Chapitre 2 : Renaissance (Partie 1/2)

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— Excusez-moi, auriez-vous un annuaire ?

L’homme à l’accueil indique un secrétaire à l’autre bout du couloir, où Klade s’empresse de feuilleter l’ouvrage d’une main tremblant de nervosité. V… V… Vesda… Vesliev… Vesmarkof… Vesmir ! Il n’y a qu’une seule personne portant ce nom dans toute la ville, et elle s’appelle Madana. C’est forcément elle ! Sans perdre un instant de plus, Klade reboutonne sa chemise et rejoint sa voiture pour entrer l’adresse dans le GPS. Apparemment, elle se situe en forêt, légèrement hors agglomération. En y regardant de plus près, il réalise que ce n’est pas très loin du secteur où il s’était arrêté la veille. Coïncidence ?

— Bonjour, mademoiselle… Je sais qu’on ne se connaît pas, mais je… je… Non, c’est pas bon… Bonjour, mademoiselle, je m’appelle Klade, et si je suis là, c’est pour vous parler de quelque chose de très important, à propos de vous. Voyez-vous, vous êtes… vous… il y a une probabilité que… que vous… Ah, comment je vais lui dire ?

Tout au long du chemin, le chasseur de prime se répète inlassablement son discours, pour à chaque fois finir par se planter, puis recommencer, se planter à nouveau, réfléchir à comment s’améliorer... Il n’a jamais été doué pour parler aux gens plus de deux minutes. Et encore, quand il s’agit de broutilles et autres mondanités. Alors, un sujet de cette ampleur… du genre à ébranler une vie…

Il faudra faire preuve de tact, de prudence, et surtout, il faudra avoir beaucoup de chance, car seul un imbécile le croirait sur parole. Et c’est en partant du principe qu’il ait raison, car il pourrait très bien s’imaginer des choses qui n’existent que dans les fantasmes les plus secrets de l’Humanité. Mais, après tout, le ridicule ne tue pas. Mieux vaut subir un gros moment de solitude que vivre à jamais dans le doute.

Dix minutes plus tard, la Mercedes se stoppe à l’orée d’un chemin de terre menant au cœur des bois. C’est la seule route possible. Il se rapproche. Plutôt que de continuer directement, Klade préfère couper le moteur et descendre. Il n’a toujours pas réussi à préparer une tirade convenable, peut-être qu’en marchant un peu ça s’arrangera. Il faut que ce soit parfait. C’est trop important.

Rien n’y fait. À chaque fois qu’il formule un mot, le même scénario vient perturber son esprit : la jeune fille le regarde, incrédule, tandis qu’il déblatère des choses qui n’ont aucun sens pour elle, puis décide qu’elle en a assez entendu et le chasse sans ménagement. Il ne la revoit jamais, et passe le reste de ses jours à se morfondre sur une occasion manquée. Si bien qu’en arrivant à destination, il en est toujours au même point.

Il s’agit d’un petit chalet d’allure pittoresque. Bien que le bois soit ancien, il est convenablement entretenu, de même que les vitres des fenêtres, ainsi que l’allée terreuse. De toute évidence, cette Madana n’a pas peur d’investir du temps et de l’énergie pour nettoyer tout ça, en plus de l’intérieur. Lui-même essaye de prendre soin de sa voiture autant que possible, ce qui est normal puisqu’il vit pratiquement dedans. C’est à la fois l’avantage et l’inconvénient du nomadisme. Mais ça, là, c’est d’un tout autre niveau !

D’emblée, Klade apprend une chose sur elle : c’est une femme patiente, persévérante et déterminée. Il faut un grand sérieux pour maintenir une telle habitude de nettoyage. Ce qui signifie… qu’il n’a vraiment aucune chance de la convaincre, même avec le discours le plus complet, le plus impeccable possible. Est-il en train de se mettre une pression supplémentaire sur les épaules pour un simple coup de chiffon ? Certainement. Et est-ce que cela va l’aider dans sa préparation ? Certainement pas.

Le grincement vif de la porte d’entrée sort tout à coup le jeune homme de ses ruminations intérieures. Une personne apparaît sur le perron : c’est bien la femme du commissariat. Madana. Non, non, non, il ne peut pas la rencontrer maintenant, il n’est pas prêt ! Dans la panique, Klade se précipite derrière l’arbre le plus proche en priant pour qu’elle ne l’ait pas vu. Heureusement pour lui, elle n’a pas remarqué sa présence, absorbée par une conversation téléphonique. Elle ferme la porte à clé puis descend dans l’allée, un grand sac en tissu à la main.

