Chapitre 2 : Renaissance (Partie 2/2)

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Il n’a pas su la protéger. À cause de lui, de son incompétence, jamais plus cette occasion ne se présentera, et c’était la première en cinq-cents ans. Comment aurait-il pu s’y attendre ? Ce genre d’événement tient de la légende, certains n’y croient même pas. Et dire qu’il ne voulait plus rien avoir à faire avec tout ça… avec euxlà-bas... Mais dès lors que la possibilité s’était imposée à lui, il s’était surpris à vouloir y retourner, les regarder droit dans les yeux, et leur dire que non seulement il ne regrettait pas sa décision, mais qu’il en était fier, parce que c’était grâce à elle que lui, et lui seul, avait réussi l’impensable. Un impensable qu’il n’avait pas cherché, qui s’était simplement présenté à lui. Finalement, ce n’est rien de plus qu’un fantasme utopique… encore une fois.

La terre accueille froidement ses jambes, coupées de tout désir de le porter. Son regard ne peut se détourner de la lame d’Helkath souillant d’une cruelle agonie le corps de Madana, dont la moindre larme équivaut pour lui à autant de douleur qu’un coup de couteau. Comment les choses ont-elles pu empirer à ce point ? Ça n’aurait pas dû arriver. Juste au moment où il venait de retrouver la…

— Qu’est-ce que… ?

Klade n’a le temps de terminer ni sa phrase, ni ses lamentations, aveuglé par une intense lumière blanche sortie d’on ne sait où. Après quelques secondes, il réalise que c’est Madana elle-même qui s’illumine, tel un phare dans la nuit. Comme possédée par une force extérieure, la lance se retire toute seule de son ventre meurtri et se pose sagement à ses pieds tandis qu’elle commence à léviter dans les airs. D’elle se met à jaillir une puissante énergie alors qu’un froid sans pareil s’abat de concert sur toute la propriété, à un tel point que Klade est forcé de reculer à grands pas pour éviter de finir gelé sur place. C’est inouï !

Il lui faut encore un petit instant pour le réaliser. Ce qu’il ressent, maintenant, c’est la naissance d’une aura divine. Son aura. Lui qui avait levé le bras pour protéger ses yeux, le baisse alors pour regarder l’étincelante lumière. Peu importe si ça doit lui coûter la vue.

Il avait raison. Trois milliards de femmes vivent en ce monde. Les chances qu'il retrouve celle-ci en particulier, en vie, à cet âge et à ce moment précis étaient tellement nulles qu’elles descendaient en-dessous de 0. Mais il a réussi. Il ignore comment ce fut rendu possible, mais elle est revenue. Il l'a retrouvée.

Ce à quoi il est en train d'assister, rares sont ceux qui en ont eu le privilège. L'honneur d'être le témoin de la naissance d'une Déesse. Et pas n'importe laquelle. Celle qui, cinq siècles auparavant, avait perdu la vie sur Terre, et n'avait jamais pu retourner parmi les siens. Celle qui, en cet instant, est enfin sauvée, ainsi que l'Univers qu'elle protège.

— Dame Kozoro... Incarnation du Capricorne... murmure-t-il dans un respect palpable, genou à terre.

La lueur décline peu à peu avant de disparaître complètement, lui révélant une femme bien différente. Le même corps, la même taille, le même teint si pâle... mais ses vêtements ont laissé place à une robe particulière. Le haut, fait d'une légère fourrure brunâtre à l'apparence très soyeuse, couvre la totalité de son torse et de ses bras. Le bas, si ouvert qu’il ne cache pas une seule parcelle de ses jambes, est aussi doux et fluide que la soie, aux couleurs et reflets de l'océan, et orné de grenats verts scintillants. Une matière grisâtre, semblable à de la roche, recouvre ses doigts à la manière de gants. Sur sa tête repose une étrange couronne d'argent, formant de longues cornes courbées en arrière.

Mais, dans tout ça, la première chose que Klade remarque, c’est la beauté de ses joues. Autrefois nues, elles sont désormais parées de marques d’un noir d’encre : sur chacune, deux demi-cercles tournés vers le bas. Plus aucun doute n’est permis. C’est bel et bien elle. L’Incarnation du Capricorne est revenue parmi les divins. Ses yeux, jusqu'alors fermés, s’ouvrent, impassibles, et ses iris argentés s’arrêtent vite sur le jeune homme.

