Koulenchkova, mères et filles

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13.

Jeudi 17 mai.

  La journée vint à son terme, il était déjà près de vingt heures et le poste de police était devenu quasiment désert. Parmi les quelques retardataires, Kat et l’officier Kalgarov terminaient de relire les comptes-rendus des interrogatoires de la journée. Kalgarov proposa à sa collègue d’aller boire un verre ensemble pour clôturer la journée mais Kat refusa. Elle n’était pas contre s’amuser un peu avec ce jeune officier qui lui faisait clairement des avances, car même si leurs deux caractères ne s’accordaient manifestement pas, il avait d’autres qualités : une grande stature, de larges épaules, un joli grain de peau, un sourire ravageur. Ce dernier insista mais la policière repoussa gentiment l’invitation. Elle était épuisée et savait que le lendemain serait tout aussi chargé que cette journée de travail, pour autant, il y avait une personne qu’elle devait absolument interroger avant de terminer sa journée : la mère de Svetlana, Nathalia Koulenchkova. Il fallait qu’elle la voie sur son temps libre car le commissaire Gagarine n’autorisait pas ses officiers à enquêter sur le cas de Svetlana Koulenchkova, seule la disparition d’Anastassia Iodanov était urgente. Après avoir quitté Kalgarov, elle se rendit immédiatement au domicile de Nathalia Koulenchkova. Certes, c’était une heure un peu tardive pour mener un interrogatoire mais elle savait qu’elle serait quand même bien accueillie car la mère de Svetlana, totalement mise de côté jusqu’à présent, serait trop heureuse de pouvoir enfin s’entretenir avec la police.

 Le quartier dans lequel résidait ce nouveau témoin était paisible à cette heure-ci. Kat ne remarqua aucun ivrogne déambulant dans la rue ni drogué agressif, contrairement à ce qu’avait déclaré le professeur Ivanenko lors de leur entretien, mais, étant donné l’heure qu’il était, cela ne voulait pas dire qu’il n’y en avait pas en journée. D’autant qu’en arrivant devant l’immeuble Kat fut tout de même interloquée de découvrir, dans le petit square qui précédait l’entrée et où quelques bancs rouillés et quelques carrés d’herbe rase faisaient un semblant de pimpant, une jeune maman venue aérer son nouveau-né et sortant, guillerette, ni plus ni moins qu’une bouteille de vodka du petit sac posé à ses côtés. Ah Sainte Russie !!! L’immeuble remontait au moins au temps de Staline. Il avait dû avoir de plus beaux jours mais c’était il y a longtemps. Quatre étages pour une bâtisse trapue où le crépis mauve fuchsia s’écaillait en de multiples endroits laissant apparaître la triste brique grise dont il était bâti.

 Les huisseries des fenêtres partaient en lambeaux et les quelques marches de béton qui menaient à une espèce de palier extérieur sur lequel donnait la porte d’entrée étaient de guingois, affaissées d’avoir supporté tant de passages. Trônant sur une vieille chaise, arborant fièrement une blouse toute multicolore et abondamment fleurie, une cigarette entre ses doigts jaunis la concierge du bâtiment prenait le frais et indiqua sans se faire prier l’étage où logeait Mme Koulenchkova. « Au premier, première porte, l’escalier est au fond du couloir ». Kat franchit le seuil de cette bâtisse hors d’âge, laissant sur sa gauche la loge vitrée de la concierge où celle-ci passait sans doute le plus clair de son temps, elle enfila un couloir aux allures de clinique. Linoleum imitant le carrelage au sol, peinture propre mais sombre au mur et vieille tapisserie passablement défraîchie. Elle passa devant le bloc de sanitaire communs, trois douches, trois wc, trois lavabos pour chaque étage et, l’escalier gravi, frappa chez la maman de Svetlana. Elle attendit qu’on lui ouvre.

« Madame Koulenckova -dit-elle- C’est la police, ouvrez s’il vous plaît ».

Elle entendit d’abord un premier loquet se débloquer, puis un second, et encore un troisième et enfin la clé tourner dans la serrure. Puis une femme aux traits fatigués entrouvrit la porte.

