Ivan Kamenski

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9.

Jeudi 17 mai.

 Masha avait décidément toujours de bonnes idées. Sitôt dit sitôt fait. A peine eut elle tourné les talons que Gregor faisait annoncer à tous les hommes de main habituellement présents à la résidence qu’il doublerait leurs salaires s’ils retrouvaient sa fille. L’offre était sans nul doute alléchante puisque quelques minutes plus tard l’un d’entre eux se présentait à lui. Gregor ne doutait pas que ses hommes lui soient assez fidèles pour vouloir l’aider à retrouver Anastassia. Mais d’ordinaire ils se montraient plutôt réservés en présence de leur patron, surtout quand celui-ci était sur les nerfs. Masha avait deviné qu’une incitation financière allait leur donner du courage.

 C’est Andrei Vitsine, un colosse qui frôlait les deux mètres et était au service de la Podolskaia depuis près de huit ans maintenant qui s’était décidé à venir rapporter un petit détail. Il était posté à l’entrée du parc hier soir, il avait commencé sa garde aux alentours de dix-huit heures. Andrei expliqua qu’il avait dû éconduire un visiteur un peu trop insistant, qui se disait avoir été invité par Anastassia. En bon soldat Vitsine en avait référé au responsable des gardes qui lui avait assuré que celle-ci n’avait donné aucune directive en ce sens alors que d’habitude elle les prévenait si elle voulait faire entrer un invité. Pour faire bonne mesure il s’était permis d’aller frapper à la porte de la demoiselle qui lui avait confirmé qu’elle ne souhaitait recevoir personne. La consigne redescendit donc comme il se doit jusqu’à la grille d’entrée où Vitsine s’était montré très persuasif pour le convaincre de partir.

« Bon - se dit Gregor - voilà qui ne nous avance guère » puisque l’importun n’est de toute façon pas rentré dans la propriété et est reparti sur sa moto comme il était venu direction Podolsk. Vitsine se tortillait sur place. Il manipulait ostensiblement son téléphone portable comme s’il attendait de la part de son boss un encouragement à aller plus loin. Encouragement qui ne tarda pas à venir. « Tu as autre chose à dire ? »

« Oui patron »

« Alors quoi ? »

« ben voilà patron le gosse sur sa moto, au cas où, je l’ai pris en photo avec mon téléphone avant qu’il ne s’en aille, il a pas apprécié mais bon… »

Pas bavard ce Vitsine mais Gregor ne pouvait que se féliciter de son initiative heureuse.

« Vraiment ? C’est...très bien Andrei -dit-il admiratif -est-ce que vous faites cela avec tous les importuns ? »

Rassuré par ces paroles le garde se détendait un peu. Et devenait tout à coup plus loquace. Son augmentation était sur la bonne voie pensait-il.

« Euh, non pas forcement patron, je fais ça surtout avec ceux qui se montrent un peu trop insistants et puis, ce gamin ne démordait pas de son histoire »

« Et c’était quoi son histoire ? Qu’est ce qu’il t’a raconté exactement ? »

« Il prétendait être le petit ami d’Anastassia et qu’ils devaient se retrouver mais comme elle ne nous avait rien dit pour lui, on ne l’a pas laissé entrer. Vous savez on est tous très prudent : il faut le sauf conduit de la petite princesse pour qu’on laisse quelqu’un passer »

« Bien, c’est très bien - dit Gregor qui était un peu ému sur le coup de découvrir que ses hommes de main appelaient affectueusement sa fille « la petite princesse ». Il ne s’était pas rendu compte à quel point ses salariés veillaient sur sa fille en son absence - Est-ce qu’Anastassia vous demandait souvent de laisser entrer des garçons ? »

« Euh… non patron, pas souvent non, c’était vraiment ponctuel ! »

« Bon, en tout cas si ce que ce gamin a dit est vrai Irina l’aura sûrement déjà rencontré au moins une fois à la maison. Irina !! Tu descends maintenant ? » Gregor commençait à s’énerver quand sa seconde femme fit son apparition.

« Je suis là, qu’y a-t-il de si urgent pour que tu hurles comme ça ? »

« Rassures moi – lui dit Gregor en joignant ses deux mains sur sa poitrine et tentant de garder son calme - tu es au courant que ta belle-fille a disparu au moins ? »

« Oui si tant est qu’elle ne soit pas tout simplement partie de son plein gré ! »

« Ça suffit ! -cria son mari – je ne t’ai pas fait descendre pour connaître ton opinion de petite idiote là-dessus, de quel droit oses-tu ? Tu ne la connais même pas ! Tu ne connais pas ta propre belle-fille alors que tu aurais dû la traiter comme ta fille, donc tu réponds, c’est tout ! »

Andrei restait là à regarder ses pieds, un peu gêné d’assister à cette scène de ménage.