— Oui, je m’occupe de tout, ne t’inquiète pas. Fais ce que tu as à faire, et appelle-moi quand tu auras terminé. Ce sera ouvert, tu n’auras qu’à entrer. C’est ça. À plus tard.

Après avoir raccroché, elle se dirige vers le garage accolé au chalet, et en sort avec une bicyclette. Sur le coup, au lieu de se réjouir d’avoir plus de temps pour se préparer, Klade se demande pourquoi c’est à pied qu’elle s’était rendue à la boutique, et s’imagine tout un tas de raisons différentes. Peut-être qu’elle avait envie de marcher. Peut-être que le vélo était endommagé à ce moment-là. Ou peut-être que l’heure tourne, et qu’elle doit se dépêcher. Dans ce cas, lui aussi ! L’implication d’une tierce personne réduira drastiquement son éloquence, ainsi que ses chances d’être écouté. Les prochaines heures… non, les prochaines minutes vont être cruciales. Avec effroi, Klade réalise que c’est sa seule opportunité. Il n’a pas le choix.

Alors que Madana a une avance de quelques mètres, le chasseur de primes sort de sa cachette et commence à la suivre. Mais peu importe combien de fois il ouvre la bouche, il n’arrive pas à l’aborder. C’est comme une malédiction. Comment peut-on passer sa vie à battre des criminels sans aucun problème, et redevenir le plus timide, le plus asocial des adolescents en présence de cette seule femme ? « Reprends-toi, bon sang ! » crie-t-il sans cesse en son for intérieur tandis qu’il ne peut s’empêcher de l’admirer, elle, les reflets du soleil couchant dans ses cheveux, sa manière de marcher, de pencher la tête de temps en temps…. S'il n'avait rien su, s’il n’y avait pas eu cette stèle, jamais il ne se serait douté de quoi que ce soit. Elle semble si normale, si… humaine.

Pris d’une honte soudaine à cette pensée, il baisse la tête, les joues bouffies d’une chaleur vermeil. Ce n’est pas le moment de se perdre en contemplations ! D’ailleurs, il ne devrait même pas faire ça. C’est pratiquement de l’hérésie. Comment ose-t-il ? Non, non, ce n’est pas le moment de se flageller non plus ! Il en aura tout le loisir après avoir accompli sa mission ! Mais ce sera chose difficile, étant donné… que Madana n’est plus là. Où a-t-elle bien pu passer ? Le chemin est dégagé sur une longue distance ; même si elle avait continué à prendre de l’avance sur lui, elle devrait être encore visible. À moins que…

BANG !

Le coup lui fait perdre l’équilibre et s’effondrer au sol. Ça, il ne l’avait pas vu venir. Tout en massant sa tête douloureuse, il se tourne vers la jeune femme, une poêle à la main et un air furieux sur le visage. À un moment ou à un autre, elle avait dû le repérer, et tandis qu’il se concertait avec lui-même, elle l’avait contourné avec une discrétion digne des plus grands maîtres.

— Qui êtes-vous ? Pourquoi vous me suivez ?

Elle ponctue sa phrase d’un autre coup, qui l’aurait sans doute assommé s’il ne s’était pas protégé de ses bras. Il pourrait se défendre, et prendre aisément le dessus. Mais il est hors de question de lui faire le moindre mal… il ne saurait se l’y autoriser.

— Je vous ai posé une question ! C’est une propriété privée ici, vous pensiez que je ne vous remarquerais pas, avec votre allure de tueur à gages ? Qu’est-ce que vous me voulez ?

Sans prendre la peine de se relever, Klade lève lentement les mains en l’air. La situation est en train de lui échapper, il doit se rattraper au plus vite. Suite à l’incident de cet après-midi, Madana devait être à cran. Elle avait certainement jugé bon d’emporter cet ustensile dans son sac pour se défendre d’un autre Dogorov. Il faut lui prouver qu’il n’a rien avoir avec lui, tout de suite.

— Je ne suis pas là pour vous faire du mal, je m’excuse de vous avoir fait peur, commence-t-il sur un ton rassurant tout en se remettant debout, je m’appelle…

— Doucement ! Restez… restez loin de moi, d’accord ?

Malgré leur lourd pouvoir d’intimidation, les deux mains de la jeune femme tremblent incessamment. Son expression brave n’est qu’une façade pour cacher son seul désir : s’enfuir à toutes jambes. Ce n’est vraiment pas comme ça que Klade pensait engager la conversation. Il est mal. Très mal.

