Podolsk la corrompue

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10.

Jeudi 17 mai.

 La matinée avait été chargée pour toute l’équipe du commissaire Gagarine. Celui-ci voulait faire un premier point et surtout décider d’un plan d’action. Il avait le désagréable sentiment qu’on patinait et qu’on allait patiner longtemps. Et chaque heure perdue… songeait il sans oser aller au bout de son idée. La salle de réunion était bondée : il y avait là les officiers au complet, Sidorov ayant jugé bon d’écourter son repos et d’être lui aussi présent. Il n’en menait pas large d’avoir omis de prévenir ses coéquipiers sur la disparition de la jeune Svetlana, mais l’orage semblait déjà être passé et les soucis du clan Iodanov éclipsaient apparemment sa bévue. Il y avait là aussi tous les agents chargés d’éplucher les comptes du personnel de Gregor. Gargarine s’efforça de faire bonne figure en entrant d’un pas dynamique et attaqua la réunion d’un ton jovial.

« Réunion les enfants ! Alors dites-moi ce que vous avez trouvé, je vous écoute! »

Il reposa ses fesses rebondies sur l’un des bureaux, et ainsi adossé il attendit le débriefing de la matinée. Les policiers qui avaient détaillé minutieusement les comptes bancaires des hommes de main de Gregor Iodanov parlèrent d’abord pour exposer qu’ils n’avaient strictement rien trouvé de suspect. Kouznetsov prit le relais afin de relater les interrogatoires au lycée.

« Pour résumer la situation, Anastassia est très appréciée par les élèves du lycée mais pas par les professeurs. »

« A l’exception du professeur Leltsine » remarqua Kat.

« Oui -reprit le lieutenant – hormis son professeur d’anglais Youlia Leltsine. Et pour Svetlana Koulenchkova, c’est l’inverse : c’est une très bonne élève qui ne pose pas de difficulté à ses enseignants mais qui a en revanche beaucoup de mal à s’intégrer auprès de ses camarades. Sans surprise elle habite dans un quartier pauvre de Podolsk. Un quartier très mal fréquenté. D’ailleurs son professeur de littérature a confirmé qu’elle s’était sûrement faite agresser par quelques ivrognes en rentrant chez elle. »

« Euh… oui, enfin rien n’est sûr – intervint Kat plutôt énervée par la tournure que prenait le récit de son collègue– ce n’est pas exactement ce qu’il a dit non plus ! »

« Machkof ! -s’énerva Kouznetsov – vous voulez faire le debriefing à ma place ?! »

Cette fois-ci la jeune femme conserva le silence.

« Je reprends. Concernant Anastassia : elle avait un petit ami dernièrement mais ce n’était rien de bien sérieux, ce n’était qu’une passade, je l’ai personnellement interrogé et il semble totalement inoffensif et sans cervelle, je ne le crois pas impliqué dans son enlèvement. Quant à ses amies, elles ont déclaré qu’à leur connaissance personne ne harcelait Anastassia. Il reste le professeur de sport qui avait des raisons d’être très énervé contre la jeune fille. Elle l’insultait apparemment souvent devant les élèves, mais je ne le vois pas réussir l’exploit de kidnapper la fille d’un … Gregor Iodanov ! Je penche plutôt chef, comme vous le pensez sûrement aussi, pour un coup monté par Ruslan ! »

« Je signale quand même que le professeur Youlia Leltsine, qui se dit la confidente d’Anastassia, pense que cette dernière a tout simplement fait une fugue » dit Kat.

« Oh!- lui répondit le commissaire Gagarine – Et bien entendu Machkof, il faut toujours croire ce que racontent les professeurs d’anglais n’est-ce pas ? »

« C’est tout de même une hypothèse » rétorqua-t-elle timidement.

« Non, non et non ! - explosa Gagarin – je le dis pour Machkof et aussi pour vous autres, écoutez moi bien et mettez vous ça dans le crâne car je ne le répéterai pas : Anastassia Iodanov n’a PAS fugué ! Gregor Iodanov est formel là-dessus et je pense qu’il connaît mieux sa fille que vous tous. Vous n’êtes pas d’accords ? – le ton n’admettait guère de contradiction - Donc vous pouvez tous rayer cette « hypothèse » à commencer par vous Machkof ! Bon sinon Kouznetsov, il y a autre chose ? »

« Oui une dernière chose chef, on a interrogé tout le personnel sauf une personne : Tatiana Sabantsev, elle n’est là qu’un jour sur deux, c’est la psychologue »