« Andrei qui est là m’a dit qu’il a vu un gamin hier soir devant la maison -reprit Gregor – il voulait entrer et prétendait être le petit ami d’Assia, dis-moi, toi qui es plus souvent à la maison que moi, tu l’as déjà vu ? »

« Oui quelques fois- répondit Irina – C’est le dernier petit ami en date effectivement, il est dans la même classe qu’Anastasia, je crois qu’il s’appelle Yvan...quelque chose. Attends ça va me revenir. »

Après quelques secondes Irina reprit la parole. Elle avait à peu près le visage d’Archimède s’écriant « eurêka j’ai trouvé ! »

« Il s’appelle Kaminski, comme ce fameux magasin de vêtements, oui c’est bien ça ! Kaminski ! »

A chacun ses références….

« Bien, Andrei transfère moi la photo tout de suite sur mon téléphone, je vais prévenir Nikolai. Une de ses équipes devait se rendre au lycée, avec un peu de chance, ils y sont encore. »

Et pendant que Gregor espérait que ce petit, ce tout petit fil allait, à force de le suivre le conduire à Anastassia, Andrei et Irina pensaient de leur coté à la même chose : leur argent. Lui savourant par avance sa paie revue à la hausse et elle à son argent disparu. Et comme par hasard, il s’était volatilisé juste au moment où Anastassia ne donne plus signe de vie. Ce pouvait bien sûr être une femme de ménage qui l’avait pris, ou bien alors, plus probablement se disait-elle, ce pouvait être Assia pour prendre la clé des champs. Mais comment parler de tout ça à Gregor ? Elle se jeta finalement à l’eau.

« Mon chéri - commença-t-elle tout doucement avec une voix mielleuse – ça me fait de la peine de te voir te torturer comme ça ! Tu sais, je crois que tu dois envisager sérieusement qu’Assia ait tout simplement fait une fugue »

Mauvaise approche se dit-elle en voyant le regard courroucé que lui jeta Gregor.

« C’est pas vrai -grogna-t-il – Pourquoi tu me reparles de ça ?! Assia n’aurait jamais fait ça »

« C’est que.. Assia »

Elle hésita. C’est vrai qu’il ne lui avait jamais fait aucun mal jusqu’à présent, du moins pas physiquement, mais il restait un homme dangereux et imprévisible. Elle décida qu’elle ne pouvait pas lui parler de l’argent sans se mettre dans une position fâcheuse.

« Et bien, tu as vu toi-même les images de la vidéosurveillance non ? On la voit clairement rentrer à la maison vers quinze heures mais on ne la voit pas sortir : ça veut dire qu’Assia avait repéré les angles morts de tes caméras Gregor ! Sûrement pour pouvoir sortir en cachette ! »

« ET ALORS ?? ça veut seulement dire qu’elle connaît la maison comme sa poche Irina ! - hurla Gregor désormais fou de colère- maintenant sort, laisses moi tranquille, tu es stupide ! Et puis j’ai à faire. Je vais transmettre ces éléments au commissaire ».

 Le lieutenant Kouznetsov et sa petite troupe étaient sur le point de quitter le lycée quand il reçut un appel du commissaire Gagarine: avant de partir il faudrait interroger Yvan Kaminski, un des élèves de l’établissement, le petit ami d’Anastassia.

« C’est Kamenski, chef ! pas Kaminski » dit Kat, le reprenant et se proposant comme volontaire pour retourner au lycée et retrouver ce garçon.

« Noté Machkof ! -lui répondit le lieutenant -Vous venez avec moi, les autres vous restez là et vous prenez votre pause déjeuner en nous attendant, vous avez trente minutes pas plus ! »

 Yvan Kamenski était en retenue, ce ne fut dont pas très difficile de le trouver ni de l’extirper de sa salle de colle pour l’interroger. Le lieutenant Kouznetsov choisit un petit coin de cour où il y avait des gradins de béton gris qui servaient de théâtre de verdure au temps de la splendeur passée des locaux. La verdure était passée, le béton était resté. Entre deux cours les élèves venaient y discuter. Mais Kamenski se serait bien passé de la discussion qui s’annonçait. Toute la cour était déserte au grand dam de l’élève qui se sentait tout à coup bien seul face aux deux policiers. C’était pas son jour : la colle d’abord et puis ça maintenant. Il savait bien de quoi on allait parler. La rumeur avait vite eu fait de se répandre dans toute l’école. Assia sa « copine » officielle avait disparu. C’est vrai qu’il ne l’avait pas vue en cours ce matin et ça, ça ne lui ressemblait pas. Frondeuse, grande gueule invétérée, jolie et sûre d’elle : elle était tout ça. Mais pour qu’elle manque les cours il fallait qu’elle soit au lit avec une fièvre de cheval. C’était semble-t-il la seule excuse admise par son père Gregor. « Il était né dans le ruisseau » qu’il disait souvent et pour sa fille il voulait le meilleur, mais aussi qu’elle soit la meilleure. Et ça passait par la case école. Pas trop difficile heureusement pour elle : sous ses dehors parfois fantasques, elle aimait apprendre.

