Mises en garde

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 Au cours de la semaine, j’ai intégré le logement d’Anoush et Qadir. Ce dernier avait choisi de dormir dans le salon pour me laisser sa chambre, tout naturellement et sans rien demander en retour. Ces temps-ci, il travaillait peu et préparait chaque jour le dîner pour nous trois. Je ressentais une immense gratitude lorsque je le voyais poser sur la nappe les marmites fumantes, accompagnées de galettes de pain à l’odeur irrésistible. Lui et son colocataire plaisantaient avec moi et me posaient des questions sur Bilal. Ils étaient persuadés que nous sortions ensemble, même si je protestais qu’il était trop vieux et ne m’intéressait pas comme amant. Ils ont voulu de me mettre en garde:

— S’il ne s’est rien passé de particulier entre vous, ce n’est pas pour autant qu’il te considère avec des intentions uniquement amicales.

— Ah, les gars ! ça vous amuse de fabriquer des scénarios... Mais honnêtement, je ne me vois pas du tout en couple avec lui, il le sait. Il reste avant tout un très bon ami, assez atypique, je le reconnais, mais il m’a beaucoup aidée depuis que je suis arrivée dans ce pays.

— Sur cet aspect-là, il nous a bien rendu service à nous aussi, pour trouver du boulot, a avoué Qadir.

— Quoi qu’il en soit, ne rentre pas trop dans son jeu. Il a vite fait de vouloir décider pour les autres, m’a averti Anoush. C’est pour ça qu’on ne veut pas le recevoir ici trop souvent. Il peut vite devenir envahissant.

 Je songeais que là-dessus, ils avaient raison. Cependant, le fait d’avoir accepté son aide et ses conseils depuis mon premier séjour m’avait plutôt été bénéfique, et le personnage semblait avoir à cœur d’apporter son aide aux gens qu’il appréciait. Il devait tout simplement avoir un grand besoin de reconnaissance. Devions nous le condamner pour cela ?

— Au fait, connaissez-vous sa compagne ? me suis-je risquée.

— Sigrún ? Ha ha ! Je ne sais pas vraiment pas ce qu’il fabrique avec cette grand-mère et son caniche.

Le lendemain, Bilal et moi nous retrouvions en conciliabule dans un recoin du bureau pour la pause café. C’était à son tour de me parler d’eux.

— Alors, comment ça se passe pour toi chez les deux zouaves ?

— Je te remercie de me les avoir présentés. Ils m’ont très bien accueillie et je suis contente de faire leur connaissance. J’apprécie énormément Qadir. Son regard est rempli d’une gentillesse qui me surprend à chaque fois. Les plats qu’il cuisine sont délicieux ! Il émane de sa personne une générosité que je lui envie, une sorte de dévouement gratuit et naturel qui le comble lui-même. J’ai la sensation de goûter à son affection quand je mange son pain tiède, après une bonne journée de travail. Cela me réchauffe infiniment le coeur !

 Mon collègue, tout à l'écoute, attendait la suite et se faisait déjà des idées.

— Enfin, ai-je poursuivi, il me semble malgré tout qu’il est comme alourdi par une certaine… tristesse par moments. Il me semble qu'il n’est pas tout à fait heureux… J’imagine que c’est en lien avec sa situation clandestine. Peut-être qu’il s’ennuie d'être loin de sa famille, surtout lorsqu’il ne travaille pas. Mais il ne se plaint pas pour autant et affiche bien souvent un sourire enclin à la rigolade. Entre lui et Anoush, la plaisanterie va bon train, je crois qu’ils passent rarement une soirée sans fou-rire. Même si je ne comprends pas à chaque fois de quoi il s’agit, leur bonne humeur me gagne et j’oublie vite la fatigue.

— Je vois qu’il te plais bien, constate mon ami, un rictus au coin de la bouche - comme quelqu’un qui en sait davantage que son interlocuteur et songe à ce qu’il va pouvoir révéler. Tu as saisi les traits principaux, mais tu te laisses suffisamment séduire pour ne pas savoir tirer les conclusions. Ce n’est pas pour rien si notre ami est habité par une dévotion maternelle innée, qui trouverait peu d’égal chez les hommes de notre pays. Mais il faut que je te confie quelque chose à son sujet. Je préfère juste te prévenir afin que tu ne te berces pas d’illusions. Qadir a fuit sa famille parce qu’il est homosexuel… C’est très mal perçu en Inde, surtout dans la communauté musulmane conservatrice dont sa famille fait partie. Peu de personnes sont au fait car même ici, il continue d’avoir honte. C’est idiot dans un pays comme l’Islande qui supporte largement la communauté LGBT. En réalité, il a une raison complètement valable pour que l’Islande lui offre l’asile. Mais il veut absolument garder le secret là-dessus, parce qu’il fréquente la mosquée. Il a la trouille d’être montré du doigt et rejeté par sa communauté. Franchement, je ne sais pas comment il fait pour adhérer à une religion qui le renie, mais bon… En tout cas, comme c’est moi qui te l’ai présenté, je préfère te dépeindre le personnage correctement dès maintenant… Je te demanderai juste d’être discrète et de ne pas aborder le sujet avec lui, car cela le mettrait mal à l’aise à coup sûr. Seuls Anoush et moi sommes au courant.

 Par la suite, lorsque j’étais chez lui, j'observais Qadir un peu différemment, avec un mélange de compassion, de respect et une légère culpabilité de détenir son secret sans que lui ne le sache. Si Bilal n’avait rien dit, je n’aurais pas été en mesure de soupçonner quoi que ce soit. Il avait dû trop bien apprendre à dissimuler sa nature parmi les siens pour que, même à des kilomètres de chez eux, sa part féminine reste un secret opaque, duquel ne s’échappait qu’un courant irréductible de tendresse maternelle.

 Cette nouvelle donnée m'a provoqué une pointe de déception. Non pas que Qadir m’inspirait un rapprochement intime et devenait soudain inaccessible, mais je trouvais frustrant de me dire qu’une femme ne lui faisait ni chaud ni froid. J’aurais aimé avoir la possibilité de plaire à une âme si tendre. En même temps, je me rendais compte que c’était là des réflexions basses et inutiles, et me hâtais d’adopter une nouvelle position. Le fait que mon ami préfère les hommes était une chance, car il pourrait ainsi rester mon ami, sans qu’une ambiguïté embarrassante ne puisse s’introduire. On ne pouvait pas en dire autant concernant Bilal, bien que je faisais de mon mieux pour l'ignorer.

 Ainsi, à défaut de m’attendre à séduire le jeune homme aux grands yeux verts, je n’allais pas me gêner pour tenter de créer une amitié étroite. J’espérais qu’il se livre un jour à moi, afin de pouvoir le soutenir en lui témoignant toute ma bienveillance.

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