— Je me doute de ce à quoi ça l’air, mais je vous promets qu’il n’en n’est rien. J’étais à la boutique d’antiquités tout à l’heure, vous vous rappelez ? Vous m’avez bousculé en sortant...

— Je n’ai pas fait attention.

— Et après cela, au commissariat, nous nous sommes croisés dans le couloir…

— Je n’ai pas... fait attention.

— Tout ça pour vous dire que… que je ne suis pas une menace, je ne cherche qu’à vous parler.

— Me parler ? Je ne vous connais pas, de quoi pourriez-vous bien vouloir me parler ?

— D’une chose très importante, une chose qui vous concerne… vous et votre famille.

L’espace d’un instant, Madana semble baisser sa garde. Un sourcil intrigué se lève sur son visage pâle, mais elle ne répond pas.

— S’il vous plaît, accordez-moi cinq minutes, ou même deux si vous préférez. Je sais que j’ai sûrement l’air d’un fou, et que vous aurez du mal à me croire…

— Enfin une phrase sensée, je suis bien d’accord avec vous sur ce point.

— Je vous en prie… Juste un instant. Si après ça, vous voulez que je m’en aille, je le ferai, et vous n’entendrez plus parler de moi. Je vous en donne ma parole.

— Votre « parole » ? Vous vous croyez au Moyen-Âge ? De nos jours, les serments des hommes ne valent plus rien.

C’est sans espoir… Quoi qu’il tente, elle trouve une parade. Comment convaincre quelqu’un qui ne veut pas être convaincu ?

— Bon, d’accord.

Quoi ? A-t-il bien entendu ?

— Vous me faites pitié avec votre air de chien battu. Mais faites vite, je suis pressée. Et vous restez où vous êtes, c’est compris ? Sinon, j’appelle la police !

Des lèvres du jeune chasseur de primes s’échappe un long soupir de soulagement. Elle vient de lui donner une chance, et une seule. Il a tout intérêt à ne pas la gâcher.

— Merci, merci infiniment... Tout d’abord, il faut que vous sachiez que ce que je m’apprête à vous dire n’est pas nécessairement une vérité absolue. C’est une possibilité que je me dois de vérifier. Si j’ai raison, là, ça deviendra la vérité, purement et simplement.

— OK… Et vous comptez vous y prendre comment, exactement ?

— Je n’en ai aucune idée ! C’est… ce n’est pas quelque chose qu’on nous apprend en classe. Mais je dois essayer, ne serait-ce qu’en vous parlant. Je ne sais pas ce que ça va donner, et j’espère vraiment, vraiment ne pas m’embrouiller…

— Quoi, c’est si extraordinaire que ça ? Qu’est-ce que vous allez me balancer ? Que vous êtes mon demi-frère ? Mon jumeau kidnappé à la naissance ? Que mes parents étaient des espions internationaux ?

— Non, non, rien de tout cela, c’est uniquement autour de vous que ça tourne. Juste vous.

— Je ne comprends pas, tout à l’heure vous parliez de moi et de ma famille...

— Pas cette famille-là.

— Je… Je ne vous suis plus, là…

Madana recule d’un pas, serrant plus fort encore le manche de sa poêle. À la lueur confuse dans ses yeux, Klade le voit tout de suite : elle regrette déjà sa clémence. Alors il baisse la tête, paupières closes, et prend une longue inspiration.

— Ici, vous vous appelez Madana Vesmir. Sans doute avez-vous grandi dans cette ville, entourée de vos parents et de vos amis. Avant aujourd’hui, vous ne m’aviez jamais vu, et moi-même, je ne vous connais pas. La seule chose que je sache à votre sujet, c’est que vous aimez les sabliers. Ça a toujours été le cas, n’est-ce pas ?

Le bruit de la terre craquant sous les pieds de la jeune femme se stoppe tout à coup. Cette fois, Klade est pleinement concentré, aussi peut-il affirmer qu’elle est toujours là, à moins de cinq mètres de lui, et non pas en fuite. Parce qu’il a enfin trouvé la faille.

— Je suis certain que ce n’est pas votre premier, et ce ne sera sûrement pas le dernier. Ce n’est pas qu’une simple collection pour vous. C’est plus profond que ça, comme un désir inébranlable. Vous avez besoin d’eux, besoin de les voir, de les toucher, de vous perdre dans tout ce qu’ils représentent. On vous a peut-être déjà dit que c’était trop. Qu’il fallait arrêter. Que c’était compulsif et rien d’autre. Mais c’est faux. C’est une part de vous. Une part que vous avez oubliée, mais que votre âme tente rappeler à elle. C’est instinctif. J’ai dit que je ne vous connaissais pas, ce n’est pas entièrement vrai. J’ignore tout de vous en tant que Madana Vesmir, mais c’est le contraire en ce qui concerne votre autre nom.