« Ce lycée a une psychologue ?! »

« Oui, elle est arrivée l’année dernière suite à l’attentat des écologistes qui a eu lieu au lycée, initialement elle ne devait rester qu’une année pour assurer une cellule de soutien psychologique aux élèves et puis finalement sa mission a été renouvelée cette année. »

« J’avais complètement oublié cette histoire d’attentat écolo… bon, des volontaires pour aller l’interroger demain ? … Personne ? »

« Moi -répondit Kat – moi je suis volontaire ! »

« Ça m’aurait étonné. Bon c’est d’accord. Personne d’autre ? -insista le commissaire – Allons, il me faut quelqu’un pour accompagner Machkof, ne serait-ce que pour la régularité de la procédure. Qu’est-ce qui vous fait peur? Ce n’est pas comme si on vous demandait d’aller faire une thérapie ! Bon, les gars je vous préviens je compte jusqu’à trois et si personne n’est volontaire je désigne ! Un ! Deux ! Deux et demi ! »

« Moi -dit Kalgarov, sans trop de conviction -je vais le faire. »

« Et bien voilà ! C’est une affaire qui roule ! - s’exclama le commissaire en se frottant les mains- Les amoureux vous irez demain matin à la première heure au lycée, parce qu’ensuite j’aurais besoin de Machkof pour accompagner Sidorov chez Ruslan Sloutchevski dans l’après-midi. »

Personne n’ayant d’autres choses à dire le commissaire Gagarine sentait qu’il était temps de faire le point avant de tenter dans la mesure du possible d’établir un plan d’action. Le grand tableau qui servait habituellement à épingler les divers éléments de l’enquête afin d’essayer de trouver des liens, des pistes, des idées était désespérément vide. Il ne comportait que les photos des deux disparues et pour essayer de se remonter le moral on y avait rajouté une vieille photo de Ruslan et la photo d’Ivan Kamenski transmise par le garde de Gregor. Bien peu de choses en somme. Si peu soupira Gagarine avant de reprendre la parole.

« Si l’on se résume que sait-on au juste : tout d’abord qu’Anastassia apparaît sur les vidéos de surveillance de la résidence Iodanov vers 17 h et qu’à 18 h elle est toujours là puisqu’elle refuse de recevoir le jeune Kamenski, son copain. A 1 h le lendemain matin elle n’est plus là. Il va falloir interroger tous les gens qui vivent chez Iodanov. Je vois trois hypothèses : on l’a enlevée chez elle, ou elle est sortie de la résidence, par ses propres moyens ou contrainte et forcée. Il me semble impératif que quelqu’un aille dès demain chez les Iodanov pour connaître les allées et venues de tout le monde mercredi soir. Kouznetzov vous viendrez avec moi, vous êtes le plus ancien en grade et je vous accompagnerai. Je connais bien Gregor Iodanov et il n’aime pas trop voir la police chez lui. Je pense qu’il vaut mieux que je vous accompagne. Il reste à interroger au lycée la psy. Comme convenu Mashkof et Kalgarov s’en chargent.

Et puis il y a la piste Ruslan. Pas besoin de vous faire un dessin. C’est là-dessus qu’il va falloir faire porter tous nos efforts. Sinon la plus probable c’est malheureusement la seule piste que nous ayons pour le moment. Donc demain après-midi Sidorov et Mashkof vous rencontrez le gaillard pour essayer de vous faire une opinion. En attendant on va lui mettre un peu la pression et je veux que des équipes, que vous coordonnerez Kouznetzov, aillent faire un tour dans tous les locaux où il exerce son business. Pour le reste la routine. Je vais demander à tous les commissariats de la ville de désigner quelques agents pour visionner les bandes des caméras de surveillance de leur secteur entre mercredi 17h et jeudi 1 h. Avec un peu de chance on aura quelque chose. Même si cela va prendre malheureusement beaucoup de temps. Et que le temps on n’en a pas vraiment. La seule bonne nouvelle c’est que pour l’instant on n’a pas retrouvé de corps, mais pas de demande de rançon non plus. Et ça, ça sent moins bon. Tant que vous y serez Kalgarov vous profiterez de repasser au lycée pour demander au prof de sport si par hasard il a un alibi pour ces deux derniers jours. Fin de la réunion et au boulot, on se refera un point demain en fin de journée. »

Kat intervint avant que Gagarine ne quitte la pièce.

« Attendez chef ! - dit Kat – C’est quoi cette histoire d’attentat ? »

« Vous serez briefée par Kalgarov demain officier Machkof».