« Je suis l’officier de police Katerina Machkof, vous vous souvenez de moi ? On s’est vues ce matin au commissariat central. Puis-je entrer quelques minutes ? J’aurais quelques questions à vous poser »

« Oh ! Mais entrez bien sûr ! - lui répondit la femme en levant ses bras – Cela fait des heures que j’attends des nouvelles. Depuis que vous m’avez reçue ce matin ; rien. J’ai téléphoné plusieurs fois mais jamais personne pour me dire quelque chose. Je suis bien heureuse que vous soyez là ! »

L’ appartement était exigu : deux chambres, une cuisine dans le coin d’une pièce faisant tout à la fois usage de salon et de salle à manger. Les meubles semblaient dater de la construction de l’immeuble, sombres et massifs se détachant comme des verrues noires sur le papier d’un triste rose saumon. Seule une télévision témoignait du temps d’avant, d’avant la mort de Stan. Sur le buffet trônait une photo de Svetlana, aux jours heureux entourée de ses parents. Sur la cuisinière à charbon, toujours allumée bien qu’on fut au printemps, une bouilloire sifflotait doucement.

« Je vous en prie c’est normal Madame » lui assura Kat.

« Milja est-ce que c’est l’infirmière ? » criait la voix d’une vieille femme à l’intérieur.

« Non Mama, c’est la police qui vient pour Svetlana, entrez je vous en prie » dit Nathalia.

Kat s’exécuta, du coin de l’œil elle remarqua qu’une Babushka, l’air absente, assise dans un vieux fauteuil recouvert d’un tissu fleuri, une chaude couverture remontée sur ses genoux, fixait le poste de télévision. Etant donné la modestie des lieux elle devait sûrement partager la chambre de sa fille ou de sa petite fille pensa Kat, imprégnée elle aussi petit à petit de la tristesse qui suintait de cet endroit. Quelle chance pour elle que Svetlana ait été retenue pour suivre ses études dans un lycée apprécié qui lui ouvrirait peut-être la voie vers un avenir meilleur. Encore fallait-il la retrouver... vivante.

« Ne faites pas attention à ma mère -reprit son hôtesse - à quatre-vingt-seize ans elle commence un peu à perdre sa tête : les vielles personnes vous savez. Suivez-moi dans la cuisine, je vais vous préparer une tasse de thé ! »

« Ce ne sera pas de refus » opina la jeune inspectrice en souriant.

 Kat se disait que normalement elle avait peu de chance de trouver la mère de Svetlana à son domicile à cette heure-ci puisqu’elle enchaînait les emplois mais compte tenu de la disparition de sa fille, bouleversée, elle avait sans doute sollicité un jour de congé. La demeure était pauvre mais le café excellent se dit Kat en engageant la conversation. Elle souhaitait cerner un peu mieux le personnage de Svetlana et confirmer les dires d’Ivanenko concernant les déboires qu’elle aurait pu avoir dans ce quartier. Mais Nathalia la détrompa en partie. Non ! Sa fille ne s’était pas plainte auprès d’elle des ivrognes rencontrés dans la rue, du moins pas directement. Peut-être ne voulait-elle pas l’inquiéter. Mais il est vrai par contre que Svetlana se plaignait sans cesse du quartier de manière générale. Elle déplorait toute la misère environnante. Elle aurait voulu vivre dans un endroit plus chic disait-elle, répétant souvent qu’elle « valait mieux que ça ». Sa mère était étonnée qu’elle se soit ainsi confiée auprès de son professeur de littérature car selon elle ça ne correspondait pas du tout à son caractère. Sous son image d’adolescente fragile et délicate se cachait en fait une fille des plus résistantes et difficilement impressionnable. Elle ne lui connaissait pas d’ennemis. Nathalia était persuadée que la disparition de sa fille avait un lien avec l’enlèvement d’Anastassia Iodanov, elle pensait que Svetlana avait sûrement été enlevée qu’elle avait été témoin du rapt de la fille de Gregor Iodanov, elle ne voyait pas d’autre explication possible.