 Le jeune homme avait écopé d’une retenue pour avoir été surpris en train de fumer un joint dans les toilettes de la cafeteria selon ce que leur en avait dit le directeur de l’établissement. Pas vraiment une surprise pour Kouznetzov. Aujourd’hui la drogue circulait partout et une petite fumette de temps en temps était habituelle dans tous les milieux. Tout dépendait du nombre de fumettes et des produits inhalés. Dans un lycée privé l’herbe circulait sans doute facilement mais de là à penser que la fille Iodanov avait été enlevée pour un problème de drogue il y avait loin. Kouznetzov ne s’arrêta donc pas à ce détail. Ce qui n’était pas le cas de Kat, sa coéquipière qui ne put s’empêcher de repenser que les « jeux » des gamines dans la maison Iodanov passaient peut-être par quelques petits joints par ci par là. Mais pour le moment il convenait surtout de tirer au clair la visite de Kamenski chez les Iodanov hier soir et d’éclairer un peu ses rapports avec Anastassia. Le gamin était fluet, il portait un pantalon un peu trop large pour lui, une frange un peu trop longue lui cachait à moitié ses yeux, il avait un bracelet de force autour du poignet : le cliché du « beau gosse rebelle » au lycée.

« Tu sortais avec Anastassia ? » commença le lieutenant Kouznetsov.

« Ouais m’sieur » répondit l’adolescent en regardant ailleurs et tout en continuant à mâchouiller son chewing-gum.

« Depuis combien de temps ? »

« Trois semaines. Mais on se connaissait déjà avant le lycée, on était dans la même école primaire. D’ailleurs on a fait toute notre scolarité ensemble »

« Il paraît que tu as essayé de t’inviter chez elle hier soir ? »

« Nan M’sieur, j’tape pas l’inscruste moi, c’est Assia qui m’avait demandé de v’nir, on devait faire la fête »

« Qu’est-ce que tu appelles « faire la fête » ?

« Ben j’sais pas moi, demandez à votre fille M’sieur Kouznestov ! »

« C’est « Lieutenant Kouznestov » pour toi gamin ! Maintenant réponds, qu’est-ce que vous aviez prévu ? »

« Assia avait de la Vodka et vu que ses parents, ‘fin son son père et Irina, étaient de sortie, on voulait profiter qu’il n’y ait plus personne à la maison pour… ‘fin voyez quoi »

« Oui, je vois -acquiesça le lieutenant - Pourtant Annastassia ne voulait pas que tu entres apparemment ? »

« Ben ouais, j’sais. Elle a annulé comme ça d’un coup, elle m’a pas prévenu ! .. de toute façon elle fait le même coup à tous les mecs ! »

Pendant que Kouznetzov le questionnait Kat examinait le garçon. Elle le sentait crispé. Plus qu’un simple interrogatoire pouvait l’expliquer. Comme s’il jouait un personnage. Le ton était forcé, sa gouaille contrefaite. Elle était intimement persuadée qu’il n’était pas ce qu’il s’efforçait de faire paraître. Yvan cachait quelque chose. Mais quoi ? Et cela pouvait-il avoir un lien avec la disparition d’Anastassia ?

« Que veux-tu dire ? » intervint Kat.

« Ben, clairement, que Assia, elle ne couche pas ! C’est pas qu’avec moi ! Ouais, apparemment y a aucun mec qui a pu l’avoir, elle s’donne des manières quoi ! »

« Et, ça t’a énervé ? » demanda-t-elle.

« Nan, j’tais juste un peu ...dégoûté ouais, comme on avait prévu de s’voir et que déjà qu’elle passe tout son temps avec ses copines alors ! Mais euh… j'suis un mec cool donc j’tais pas énervé du tout m’dame ! »

« Bon -clôtura le lieutenant Kouznetsov- ça va tu peux t’en aller maintenant »

«Ce gamin ne sait rien -reprit-il-il est clair que ce n’était pas une relation sérieuse avec Anastassia, on retourne au poste ».

Kat se souvint de l’interrogatoire de Zoya Iechevski, cette dernière avait pourtant sousentendu que « lui », c’est-à-dire Ivan Kamenski « aimait beaucoup » Anastassia, ça ne faisait pas penser à une relation sans importance !

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