Chapitre 29 - 1861-

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Chapitre 29

Ma housse de surf chargée sur le dos, je traverse la rue pour rentrer chez moi. Je n’ai plus de jambes. Je suis mort. Lessivé d’être resté douze heures à affronter l’océan aujourd’hui. Je marche dans les pas de Paulo et Max avec qui j’ai passé une bonne journée, heureux de la complicité qui est en train de s’accroître entre nous avec l’âge. Nos disputes se transforment peu à peu en plaisanteries et c’est très agréable de pouvoir partager les mêmes loisirs.

— Pourquoi la porte d’entrée est-elle ouverte ? nous questionne Max en posant son surf contre le mur.

Celle-ci donne sur la rue principale et c’est vraiment inquiétant de la trouver ainsi. Nous sommes tous les trois en état d’alerte.

Paulo se débarrasse de sa planche sur le trottoir pendant que j’abandonne le mien au milieu du minuscule jardinet qui devance la maison. Nous nous précipitons tous les trois à l’intérieur. Sophie et Marion sont assises sur notre canapé. Elles ont des têtes d’enterrement. Je comprends rapidement que quelque chose est arrivé. Une angoisse monte en moi. J’aimerais demander ce qu’il se passe, mais rien ne sort. Je commence à trembler en pensant à mon père. C’est obligé que ce soit lui. Putain de merde, qu’est-ce qu’il a déconné ? J’ai envie de vomir.

Quand elles se rendent compte de notre présence, Marion et Sophie se lèvent en même temps du canapé. Elles ont l’air complètement perdues.

— Qu’est-ce que vous foutez là ? interroge Paulo calmement.

Il ne semble pas réaliser que quelque chose de terrible s’est forcément produit. Il arbore presque son sourire séducteur en contemplant Sophie. J’observe Marion se tordre les mains et se mordre les lèvres, mon cœur s’arrête.

— Il est où, papa ? demande Max en tendant sa joue à Sophie pour lui dire bonjour.

Il embrasse également Marion. Je suis tétanisé. Max se tourne vers moi et je lis dans son regard la même certitude : on est dans la merde et c’est grave ! Il passe sa main dans ses cheveux collés par le sel et s’appuie contre la table du salon quand Sophie se décide en fin de compte à parler.

— Il est dans sa chambre avec mes parents !

— Non, mais il se passe quoi ? s’inquiète soudainement Paulo qui réalise enfin que Sophie n’est pas là pour lui.

— Ça va maintenant ! Mais il a eu un…

Sophie marque un temps d’arrêt pour chercher ses mots. Elle se tourne vers Marion pour lui demander de l’aide. Celle-ci se racle la gorge et dit :

— Un malaise…

À coup sûr, il était bourré. Voilà, ce qu’il y a. Il est vingt heures passées. Cet abruti a dû se mettre la tête à l’envers, comme chaque fois que quelque chose lui remémore ma mère. Le retour du fusil a dû réactiver sa peine. Il boit souvent à perdre la raison, pour oublier, puis il gueule, hurle, en veut à la terre entière. De temps à autre, il cogne et casse tout ce qui croise son chemin puis il s’effondre et chiale comme une madeleine.

Aucun de nous ne fait de commentaire. Paulo me sort de mes réflexions en me bousculant pour se diriger vers l’escalier. J’entends la porte de sa chambre claquer. Il est en colère et ne cherche même pas à vérifier l’état de santé de mon père. J’imagine qu’il est à bout, qu’il ne supporte plus les jérémiades du paternel qu’il qualifie d’égoïstes et enfantines. Mon aîné ne pleure plus, il serre les poings et fonce, souhaitant désespérément que mon vieux se ressaisisse et redevienne l’homme fort et solide qui nous a élevés.

Les yeux de Max se posent sur moi, nous nous interrogeons mutuellement du regard. Nous ne savons pas comment réagir.

L’inquiétude prend le dessus. Je choisis de constater par moi-même. Je monte quatre à quatre les marches en pierre. Je prie de tout mon cœur pour que ce ne soit pas trop grave. Je ne peux pas le perdre, lui aussi… Il est comme il est, mais il n’a pas été tout le temps ainsi. Dans le passé, il prenait ses responsabilités et assumait les problèmes, même s’il n’était pas un monstre d’affection, il était là, parfois un peu trop autoritaire.

Max me suit silencieusement. Nous avançons dans le long couloir qui mène à la chambre. Je reconnais les voix douces et apaisantes des parents de Marion. Fidèles depuis le drame, ils sont présents auprès de leur ami.

— Tu peux pas continuer comme ça, Philippe ! Pense aux garçons ! souffle Hélène.

— On ne te juge pas ! poursuit Jean-Michel. Tu le sais ! On est là en tant qu’amis. On est plus que tes voisins. On a connu Nathalie. On a vu tes fils grandir. On est tellement touchés par ce qui vous arrive… Si je perdais Hélène, je ne peux pas imaginer comment je réagirai. Alors quand on connaît les circonstances et les faits, on ne peut qu’être émus !

Max et moi écoutons derrière la porte entrebâillée. Mon père ne prononce pas un mot. Les volets de la chambre sont fermés. Seule une petite lampe allumée tamise la pièce.

— Je sais que nous ne pouvons rien faire pour panser les plaies et contenir ton chagrin. Mais nous sommes présents ! Tout le village est avec vous !

