Jubilation aérienne

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 Ciel dégagé, rendez-vous confirmé. Dix-sept heure quinze, nous avons rendu les armes et débauché. Bilal - toujours en blouson de travail jaune fluo - enfourche son vélo super sonic (un grand vélo électrique noir sur lequel il avait fixé des pédales rouges vif), et moi-même un VTT recouvert de scotch prêté par Qadir. Nous filons prestement vers le petit aéroport de Reykjavik. Mon collègue m’avait proposé de prendre un vol d’initiation avec un des jeunes professeurs de pilotage. Cela ne me serait jamais venu à l’idée, et j’aurais imaginé que cela valait une fortune, or, pas du tout. Toujours prête pour de nouvelles aventures, j’avais saisi l’opportunité et attendais ce moment avec impatience.

 À l’intérieur, les locaux de l’école des pilotes étaient sommaires et dégagés. Seules quelques cartes du territoire et clichés de pilotes en vol meublaient les murs blancs et bleu clair. Je constatais qu’un tel environnement était fait pour plaire à Bilal. Les lieux étaient plus à son image que sa propre maison. Du regard, je m’imprégnais de l’atmosphère vide et propre où naissaient les nouveaux pilotes. Moi qui étais de nature à vivre dans une chambre multicolore, chargée d’objets inutiles, je songeais au bénéfice de clarté permise par le dépouillement. Je me souvenais avoir eu une réflexion similaire en observant l’intérieur des maisons vietnamiennes et marocaines. J’avais remarqué que contrairement à nos demeures occidentales, la décoration se limitait aux rares meubles, aux tapis et draperies, mais n’atteignait pas les murs. Nos amis se contentaient d’une peinture unie ou parfois de tapisseries à motifs simples, mais n’éprouvaient pas ce besoin impératif de couvrir l'espace par toutes sortes d'images ou de bibelots. Ce fait m’avait d’abord troublée (j’avais imaginé les décors que je placerais si j’étais eux), avant de commencer à me plaire.

 Nous avons été reçus par deux jeunes hommes vêtus sobrement, sans uniforme, sérieux sans être austères. À vrai dire, je n’aurais pas imaginé m’adresser un jour à des pilotes, et encore moins pour leur demander un échantillon de savoir et d’expérience. Finalement, je me trouvais face à eux : des personnes d'apparence aussi banale que moi, à peine plus âgés. Je les regardais avec étonnement, comme si j’avais peine à croire à leur faculté de s’envoler haut dans les nuages, de comprendre la constellation de boutons et de données dans le cockpit, de garder leur sang froid face aux éventuels dangers, etc, bref, d’opérer un envol et revenir vivant.

 Mon collègue a engagé la discussion en tant que connaisseur du milieu. Il a fait allusion à un ancien ami pilote de l’école qui était mort d’un accident d'atterrissage par mauvais temps. Le jeune homme en face se rappelait fort bien du type en question, un “homme brillant” et qui n’avait pas eu de chance. De mon côté, j’éprouvais l’excitation due au risque et je brûlais d’impatience lorsque j’ai vu une étudiante et son professeur sortir en gilet jaune pour une leçon. Éprouvaient-ils encore un brin du trac, la peur de rater un atterrissage, de faire une erreur fatale ?

 Gísli, mon tuteur, avait un regard clair comme le ciel, les joues roses et les cheveux ras comme un tapis. Il m’a confié un gilet fluorescent et nous sommes enfin partis pour l’aventure.

 J’étais surprise de la taille de l’avion dont la coquille était moins volumineuse qu’une voiture. Je lui ai demandé qu’il me détaille toutes les étapes du protocoles en les réalisant. En grimpant sur chacune des ailes, nous avons vérifié la quantité de kérosène et constaté par un rapide calcul qu’il y en avait suffisamment pour les trente minutes de vol. Puis, nous avons pénétré l’étroit compartiment où se trouvaient les deux et uniques sièges. À ce stade, il y avait un certain nombre de paramètres à vérifier sur le tableau de bord, avant de pouvoir s’installer avec le casque et la ceinture. Cette dernière nous clouait littéralement au siège, comme si nous partions pour un manège de montagnes russes.

 Une fois le moteur allumé, l'hélice située juste devant nous faisait un bruit phénoménal et secouait déjà la cabine. Je m’étonnais encore de la petitesse de l’engin qui allait nous porter plusieurs kilomètres au-dessus sur sol. Dans le casque, j’écoutais mon voisin communiquer avec la tour de contrôle en islandais. Gisli annonçait dans le micro le nom de son aéronef. Il épelait chaque lettre un usant du code alphabétique de l’OTAN : “Fox-trot, Bravo, Juliet, Zulu, etc”. La tour de contrôle a annoncé que la voie était libre et nous avons commencé à rouler. Mon professeur avait l’air sérieux et détendu. Il faisait tourner les roues grâce aux pédales de pieds. Puis, le bolide a accéléré en ligne droite avant de décoller. Mon corps battait aussi vite que si je prenais l’avion pour la première fois. Mon sourire s’agrandissait tandis que nous prenions de la hauteur. J’avais envie de m’exclamer. Il faisait grand soleil et on voyait la mer, la ville, le ciel à perte de vue.