 C’était une théorie envisageable mais étant donné que pour le moment les enquêteurs ne disposaient pour ainsi dire d’aucun élément quant au lieu et à l’heure de la disparition d’Anastassia et à fortiori de Svetlana rien n’indiquait qu’elles étaient ensemble au moment de leur disparition. Unique certitude : elles étudiaient toutes les deux dans le même lycée et avaient toutes deux disparu la même nuit. Point final. Kat n’avait hélas aucune autre piste à laquelle se raccrocher. Tout au plus avait-elle le sentiment diffus que tout cette histoire tournait autour du lycée. Sans rien pour l’étayer.

Pour le moment. Kat passa à un autre sujet : « Mme Koulenchkova – continua elle – Svetlana vous avait-elle déjà parlé d’Anastassia ? Étaient elles amies ? »

« Alors ça non, impossible ! – Nathalia, les yeux écarquillés, secouait la tête – Svetlana n’aurait jamais pu être amie avec une Iodanov, pas après ce qu’il est arrivé à son père ! »

« Qu’est-il arrivé ? » demanda Kat.

Elle savait que le mari de Nathalia était mort il y a quinze ans après avoir reçu une balle en pleine tête pendant des affrontements de rue, mais dans les rapports de police, le nom de Iodanov n’était cité nulle part, sa mort étant attribuée aux assauts lancés par les hommes de son lieutenant d’alors Ruslan Sloutchevski contre un petit truand qui voulait prendre de l’envergure.

« Mon Stan est mort …. – Nathalia serra les poings – à cause d’un stupide règlement de comptes entre gangs et je sais que Gregor est derrière tout ça ! C’est un mafieux vous savez, tous les gens le savent ici … »

« Stan était un voleur ! – s’écria soudainement la Babushka à côté – au diable les voleurs ! »

« Vous voyez ? -dit Nathalia en haussant les épaules – Vous voyez ce qu’on doit subir tous les jours Svetlana et moi ? de toute façon ma mère n’a jamais apprécié son gendre. Encore une fois : ma mère devient folle, ne faites pas attention »

« Mais, que veut-elle dire ? » demanda Kat.

 La mère de Svetlana lui conta alors une bien triste histoire. Stanislas Koulenchko va était le meilleur des hommes et aussi le plus honnête. Il remboursait ses dettes toujours à échéance, payait ses amendes et aidait son prochain chaque fois qu’il en avait l’occasion. Il tenait une blanchisserie qu’il avait financé grâce à un prêt accordé par la banque. C’était un commerce qui rapportait bien mais qui appartenait encore à la banque à sa mort. Par conséquent, à ce moment-là la mère et la fille se retrouvèrent sans rien. Nathalia fût contrainte de trouver un deuxième travail pour pouvoir subvenir aux besoins de sa fille et de sa mère, mais, même avec ces efforts, elles durent déménager dans un logement plus petit, cet appartement sordide dans un quartier sordide. Au chagrin et à la misère, se rajouta la cruauté des gens. Après la mort de son mari, les gens du quartier propagèrent une rumeur horrible, mais tenace. Ils inventèrent que Stanislas Koulenchkova avait acquis sa blanchisserie en travaillant avec la mafia, qu’il ne se contentait pas de blanchir le linge mais qu’il servait aussi de couverture pour blanchir une partie de l’argent sale de la Podolskaia. Ils dirent que Stanislas n’avait pas obtenu son commerce avec honnêteté, que c’était un voleur, et qu’un jour trouvant sa part trop maigre il refusa de continuer à travailler pour Gregor Iodanov, cherchant un nouveau « patron » plus généreux. Il ne manquait pas à Podolsk de vauriens prêts à tout pour se faire une place. C’était trop pour que Gregor Iodanov puisse le supporter. Il ne pouvait laisser faire et dans ce cas, pas d’avertissement, une balle, directement, entre les deux yeux. Nathalia ne voulait ni ne pouvait croire de telles rumeurs.

