je crois ! Écoute, c’est louable de ta part de prendre à cœur mon instruction aérienne. Mais vu comment tu t’y prends, cela risque d'être compliqué d'être à la fois mon coach et de rester mon ami.

— Les deux cohabitent très bien en moi, ne t’inquiète pas pour ça, c’est mon côté schizophrène, je maîtrise. De ton côté, il faudra t’habituer à les discerner et à ne pas prendre personnellement les colères du professeur. Il ne cherche qu’à contribuer à ta réussite. Cela fait partie de son jeu d'être “déçu”; de vouloir se venger par des consignes encore plus strictes. Lui joue les dictateurs pour te faire avancer; toi tu dois être assez droite dans tes bottes pour savoir ce que tu vaux, ce que tu dois prendre à cœur ou écouter avec détachement.

 À l’écoute de ces paroles, un malaise s’esquissait dans ma poitrine. J’ai protesté :

— Contrairement à toi, je ne suis pas faite pour l’armée. Il va falloir tempérer tes élans de contributions, autrement notre amitié risque d’en payer la note.

— Tout ce qui advient a une bonne raison d'être. Le fait de passer tout ce temps ensemble m’a permis de suffisamment t’étudier. Je saurai doser car j’ai conscience de tes limites à présent, et je sais jusqu’où on pourra les étendre, de manière fluide. Je suis comme un maitre du sexe qui a conscience de la virginité de sa partenaire. Il ne souhaite pas commettre un viol. Il emploie toute la patience et la subtilité nécessaire pour provoquer l’abandon de celle-ci, afin qu’une fois le voile déchiré, elle se dise “Déjà ? Je m’attendais à souffrir davantage.”

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Brioche ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0