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Depuis sa naissance, Marie était atteinte de synesthésie. Ce trouble méconnu affecte les sens et permet à la personne de les percevoir différemment. Marie percevait les émotions à travers certaines couleurs ; l'anxiété et le stress pouvaient s'associer à des teintes grisâtres, tandis que la colère ou la peur à des tons orangés rougeâtres. Elle pouvait également ressentir un goût particulier en voyant un détail d'une photo ou de son environnement quotidien, ou entendre un son qui n'était pas nécessairement en lien.

Durant l'adolescence, Marie ne comprenait pas ce qu'il lui arrivait. Jamais ses parents n'avaient entendu parler d'un tel phénomène. Elle était souvent partagée entre don et malédiction. Durant les périodes de doute et de blues, elle maudissait la terre entière quand elle avait des halos colorés sur ses amis, quand lors d'un examen d'histoire, elle entendait des bruits sinistres en regardant des photos. Et des fois, elle avait l'impression d'être dans la peau d'une de ses héroïnes de BD qu'elle aimait tant. Avec le temps, Marie a su dompter cette capacité insolite qui touchait 1 pour cent de la population. Encore aujourd'hui, elle découvrait de nouvelles informations, de nouveaux aspects de ce trouble. Eloïse ne comprenait toujours pas de quoi sa mère était atteinte. Elle savait qu'elle était capable de percevoir son environnement différemment, mais elle ne comprenait pas comment ça se déclenchait et pourquoi.

— Tu es stressée, chérie ! annonça Marie d'un ton péremptoire tout en adressant un regard soucieux à sa fille.

— Maman, arrête d'utiliser ton truc sur moi ! Je ne suis pas un suspect dans une de tes affaires, rétorqua l'adolescente en faisant la moue.

— Je ne le fais pas exprès, je ne peux pas le dominer. Je te vois avec des touches de gris autour de toi, je ne peux pas faire autrement que de constater. Je ne viole pas ton intimité. Si tu ne veux pas m'en parler, je l'accepte, mais je vois bien que ça ne va pas. Et je suis là si tu veux en parler.

Eloïse était toujours admirative quand Marie lui parlait de la synesthésie. Même si parfois ça la dérangeait, comme maintenant, elle avait l'impression d'être mise à nu, elle était en admiration devant sa mère. Même Marie, après tant d'années, ne parvenait pas à totalement définir ce qu'elle percevait, ce qu'elle ressentait face à cette capacité.

Petite, elle savait quand ses parents allaient se disputer ou quand sa mère avait passé une dure journée à l'hôpital. Elle voyait un nuage rouge quand son père hurlait sur sa mère et un gris opaque quand Eveline entrait d'une nuit de garde interminable.

— Ce n'est rien, maman, c'est juste Guillaume, mon crush, qui recommence. Les mecs, quoi ! Il ne sait pas où il en est.

— Ton crush ?

— Mon mec, quoi ?

— Le langage des jeunes alors ! Je n'y comprends rien ! Ma chérie, laisse-lui du temps ! C'est normal à son âge. Et tu vas me répondre que tu as dix-sept ans également, mais tu es beaucoup plus mature que la plupart des jeunes. Tu devrais lui parler calmement et voir ce qu'il ressent. Et si vraiment cette situation ne te convient pas, alors mets-y un terme avant de trop souffrir, annonça Marie en prenant Eloïse dans ses bras.

— Merci maman, même si ton pouvoir est chiant par moment, je me sens en sécurité !

— Je suis ta mère, c'est normal, et même sans la synesthésie, je sens quand tu ne vas pas bien. C'est ça, être parent. Et je serai toujours là pour toi, ma chérie, tu le sais. Ne sois jamais gênée de me parler.

Eloïse acquiesça d'un signe de tête et embrassa tendrement sa mère avant d'aller prendre ses œufs et son bacon. Contrairement à la plupart des gens, Marie pouvait gérer ses horaires comme bon lui semblait. Mais par souci de professionnalisme, elle s'imposait des horaires fixes.