— Exactement ! Tu ne peux pas te détruire maintenant. Ça va finir mal ! Ça aurait pu être tellement grave aujourd’hui ! Il n’y a que toi de blessé… Tu fais n’importe quoi ces derniers temps ! Tu bois, tu conduis, tu n’as plus de permis… Putain, merde ! Philippe, t’es pas un bandit ! Ta famille a toujours été honnête. T’es un bosseur. Tes parents étaient des gens vaillants !

Je passe ma tête dans l’encadrement de la porte. Max pose sa main sur mon épaule pour m’empêcher d’intervenir.

— Laisse-les, chuchote-t-il.

Mais je veux voir mon père. Je retiens un sanglot. J’ai besoin de lui. Les parents de Marion sont debout autour du lit. Je ne le perçois pas.

— Papa ? j’interroge malgré le bras de Max qui me serre un peu plus fort.

Le couple s’écarte enfin. Je décompresse en croisant son regard. Il est là, vivant, étendu sur ses couvertures. Mon cœur bat violemment dans ma poitrine tandis que le silence s’impose. Je respire intensément et ne sais pas quoi dire, toujours inquiet de découvrir mon père affaibli. J’examine l’homme à la carrure monumentale allongé dans le grand lit. Je cherche sa blessure jusqu’à ce que je repère son bras gauche bandé. Bon, il s’en remettra. Il en a vu d’autres. Maintenant, Max me pousse dans la pièce. Il souhaite constater de ses propres yeux l’état du vieux.

— Votre père a eu un accident. Je l’ai recousu, mais plus de peur que de mal… nous rassure le papa de Marion.

Mon paternel baisse les yeux, honteux. Il a dû décuver. À cet instant, je lui en veux. Je lui en veux tellement de ne plus être celui qu’il était et de ne pas être celui qu’il devrait être. Pourtant je suis soulagé qu’il soit juste là. Juste là avec tous ses défauts et sa peine. Sa peine aussi profonde que la mienne. Cette peine qui nous ronge un peu plus jour après jour.

Quelques heures plus tard, au coucher, je n’arrive pas à trouver le sommeil. Ce putain d’accident ravive en moi beaucoup trop de mauvais souvenirs. Je tourne dans mon lit en songeant que je vais encore passer la nuit à cogiter. Impossible de chasser ses images créées pas mon esprit tourmenté. Lorsque je ferme les paupières, le visage de ma mère apparaît.

Mon cœur tape dans ma poitrine, je commence à frissonner. La tristesse m’attaque à la gorge, j’étouffe à cause du manque, de cette place qui demeure désespérément vide à table, de sa voix douce qui a quitté la maison. Mes yeux se remplissent de larmes que j’autorise à échapper parce que je suis seul. Le trop-plein est si violent, que rapidement le bord de mes draps devient humide.

Du bout des doigts, je cherche mon téléphone sur mon chevet pour compter le nombre d’heures qu’il me reste à attendre avant le lever du soleil. Beaucoup trop. Une nouvelle angoisse commence à pointer. Je songe au jour où je la retrouverai, à tout ce que j’ai envie de lui exprimer. Que je lui en veux, que je la déteste, qu’elle m’a brisé… Puis ma colère s’atténue et je change d’avis. Je lui dirai plutôt que je l’aimais, qu’elle m’a manqué. Je me répète dans le silence de ma chambre que je vais reprendre du poil de la bête, que je dois y arriver, que je suis fort. J’associe tout mon cœur à ces paroles que je me murmure pour tenir le coup et surmonter ma peine.

Je ne m’autorise pas à pleurer plus longtemps, à chialer comme une fille. Je dois résister aux larmes. Je me traite de tous les noms, pour m’obliger à réagir. Je mets toute ma volonté à dépasser ça. Il y a pire que mon chagrin, il y a toujours pire dans la vie.

Finalement, je choisis de prendre un nouveau comprimé, le premier censé m’assommer n’a pas été efficace, je suis beaucoup trop énervé à cause des émotions d’aujourd’hui.

En moins d’un quart d’heure, je me sens enfin sombrer. Mon corps se détend, mon esprit s’envole. Je me demande si l’effet ressenti est le même que lorsqu’on meurt. Si elle a connu cet instant de bien-être, de paix intérieure, de soulagement quand elle s’est éteinte. Et puis c’est reparti, mon putain de cerveau se concentre sur ce que je m’astreins à oublier. Sans ma permission, il s’incruste dans cette boîte que je m’efforce de maintenir fermée, faisant ressurgir quelques souvenirs d’enfance, ceux d’une époque révolue où nous étions tous heureux. Mon père qui chahute gentiment avec mes frères dans la cuisine. Maman, qui prépare mon gâteau au chocolat préféré et me laisse curer la casserole ou lécher la cuillère en bois. Son clin d’œil complice quand elle s’autorise elle aussi à goûter sa pâtisserie.

Avec difficulté, je m’oblige à ouvrir les yeux pour stopper mon rêve. Je n’ai pas le choix, je dois arrêter d’y penser pour tourner la page. J’ai chaud, je suis moite, j’ai la tête lourde. Je n’arriverai pas à dormir cette nuit, je le sais. Rien n’y fera. Je me découvre et balance le drap au fond du lit, puis totalement ralenti par les comprimés que j’ai ingurgités, je finis par me lever.

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