« Mais, vous savez, c’était un accident ! – dit-elle, encore émue par le décès de son époux – C’était un tragique accident ! »

« Les gens sont parfois monstrueux - compatit Kat tout en se pensant qu’elle essayerait peutêtre de creuser la rumeur, qui sait ? Plutôt que de s’aventurer en terrain glissant elle préféra détourner la conversation et essayer de mettre un peu de baume au cœur de cette mère angoissée, à juste titre d’ailleurs - Je dois vous féliciter pour l’éducation de votre fille Mme Koulenchkova, car malgré tout cela, c’est une très bonne élève et qui s’en sort très bien ! »

« Oui, merci – répondit-elle avec un sourire triste – Svetlana est une jeune fille extraordinaire et pleine de ressource ! »

« Oui et elle est très appréciée à son lycée, les gens la comparent souvent à un ange »

« Un ange ? – répéta Nathalia, surprise - Oh non, ma fille n’est pas un ange…. Ne vous méprenez pas : j’aime ma fille plus que ma propre vie et je pense que c’est une personne formidable, très intelligente et ambitieuse, mais elle est loin d’être un ange ! J’ai essayé de la préserver, après la mort de son père, mais cette rumeur atroce n’a jamais cessé de nous persécuter. Svetlana en souffre encore énormément aujourd’hui, vous savez un enfant a besoin de pouvoir idéaliser son père : c’est naturel ! Tout cela l’a rendue …amère ».

Et pour appuyer son propos Nathalia raconta une autre histoire à la policière. Lorsque que sa fille était encore à l’école primaire, l’une de ses camarades lui dit que son père était un voleur et que c’était bien fait qu’il soit mort. Malheureusement la vérité des parents sort bien souvent de la bouche de leurs enfants ! Sa mère lui demanda ce qu’elle avait répondu à cette petite fille, et elle dit : rien. Sa mère lui demanda encore si elle avait frappé cette camarade ou bien si elle s’était énervée contre elle. Là encore, sa fille lui répondit que non, qu’elle ne lui avait rien fait, que tout ce qu’elle avait fait c’était aller se cacher aux toilettes pour pleurer. Le cœur brisé par cette réponse, la mère n’insista pas davantage dans son interrogatoire. Mais, une semaine plus tard, alors qu’elle allait chercher sa petite fille à l’école, elle apprit que cette camarade de classe, qui s’était moquée d’elle, avait été embarquée dans une ambulance plus tôt dans l’après-midi. Svetlana avoua que c’était de sa faute : elle s’était approchée sans un bruit de sa « victime » et alors que sa camarade était sur le point de s’asseoir, elle lui avait retiré sa chaise. La petite fille s’était sévèrement blessée au coccyx en tombant et comme elle était asthmatique, elle avait fait une crise de panique, rendant nécessaire son hospitalisation.

« Non, ma fille n’est pas un ange – dit encore Nathalia – mais en tout cas elle vaut mieux que cette Anastassia Iodanov qui doit être la digne fille de son père. Non ! jamais ma Svetlana ne se serait liée d’amitié avec une telle personne, vous pouvez me croire ! »

 Kat remercia son hôte pour toutes ces informations, mais alors qu’elle allait prendre congé, cette dernière lui demanda si la police disposait de nouveaux éléments sur la disparition de sa fille. Kat avait le cœur serré et même un peu de honte, car en réalité la police n’enquêtait pas vraiment, ou tout du moins pas directement, sur la disparition de Svetlana. Ne se voyant pas ruiner ses espoirs elle répondit seulement que l’enquête poursuivait son cours et que si la police apprenait quelque chose, elle se chargerait personnellement de l’en tenir informée. En sortant de l’immeuble délabré Kat était perplexe. Le tableau qu’elle dressait du caractère de Svetlana était bien loin de l’image qu’on lui en avait donné au lycée. Ange ou démon ? S’était-elle rapprochée d’Anastassia ? La chose paraissait impensable à sa mère. Et pourtant obsédante, la même réflexion lui revenait sans cesse : même lycée, même jour de disparition…Au lycée justement, elle comptait bien y retourner dès le lendemain matin.

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