Comme chaque matin, avant de se rendre à son bureau, Marie lisait les derniers mails reçus et y répondait. Un mail d'un certain Yves Bonnet retint son attention.

Ives Bonnet était son dernier client en date. Cet homme de soixante ans vivait dans la torpeur depuis des mois. Il recevait anonymement des lettres d'une personne qui lui faisait du chantage. Pensant qu'il s'agissait d'un canular, Yves comprit à ses dépens que l'inconnu ne plaisantait pas. Il fit donc appel aux services de Marie afin de démasquer le maître chanteur qui le persécutait depuis maintenant six mois. Après une enquête approfondie, Marie, comme à chaque fois, parvint à résoudre le problème.

À vous, Marie,

Merci pour votre investigation rigoureuse et votre dévotion. Je tenais à vous féliciter pour votre discrétion, votre efficacité. Sans vous, je serais encore victime d'un odieux chantage. Malheureusement, et vous me direz que ce sont les risques quand on fait appel à un détective privé, devoir affronter la dure réalité. J'ai dû par la suite porter plainte contre mon voisin et ce que je pensais être un ami pour chantage et escroquerie. Je me demande encore ce qui l'a mené à une telle décision ? Mais peut-être que je ne le saurai jamais. Il va sans dire que vous aurez bonne presse de ma part, je vanterai vos talents à ceux qui auraient besoin de vos services.

Avec mes amitiés, Yves Bonnet

Tout en se servant un café crème, Marie esquissa un sourire satisfait. Elle n'était pas du genre à s'auto-féliciter à outrance, mais elle appréciait la reconnaissance de ses clients pour son travail. C'était dans ce genre de moment qu'elle mesurait l'importance de son métier et son impact sur ses clients. Certaines fois, elle était en proie au doute quand une affaire s'éternisait ou tournait en rond, mais par chance, l'indéfectible soutien de sa fille et les lettres de remerciements de ses clients la confortaient dans son choix d'être devenue détective privée.

Marie avait travaillé dur les premiers temps afin de se forger une telle réputation. Combien de fois était-elle rentrée à des heures indues, laissant sa fille à sa mère qui, par chance, habitait également à Clermont ? Les premiers temps, les rentrées d'argent étaient maigres. Mais jamais elle ne manquait de répondre aux besoins de sa fille. À défaut d'un mari, elle avait des parents aimants et disponibles. Mélancolique de nature et nostalgique, elle se rappelait souvent d'où elle venait, de ses expériences passées afin d'avancer et de ne pas répéter les mêmes erreurs.

Après avoir retourné toute la maison, Eloïse trouva enfin sa veste en cuir. Elle salua Marie et fonça prendre le bus. Marie, quant à elle, termina la lecture des derniers mails et partit pour le bureau. En chemin, elle reçut un SMS d'un certain Christopher Blier où il était inscrit sous le nom SRPJ Clermont.

"Bonjour Marie, comment allez-vous ? J'ai bien reçu vos documents sur monsieur Grelier. Suite à votre investigation, nous avons pu l'interpeller. Merci pour votre aide. Il faudra que vous me disiez comment vous faites."

Comme à chaque fois, elle répondait poliment en éludant la question :

Tout comme la police, les méthodes d’investigation ne peuvent être divulguées, secret professionnel.

Même si ce n'était pas trop le cas pour son trouble synesthésique, elle avait du mal à en parler. Elle n'en parlait qu'à un comité restreint, famille, amis proches. Ce n'était pas qu'elle avait peur du regard des autres, mais elle ne voulait pas passer des heures à expliquer l'origine de ce trouble. Selon Eloïse, laisser planer le doute, une part d'ombre, donnait un côté mystérieux, énigmatique.

Marie avait souvent affaire à Christopher. Quand son dossier était assez étoffé et que le suspect, selon la gravité des faits, pouvait être appréhendé, elle le contactait pour lui transmettre le dossier et finaliser l'enquête, ce qu'elle n'était pas habilitée à faire. Elle ne pouvait que donner l'identité, l'objet des recherches, mais en aucun cas procéder à des arrestations. À plusieurs reprises, la SRPJ lui avait proposé un poste dans leur service d'investigation. Mais son indépendance lui était indispensable, enfin pour le moment. Elle n'était pas totalement fermée à l'idée.

