Approcher le grizzly

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 Le lendemain, je guettais Ólafur le manager afin de saisir le bon moment pour lui adresser ma requête. Je n’avais encore jamais eu d’interaction avec lui. Simplement un “Hi !” dont je me contentais le matin, pas encore prête à me risquer sur le formel “Góðan daginn”, un bonjour bien alambiqué pour mes oreilles de française. Je savais qu’il ne serait pas aisé de débusquer l’occasion idéale pour l'interpeller. Premièrement, j’aurais peine à prononcer son prénom, mais surtout, son allure d’ours renfrogné sur le qui-vive m’intimidait. C’était un barbu brun et imposant qui semblait ne vivre que pour le travail. Cette préoccupation l’absorbait tant et si bien que sa tête était devenue un poids lourd entre ses épaules. Tantôt penché sur son ordinateur, tantôt bondissant d’un pas précipité dans les rayons du timbursala, il avait toujours les sourcils froncés sur quelque affaire à régler.
 De manière à me rapprocher du but, j’entamais d’abord la conversation avec Gummi, le collègue qui faisait régler les achats aux clients. Beaucoup moins haut, moins large et moins velu, (même chauve), ce bonhomme avait la gaieté espiègle d’un mauvais élève qui ne tient pas en place. Dès lors qu’il n’y avait pas de client, il trouvait à se distraire, soit en regardant des vidéos sur l’ordinateur de la caisse, soit en faisant la causette. Stimulé par le café et les sucreries, il parlait vite, s’exclamait, lançait des blagues et des tapes dans le dos des collègues.
 Au moment de prendre la pause de midi, j’ai pris une inspiration avant de saisir l’attention du fameux grizzly.
 - Hum, Ólafur, ai-je osé, en étant surprise du résultat que son nom donnait à travers ma bouche.
Il s’est arraché à son écran pour me dévisager dans un soupir.
 - Quand est-ce que nous pourrions parler de mon contrat ? Je souhaiterais faire les démarches pour obtenir mon kennitala donc j’en aurais besoin d’ici peu.
 -Ton kennitala… a-t-il répété en regardant distraitement ce qui se passait derrière la vitre, puis en revenant à moi. Oui, oui. On prendra un moment pour en débriefer toi et moi. Je m’occupe de ça dans la semaine.
 - D’accord, merci. Je vous avoue que je ne suis pas tranquille à l’idée de travailler ainsi, sans contrat. J’ai besoin d’une couverture sociale...
 - Ha ha ! Ne t’inquiète pas pour ça, tu ne risques rien, on va s’en occuper tout bientôt. En revanche, ce qu’il y a de plus dangereux, c’est que tu n'as pas de chaussures de sécurité. Tu iras dans le magasin en face cet après-midi pour demander au rayon vêtements qu’on te fournisse des chaussures, un pantalon et un sweat. 

 Ce court échange a suffit à me rassurer. Je me suis rendue sans plus tarder dans la boutique. Un certain Jón tenait le rayon d’uniformes et accessoires de chantier. Il était ravi de me porter service. Agé d’une soixantaine d’années, son regard bleu ciel était rempli de bienveillance et d’une bonté toute chrétienne. Pendant qu’il me montrait les articles à essayer, il me témoignait sa fascination pour la France, où il se rendait régulièrement.
  Après être passée à la cabine, je me retrouvais avec un pantalon sombre à poches multiples pour y glisser les équipements ; un sweat turquoise avec le logo de l’entreprise, et des chaussures ferrées aussi robustes que lourdes. Accoutrée de cette manière et en ajoutant le blouson réfléchissant, je me trouvais déjà plus crédible dans mes fonctions. Je n’en attendais pas tant, surtout que les articles en question étaient neufs et de grande qualité. Vu leur coût, le fait que l’entreprise m’en couvre les frais démontrait qu’ils ne comptaient pas me mettre dehors dans les prochains jours. Moi qui n’avais pas réfléchi au temps que je comptais passer là, je me voyais déjà impliquée dans un engagement.
Après tout, en plus de l’expérience de travailler à l’étranger, j’avais la chance de mettre les pieds dans un domaine tout nouveau, dans lequel je ne me serais probablement jamais aventurée dans d’autres circonstances. Pour moi, c’était bien là l’état d’esprit du voyage: sortir des habitudes et cueillir les surprises.
 Le reste de la journée, je me greffais sur des travaux de commandes, tantôt avec Lárus, ce grand roux frêle aux paupières lourdes, tantôt avec Bilal. Ce dernier se montrait avec moi fraternel et pragmatique. Ma compagnie le comblait et animait ses pupilles d’un éclat énergique.
Nous étions dehors, chacun à une extrémité du tas de planches que nous soulevions une à une pour les rassembler à la demande d’un client.
 - Ainsi, tu vis avec une islandaise, Bilal?
 - Oui, elle s’appelle Sigrún. Nous nous sommes séparés plusieurs fois mais la loi d’attraction semble être plus forte que nous. Il est vrai que nous avons une relation compliquée, mais au fond, je l’adore. J’ai succombé à son charme une douzaine d’années en arrière. Je ne lui avait jamais demandé son âge, jusqu’à ce qu’un jour je l’entende dire à quelqu’un qu’elle avait quarante-trois ans. Je n’y croyais pas ! Tu sais à quel point les islandais paraissent jeunes pour leur âge, bien conservés par le froid. Eh bien cette femme, je lui aurais facilement donné quinze de moins.
 - Et donc vous vivez ensembles, en colocataires ? l’ai-je taquiné, incrédule.
 - L’année dernière, j’ai acheté une petite maison. Pour la énième fois, on s’était beaucoup rapprochés, et elle disait ne plus vouloir me quitter. Dis-toi qu’elle est grand-mère, elle ne travaille plus; et je ne voudrais pas l’y voir contrainte. Alors depuis, nous partageons notre quotidien avec elle et son dernier fils, âgé de seize ans. Celui-là n’est pas très débrouillard et n’est pas encore prêt à quitter le nid, ni elle à le laisser partir. Il faudra que je vous présente l’une à l’autre prochainement.
 - Euh… mais elle ne trouve pas étrange que tu passes autant de temps avec une jeune fille comme moi ?
 - Effectivement, je perçois un fond de jalousie quand je lui parle de toi. Mais tu le sais aussi bien que moi, il n’y a pas de quoi ! Nous sommes de pures amis, et nous y gagnerions tous si vous sympathisez à votre tour, toutes les deux. C’est un énorme avantage pour les nouveaux dans le pays, comme toi, que d’avoir des islandais dans leur entourage. En dehors du travail, c’est un peuple qui se mélange peu avec ceux qui viennent de l’extérieur, mais une fois qu’ils t’ont accordé une place, tu fais partie de la famille et tu peux compter sur eux.

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