— Dame Kozoro. C'est un honneur de vous rencontrer, formule-t-il sur un ton solennel sans bouger de sa position.

Elle s’approche lentement de lui, sa présence devenant tout d’un coup imposante, titanesque. Le froid qui émane d’elle continue de s’intensifier, tandis que se déversent sur la forêt des milliers de flocons. Oui, il neige, en été. C’est là le plus grand signe distinctif des divinités de l’hiver. Et cette neige est si légère, si douce, qu’elle en est… réconfortante.

En cet instant, Klade se sent apaisé. Il devrait trembler, non pas de peur ni d'excitation, mais de respect face à cette gigantesque puissance qui l’entoure. Pourtant, il ne tremble pas. Il est tout simplement incapable de faire le moindre mouvement, même minime, et pour un peu, il en arriverait presque à s’interdire de respirer. De l’aura zodiacale se dégage une immense tendresse, enveloppant son corps de mortel à la manière d’un cocon dont il ne voudrait jamais sortir. D'après ce qu'on lui avait raconté, Dame Kozoro était envers les humains la plus compatissante et généreuse des Dieux des Étoiles. Elle considérait l'Humanité comme son enfant, et était prête à tout pour la protéger de l'infâme menace planant au-dehors.

Personne n'a jamais su ce qui lui est arrivé. Elle est descendue sur Terre, et y est morte. Le plus étrange, c'est que personne n'y a réagi. C’est comme si elle avait été oubliée de tous. Une personne aussi philanthrope ne méritait pas un tel sort… mais aujourd’hui, son honneur va enfin lui être rendu. Klade la regarde s’avancer, le cœur battant à tout rompre. La stèle sacrée la représente d’une manière très réaliste… mais la beauté de cette femme l’écrase d'une infinie supériorité.

Elle n'est plus qu'à quelques mètres de lui. Il ne ressent plus le froid, sans doute est-il déjà gelé et ne s'en rend pas compte ; ou alors c’est elle qui l’en protège de toute sa bonté. Pour le coup, son problème est réglé : il n'a plus besoin de lui expliquer quoi que ce soit. Logiquement, tout devrait lui être revenu en même temps que sa divinité.

Ça y est. Elle s’est arrêtée juste devant lui. Sans un mot, sans un geste. D’un instant à l’autre, elle va sûrement lui ordonner de se lever, et lui pardonner ses maladresses ainsi que l'étrangeté de la situation.

Il entend en effet le son de sa voix. Hurlant « hors de ma vue » avant que sa main ne le frappe violemment au visage. En l’espace d’une seconde, il se retrouve au sol. Heureusement, il n’a pas ressenti l’impact… en revanche, sa tête lui donne l’impression d’être sur le point d’exploser. Avec une stupéfaction sans précédent, il lève les yeux vers la Déesse en colère. Est-ce à cause d’Helkath ? Il n’y est pourtant pour rien ! C’est un malentendu !

Son visage angélique est traversé de multiples émotions. Pas l’une après l’autre… mais en même temps. La colère, la tristesse, la peur, l’incompréhension se mêlent pour former une émotion nouvelle et particulièrement dérangeante. Son aura semble elle aussi en proie au désordre le plus total, et la neige elle-même reflète cette intense confusion. Un flocon peut être aussi doux qu’une caresse, et le suivant plus dur que de la pierre.

Kozoro s'avance une fois de plus vers le chasseur de primes, l'air menaçant, les yeux remplis de larmes, la respiration haletante. Dans ses iris d’argent, seuls règnent le dégoût et la méfiance.

— Toi...

Elle semble humer quelque chose dans l'air, sans jamais le quitter des yeux. Elle tend une main vers sa joue brutalement écorchée par le coup, et couvre de son sang son doigt au toucher aussi rocheux que l’apparence. Elle le porte ensuite à son nez fin et le flaire, comme si quelque chose s'en dégageait, quelque chose qui, pour une raison que Klade ignore, échappe à ses propres sens. Puis son impérieux regard se pose sur lui, laissant présager le pire.