Elle soupçonnait derrière ce recrutement flatteur une intention plus intime. Elle n'avait pas besoin de la synesthésie pour comprendre qu'il avait des vues sur elle, mais depuis sa dernière relation qui s'était terminée dans un mélodrame digne d'une série Netflix, elle mit sa vie amoureuse entre parenthèses. Son refus de s'engager mêlait la peur au manque de temps, ou du moins le temps qu'elle ne s'accordait pas pour penser à elle à une éventuelle rencontre.

Elle se noyait volontairement dans le travail afin de ne pas penser à ce mal-être qui la rongeait d'année en année. Son esprit était ouvert à une nouvelle rencontre, mais son cœur, lacéré, lui rappelait d'anciens souvenirs qu'elle préférait enfouir. Dix-sept ans plus tard, elle portait encore les stigmates de cette relation toxique. Eloïse, vive d'esprit et n'ayant pas sa langue dans la poche, lui disait sans ménagement : "Tu devrais trouver un homme, à ton âge tu peux encore être amoureuse ! C'est triste d'être aussi belle et intelligente et de rester seule !"

Aussi touchant que cela pouvait être, ce genre de phrase l'assommait à chaque fois. Derrière cette phrase qui pouvait paraître anodine, elle captait une chose terrible et qu'elle avait également du mal à accepter ; Eloïse avait besoin d'un père. Avec l'âge, elle sentait que sa fille cherchait une figure paternelle. Ce manque grandissant se faisait de plus en plus lourd à mesure qu'elle murissait. Même si elle faisait tout ce qu'elle pouvait pour sa fille, il y avait des manques qu'elle ne pouvait combler. Des non-dits s'installaient, une certaine amertume planait quand ce sujet épineux était évoqué.

Ce matin-là, Marie n'avait plus d'affaires à traiter ni de nouveaux clients pour le moment. Elle pouvait profiter du beau temps pour flâner dans les rues de Clermont. Il lui arrivait des moments où elle n'avait pas de clients, de mails. Même si elle avait assez d'argent pour passer quelques semaines sans travailler, elle n'aimait pas rester sans rien faire. Elle avait besoin de travailler, d'occupation. Son bureau se situait dans une grande rue passante, proche des facs et des boutiques. Il n'y avait pas un grand écriteau avec inscrit : "Détective privée." Mais une petite plaque dorée, comme pour les médecins, indiquait : "Marie Lefèvre, détective privée agréée."

Son temps libre lui permettait de trier ses papiers, rédiger les éventuels mails en retard et ranger les divers dossiers traités dans le mois, ce que pourrait faire une personne chargée uniquement du secrétariat. Elle n'avait plus le temps de tout gérer elle-même, mais embaucher avait un coût.

Alors qu'elle attrapait son courrier, une lettre en particulier retint son attention. Sur le coup, elle ne reconnut pas l'écriture, mais en l'ouvrant et en voyant les lettres manuscrites, une odeur singulière la saisit. Une odeur qu'elle n'avait pas sentie depuis des années, mais qui lui était impossible d'oublier. Elle sentait également une forte odeur de menthe, alors que pourtant rien autour d'elle ne pouvait lui faire cet effet. En ouvrant la lettre, elle comprit alors qu'il s'agissait de son trouble synesthésique. Elle avait gardé en mémoire l'odeur du parfum et des mentholées de son ex-mari. Il n'y avait pas de mot, juste une photo d'une femme, ou plus précisément le dos d'une femme. En regardant de plus près, elle reconnut avec effroi l'identité de la femme sur la photo. Machinalement, elle passa sa main sur la cicatrice qu'elle avait en haut du dos, identique à celle de la photo. Sans attendre, elle s'enferma dans son bureau, le cœur battant et l'esprit matraqué par d'anciens souvenirs.

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