C’est fini. Il n’a plus peur. Ni de se tromper dans ses mots, ni de ne pas être cru. Les mots viennent d’eux-mêmes, sans qu’il n’ait à réfléchir. Il est prêt à faire face à ce visage de marbre. Sa tête se relève, ses grands yeux noirs s’ouvrent, brillant d’une détermination accrue.

— Celui de…

Un silence de mort s’installe soudain dans son esprit. La hardiesse qui commençait à peine à le toucher de sa grâce se dispatche telle une volée de feuilles dans le vent. Qu’est-ce que cela signifie ? Pourquoi fait-il si sombre ? La nuit n’est pas censée tomber avant au moins une heure… Et surtout… Où est Madana ?

Seule la lumière d’une lanterne sur le bord du perron du chalet, loin derrière, lui permet de se repérer au strict minimum. Au fur et à mesure que sa vision s’adapte à l’obscurité, quelque chose attire son attention sur le sol. La poêle à frire. Un terrible pressentiment l’étreint sur le champ : Madana ne se serait pas séparée de sa seule défense. En se baissant pour attraper l’ustensile, Klade remarque une couleur inhabituelle dispersée un peu partout autour de lui. Du rouge. S’il n’avait pas fait attention, il l’aurait aisément confondue avec la terre. Peu à peu, il repère d’autres traces. Tout un chemin de gouttelettes qui semble remonter jusqu’au chalet.

— Viens à moi, Helkath… murmure-t-il en se relevant.

Mais rien ne se produit. Il réitère son ordre une deuxième fois, puis une troisième. Aucun résultat. Ce n’est pas normal. Alors, poêle en main, il suit la piste écarlate d’un pas prudent, retenant sa respiration afin d’écouter attentivement les bruits alentours. C’est là qu’il réalise que depuis tout à l’heure, la forêt entière est muette. Pas d’insectes. Pas d’oiseaux nocturnes. Rien. Et lorsqu’enfin il atteint le bout du chemin… c’est son propre cri qu’il n’entend pas. Depuis le début, elle était là. Sur cet arbre.

Empalée par Helkath.

— Ouvrez les yeux ! Ouvrez les yeux, Madana, restez avec moi !

Ses paupières restent closes, et son corps est plus froid qu’une nuit d’hiver. Mais elle respire encore. Instinctivement, Klade avait posé une main sur sa lance dans l’optique de l’enlever… cependant, s’il le fait, elle va se vider de son sang ! Et s’il ne le fait pas… c’est la même chose ! Que faire ? Que faire… ?

À force de tapoter sur ses joues, il parvient miraculeusement à la faire sortir de l’inconscience. Au moment où ses iris d’argent rencontrent les siens, ses lèvres craquelées se mettent à trembler, ne laissant passer que de faibles gémissements.

— Ça va aller, je vais… je vais vous aider !

— Ne… m’approchez… pas…

Qui avait fait ça ? Les avait-on attaqués durant leur conversation ? Était-ce là qu’il avait invoqué Helkath ? La lui avait-on ensuite arrachée, pour accomplir cet horrible dessein ? Comment avait-il pu laisser faire ça ? Et pourquoi ne s’en souvenait-il pas ?

Lentement, sa main se retire du manche ensanglanté. Son regard déboussolé se pose sur le sang se faufilant entre ses doigts tremblants. Telle une massue, l’évidence le frappe au creux du cœur : il ne peut plus rien faire. Quoi qu’il se soit passé, c’est trop tard pour y remédier.

— Pardonnez-moi…

Il a toutes les peines du monde à relever la tête. Elle est si lourde… écrasée par le poids de la honte.

— Tout ce que je voulais, c’était que vous vous rappeliez… Parce que je sais que c’est vous…

Ce n’était pas une vérification ou un doute à éclaircir, non, ça a toujours été une certitude, bien qu’il l’ait nié de prime abord. Mais il n’aurait jamais pu lui en donner la preuve. Si ça se trouve, même le fait d’en parler, de dire les mots dans leur intégrale vérité, n’aurait eu aucun effet. Malgré tout, il devait essayer.

— Pardonnez-moi, j’ai échoué…

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