— Je peux le sentir... Cette pourriture dans tes veines... Ce parfum maudit...

— Ma Dame, j'ignore de quoi vous voulez parler...

— Silence ! Je sais ce que tu es ! C'est toi qui m'as fait ça... Et tu vas le payer... Tu ne lèveras plus jamais la main sur moi, ni toi ni aucun autre ! Et surtout pas ton maître !

Encore une fois, les événements avaient pris un tournant imprévisible. Comment l’espoir pouvait-il laisser place à son contraire aussi facilement ? Rien ne va dans tout ça. Vraiment, quelque chose cloche : bien que le ton de la Déesse soit on ne peut plus clair, tout le reste chez elle ne suit pas. Ses paupières, ses sourcils, son nez, ses lèvres… ils ne cessent de sauter, de se froncer à la manière de tics, comme si son esprit était atrocement tourmenté et ne pouvait s’harmoniser avec son corps. De temps en temps, sa main vient se poser sur sa tête, comme si elle avait mal, bien qu’elle n’émette aucun gémissement. Peut-être… est-ce un effet de la transformation ?

— Dame Kozoro, vous êtes souffrante, je le vois. Laissez-moi vous aider, je ne suis pas une menace. Vous méritez mieux que ça.

Maintenant, son visage n’est plus que chagrin et désorientation. Oui, ça ne peut être que ça ! Ses émotions sont complètement chamboulées par le retour de sa divinité endormie, il leur faut probablement du temps pour s'acclimater. À ce stade, il ne peut que supposer, il n'est pas un Dieu et n'a jamais vécu cette situation en personne. Il s’approche lentement d’elle, lui parlant avec calme et sincérité. Elle a beau le clamer, il n'est pas son ennemi. Comment peut-elle penser une chose pareille ?

— Voyez, je ne suis pas armé, je n'ai aucunement l'intention de vous faire du mal. Vous pouvez me faire confiance. Je suis votre serviteur, Ma Dame.

— Non... pas le mien...

Sa voix est à nouveau devenue sèche. Elle n’est plus aussi menaçante qu'auparavant, mais reste suffisamment dure pour mettre mal à l'aise même le plus endurci des hommes.

— Tu n'es pas mon serviteur... Non, ton allégeance est pour un autre... Tu en es la preuve, tu en as la marque, la vile empreinte ! Oses-tu encore le nier devant moi ?

Dans ses vociférations, elle lui jette au visage le sang qui souillait son doigt. La force est telle que l’impact de ces simples gouttes est semblable à un coup de massue. Elle n’a nul besoin de le dire, ses yeux parlent en son nom : la confiance n’est pas une option. Pour elle, il représente un danger. Mais pourquoi ?

— Cette odeur... Ce parfum de mensonge, de vilenie... Ce pacte qui coule dans tes veines, ce lien maudit... Tout en toi ne m'inspire que le plus impitoyable des blâmes... Tu ne comprends toujours pas ? Quand je te regarde, ce n’est pas toi que je vois, ce que je vois, c’est lui ! Ton être entier, ton existence aussi minuscule soit-elle ne reflète que son infâme héritage... Tu en es le vecteur, pourri jusqu’à l’os, et tu pousses l’outrecuidance jusqu’à prétendre m’aider ? Assez... Assez ! Plus de mensonges ! Plus de mal !

Tout autour d’eux s’affole la neige dans un infini torrent de colère. Plus les paroles de l’Incarnation se font véhémentes, plus le froid l’accompagne en crescendo, se changeant peu à peu en un blizzard cauchemardesque. La verdure est devenue glace, la terre un lac immaculé. Dans la main divine apparaît soudain un grand sablier d'argent, magnifique, lévitant au-dessus de ses doigts. Son sable, au bleu aussi intense que les eaux des Caraïbes, fait formidablement fi des lois de la gravité en s’écoulant dans les deux bulbes à la fois, en haut puis en bas, en bas puis en haut, indéfiniment. Elle vient d’invoquer son Arme... un spectacle d’une beauté saisissante, qu’aucun œil humain n’avait eu l’honneur de voir depuis des temps immémoriaux. Klade réalise soudain ce que ça veut dire : elle va le tuer !