 Parvenu à une certaine altitude, l’avion s’est stabilisé et Gisli en a profité pour m’expliquer les indications visibles sur l’écran: altitude en pieds, inclinaison, vitesse verticale et horizontale, situation géographique, etc. Il y avait une zone bien délimitée pour les leçons découverte et entraînement. Celle-ci se trouvait au-dessus d’un vaste désert de pierres et de terre, bordé par des reliefs montagneux et une route vide. Le jeune pilote m’a alors proposé de saisir la manette qui dirigeait l’avion. Ma main nerveuse s’y est aventurée doucement. Encouragée par mon tuteur, je donnais une timide impulsion à droite. L’avion a obéi sous mes yeux incrédules, puis j’ai tenté d’autres directions. La sensation d’avoir le contrôle sur l’avion était extraordinaire. Par une simple action du manche, l’avion penchait, tournait où s'élevait. Je n’avais jamais rien vécu de semblable. M’apprendre à conduire une voiture n’avait pas été une mince affaire, mais là, c’était d’un tout autre niveau. Le résultat était à peine croyable. J’avais envie de m’écrier “Youhouuu, Waaaahhh, Ho hooo !”, et j’essayais de me modérer, car la chose était sérieuse.

— Maintenant que tu as l’habitude de piloter, comment te sens tu en vol ? me suis-je adressé à Gisli. Est-ce toujours impressionnant ?

— En réalité, je ne me lasse jamais de la vue lorsqu’on quitte la terre, c’est quelque chose qui reste incroyable à chaque envolée. Et puis, même si on prend confiance au fur et à mesure, mais j’expérimente toujours les chatouilles dans le ventre au moment de l'atterrissage, entre autres.

 Après mes essais, le professeur a repris les commandes et proposé d’effectuer des virages serrés, des prises d’altitudes et descentes rapides. Depuis le sol, les mouvements ne devaient probablement pas paraître si exaltants, mais en l’air, dans un si petit engin, les ressentis n’étaient pas des moindres. J’avais l’impression que nous faisions des plongeons dans l’air, et il me semblait que mon centre de gravité se déplaçait de mon bas ventre vers le haut de mon corps. Mes mains s’agitaient et je laissais échapper des petits cris pour évacuer ma frayeur. Garder le contrôle et le sang froid dans de telles circonstances me semblait une prouesse.

 Vers la fin, nous avons quitté l’aire de jeu pour survoler les abords de la ville. Je me régalais de cet angle de vue vertical et lointain. Comme le décrivait si bien mon collègue, tout avait une allure différente, plus insignifiante. À ce niveau prenait place un sentiment de lâcher-prise par rapport à tout ce qui se passe en bas. Et plus encore, une sensation de Pouvoir, en observant les piétons, ces petits points dérisoires, et les minuscules voitures franchir avec peine de si courtes distances. Au passage, j’ai repéré mon lieu de travail, Timburland. Le lieu où prenait place un business qui activait des dizaines d’employés pendant des heures et des jours, toute l’année, n’était plus qu’un vulgaire carré rouge et blanc. Tel une mouette, j’aurais pu larguer une fiente dessus, me suis-je dit, surprise moi-même d’une telle pensée.

 Mon professeur a clos la séance par un atterrissage en douceur pendant que je serrais les fesses. La demi-heure était déjà terminée, mais le fait de la vivre dans l’exact instant l’avait rendue intense, et j’avais la satisfaction d’avoir profité de chaque minute.

— Comment as tu trouvé cela ? m’a demandé Bilal avec empressement.

 Je l’ai regardé la bouche grande ouverte, cherchant les mots et cherchant mon souffle, comme si je revenais d’une course.

— Fascinant.

 Le reste du temps que nous avons mis à atteindre mon appartement, je n’avais pas la capacité de parler. J’étais encore là-haut. Arrivée devant chez moi, je regardais le ciel, encore et encore. Mes jambes tremblaient.

— Tu te rends compte que j’étais là-haut ? me suis-je extasiée en levant le doigt, que je regardais ces immeubles minables tandis qu’en une seconde, un petit coup de manette et je survolais tout ça, sans obstacle et sans gravité. Je suis presque en colère d’être redescendue et de n’avoir plus que mes deux jambes à disposition.

 Il m’a fallu un certain temps pour me calmer. Mon acolyte est reparti chez lui satisfait de son impression, tandis que je me suis empressée de téléphoner à ma sœur. J’ai dû produire une suite d’exclamations étranges, et à l’écoute de ma voix qui partait dans tous les sens, Ninon m’a juste demandé si je n’avais pas fumé un pétard.

 Par la suite, c’est moi-même qui ai demandé plus d’informations à Bilal sur la formation pour devenir pilote. Je n’allais quand-même pas laisser cet évènement entre parenthèses.

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