La plupart des officiers allaient prendre une courte pause déjeuner mais, lui ayant répondu, le commissaire retint Kat. En dépit du fait que cette dernière n’avait pas encore pris son déjeuner, à part le bref en cas grappillé à la cantine du lycée, elle était réquisitionnée immédiatement afin d’interroger Masha Iodanov avec le lieutenant Sidorov. Kat était la seule femme dans ce poste, et le commissaire Gagarine pensait qu’une présence féminine pendant cet interrogatoire mettrait le témoin dans de meilleures dispositions pour parler. Il se montra particulièrement insistant, c’est pourquoi sans discuter, Kat rejoint son collègue pour se charger de cet entretien. Masha se tenait près de la machine à café, deux énormes chiens allongés paisiblement à ses pieds.

« Mme Iodanov, si vous voulez bien me suivre » lui dit le lieutenant Sidorov, ils se rendirent en salle d’interrogatoire où l’on permit exceptionnellement au témoin de garder ses deux molosses avec elle.

« Madame…euh Iodanov, je me présente, je suis l’officier Katerina Machkof. »

« Vous avez l’air étonnée Mademoiselle ? - dit Masha d’un air désabusé – Alors, non je ne suis plus la femme de Gregor Iodanov, vos informations sont exactes mais oui, j’ai conservé le nom de mon ex mari. Je n’ai pas à me justifier, mais c’est seulement parce que c’est bien pratique voyez-vous de porter le nom de Iodanov… dans mon secteur d’activité. »

« Vous exercer dans quel domaine ? »

« Tueuse à gages » lui répondit-elle avec un air ironique.

Le commissaire Gagarine avait raison sur un point : ce témoin était bel et bien sur la défensive, en revanche Kat commençait à douter que sa présence l’incite à coopérer…

« Mme Iodanov - reprit Sidorov, sans transition –la dernière fois que vous avez vu Anastassia, vous a-t-elle dit qu’elle avait des problèmes ou bien a-t-elle évoqué un sujet en particulier ? »

« Écoutez mon chéri -lui répondit Masha avec un air dédaigneux – ne perdez pas votre temps, vous devriez aller voir Ruslan Sloutechevski sans attendre ! point final. »

« Oui – intervint Kat – c’est déjà prévu Madame, mais en attendant nous essayons de comprendre qui est Anastassia Iodanov ? Que pouvez-vous nous dire sur votre fille ? »

« Qui est Anastassia Iodanov ? - répéta Masha, un mélange d’amour et de peine remontait en pelote dans sa gorge, l’empêchant presque de parler. Forte femme pourtant mais la disparition de sa fille l’avait manifestement ébranlée. Elle prit un moment pour elle avant de parler, bût son café d’un trait, caressa ses deux chiens, puis elle reprit en soupirant - Gregor a toujours eu des amis haut placés. Podoslk est vraiment… Comment dire ? Je n’ai jamais aimé la police vous savez mais j’ai de l’admiration pour vous mademoiselle ! -dit-elle en s’adressant à Kat, devant un lieutenant Sidorov qui restait de marbre – si si ! Je vous assure ! Je trouve que pour une femme, faire le choix de travailler dans la police c’est extraordinaire : vous êtes une vraie guerrière ! Je le pense sincèrement ! Alors c’est pour ça que je dois vous le dire : si vous aimez votre travail, fuyez ! Car vous ne verrez jamais la loi triompher à Podolsk, c’est une ville brisée !.. Infestée de toute part par l’avidité et par la corruption ! Mon ex-mari a des amis partout, je ne sais pas comment il a fait mais il a obtenu la garde à mi-temps de notre fille.

Bien sûr Assia et moi sommes très proches, mais...je suis privée de ma fille la moitié du temps maintenant ! Alors, je ne peux pas vous garantir qu’Assia n’avait pas de problème, seulement qu’elle n’en laissait rien paraître lorsqu’elle était avec moi. On discutait souvent des disputes qu’elle avait avec Irina, la nouvelle femme de Gregor, mais je ne crois pas qu’elle oserait s’en prendre à Assia, même si je n’ai aucune confiance en elle. Cette femme joue la ravissante idiote mais enfin elle ne doit pas être si idiote que ça vu qu’elle a réussi à me voler mon mari ! Assia ne supporte pas cette situation…. – Masha était au bord des larmes à présent - mais une chose dont je suis sûre c’est qu’elle aime son père et est très malheureuse de notre rupture. Et pour son père elle représente aussi énormément…Vous savez inspectrice ce n’est pas vraiment un mauvais homme. Les temps sont si troublés. Des deux côtés de la barrière il y a des gens qui n’ont pas les mains très propres. Celles de Gregor ne sont pas plus sales que celles de beaucoup d’autres. Enfin nous ne sommes pas là pour parler de lui » conclut-elle en ravalant un sanglot.

« Madame -dit Kat-si vous voulez on peut faire une pause ? »

« Non, finissons-en. Que voulez-vous savoir d’autre ? »

« Assia vous parlait-elle de son petit ami, Yvan Kamenski ? » demanda la policière.

« Non, elle ne me parlait que très peu de ses petits copains. Elle ne parlait que de ses amies. »

« Vous a-t-elle déjà parlé de Svetlana Koulenchkova ? »

« Non plus. Je suis désolée de ne pas pouvoir vous aider plus. »

« Ce n’est pas grave » compatit le lieutenant Sidorov.

« Si je peux me permettre – ajouta Masha – je ne crois pas qu’il faille explorer la piste des petits copains, car ce n’était jamais du sérieux - elle hésita une seconde avant de poursuivre. Elle allait toucher à l’intime de sa fille. Et ça la gênait. Mais tout pouvait avoir une importance alors… - Même si nous en n’avons jamais parlé directement, je crois qu’Assia est plutôt attirée par les filles, une mère sent ces choses-là ».

 Kat écarquilla les yeux. L’instant d’avant on parlait petits copains et voilà qu’Anastassia avait plutôt des penchants pour le culte de Lesbos ! Anastassia Iodanov aimait les filles. Kat ne savait pas trop quoi faire de cette information, enfin de cette intuition de Masha. Il lui semblait pourtant que c’était une information importante. Elle ne savait pas non plus quoi penser de cette femme. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’elle était déstabilisante. Elle était l’ex-femme, visiblement toujours amoureuse, d’un truand ! Il suffit de voir comme elle en parle. Et cela ne peut pas emporter la sympathie d’une policière, en principe ! Ce serait même contre nature. Mais malgré tout, Kat ne pouvait s’empêcher de la trouver sympathique. Elle ressentait tout à la fois sa colère et sa détresse. Masha pouvait être cinglante certainement mais elle était également d’une franchise étonnante. Kat la trouvait particulièrement touchante. Une femme à la vie singulière. Que faisait elle depuis qu’elle avait divorcé ? Habitait-elle toujours Podolsk, avait-elle refait sa vie, comme on dit ?

 Kat échangea un bref regard avec Sidorov. Ils étaient d’accord et ne voyaient guère quoi lui demander de plus. Il n’en restait pas moins qu’il faudrait bien éclaircir la véritable situation du jeune Kamenski. Amoureux éconduit par une dulcinée qui ne partageait pas les mêmes attirances. Qui sait ce que les hormones peuvent déclencher chez un adolescent déçu dans ses premières amours ? Elle comptait bien profiter demain de sa nouvelle visite au lycée pour lui poser quelques nouvelles questions.

 L’inspectrice se proposa de raccompagner Masha jusqu’à la porte du bâtiment. Avant de la quitter celle-ci lui prit le bras et lui dit : « Je vous souhaite bon courage jeune fille - Puis un silence - Et puis je voulais vous dire Assia est notre fille unique à Gregor et à moi, notre unique enfant. Il m’a fallu longtemps pour accepter de faire un enfant avec lui. Notre situation était un peu particulière. Son « métier » vous comprenez. Plus il montait dans la Podolskaia et plus il devenait une cible mais aussi plus la vie devenait facile. L’argent ne manquait pas, la fête non plus. J’étais jeune je l’aimais et je m’amusais. Avec Gregor la vie était, comment dire exaltante, un peu explosive aussi si vous voyez ce que je veux dire. Mais quand il n’a plus eu à jouer les gros bras j’ai finalement accepté. Assia était la consécration de notre amour. Alors vous comprenez – elle fondit en larmes d’une peine trop longtemps contenue – je ne veux pas la perdre! »

« Bien sûr Mme Iodanov, je comprends et croyez bien que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour la retrouver. Pour vous la rendre ».

Sur ces paroles Masha repartit, les épaules un peu basses, ses deux chiens sur ses talons. Avec dans le cœur le si frêle espoir de revoir sa fille. Elle voulait croire cette jeune policière et elle espérait aussi que Nikita Rostov de son côté parviendrait à faire un miracle.

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