— Ma Déesse, je vous en conjure, écoutez-moi ! J'ignore à quoi vous faites allusion, je n'ai jamais eu la moindre pensée néfaste envers vous ! Je ne songe qu'à protéger mon peuple, à vous servir, vous qui nous préservez du Néant ! Je croyais que vous étiez un parangon d'amour et de noblesse, où est donc cette femme que l'Humanité adulait autrefois ? Quelles que soient les raisons de sa colère, irait-elle la porter jusqu’au sacrifice d’une vie pour les soulager ?

Une lueur nouvelle embrase tout à coup le regard d’acier. Le mélange d’émotions y est toujours visible, mais il ne semble plus si virulent, si confus. Durant de longues minutes, elle reste là, immobile, à le fixer avec une intensité monstre, débattant intérieurement de son sort. Puis, dans un murmure, elle fait disparaître le sablier et recule lentement.

— Si tu ne meurs pas par le froid, tu as intérêt à ne plus jamais croiser ma route... Plus jamais...

Et, sans rien ajouter, elle tourne les talons et s’enfuit dans la forêt. Suite à son départ, la neige commence à se calmer, à s'estomper, jusqu’à s’arrêter. Klade, gelé au point que le givre ne fait plus qu’un avec sa peau, se déplace avec peine jusqu'au chalet, et réunit le peu de forces qu’il lui reste pour enfoncer la porte. Par chance, il trouve la salle de bain du premier coup. Il se déshabille aussi vite que sa condition le lui permet, et remplit la baignoire d’eau à la limite du bouillant. Lorsque sa chair subit les douloureux premiers effets de cette expérience, il le regrette instantanément. Mais ses pensées sont ailleurs. Tournées vers une femme qui a fui loin de lui.

Les événements de ce soir auraient dû dévoiler la fin d'un mystère, mais ont apporté plus de questions que de réponses. D’où il se trouve, il ne peut pas la voir, ce qui le frustre tout particulièrement tant il voudrait se précipiter dehors et scruter le ciel… mais pour la première fois depuis cinq-cents ans, la constellation du Capricorne veille à nouveau sur la Terre. Ses étoiles ont retrouvé leur place au milieu de leur infinité de consœurs, et personne ne le sait encore. À cette idée qui, en temps normal, l’émerveillerait au plus haut point, son visage s'assombrit. Quelque chose est arrivé à Dame Kozoro. Quelque chose de si grave qu'elle en a été amenée à se méfier de lui, un humble représentant des Prêtres Serpentis, les serviteurs et héritiers des Dieux.

Les Dieux... Se considèrent-ils au moins comme tels ? C'est ainsi que les humains les nomment depuis le jour où ils sont apparus pour la première fois sur Terre, il y a plusieurs milliers d'années. On dit d'eux qu'ils ont apporté l'intelligence, et que lorsque l’Humanité a suffisamment évolué, elle s’est mise à les vénérer. Parce qu'ils étaient puissants, parce qu'ils la protégeaient. Parce qu'ils venaient des étoiles. Parce qu'ils étaient des étoiles. Ces êtres sont dotés de corps humains, mais leur âme brûle de l'ardente vie des corps stellaires.

Les plus anciennes légendes racontent qu'après le Big Bang, à la naissance de l'Univers, quelque chose d'autre est né avec lui. Comme lui, il s'étendait. Mais contrairement à lui, il n'abritait aucune vie. Si sombre qu'aucune lumière ne pouvait le traverser, et encore moins y trouver source. Et un jour, sans aucune raison, il s'est détourné de son chemin. Il ne s'étendait plus sur l'éternité, mais sur l'Univers lui-même. Et il a commencé à le dévorer. C'est ainsi qu'est apparu le plus terrible des fléaux, dépourvu de conscience, lointain, invisible aux Hommes, mais éternel : le Néant.

En réponse à cet assaut, l'Univers a engendré un formidable pouvoir qui s'est imprégné dans plusieurs constellations, et leur a donné vie. Elles se sont incarnées dans des corps semblables à ceux des humains, et de leur toute puissance, elles ont érigé une barrière protectrice, entourant l'Univers et repoussant l'impitoyable étreinte du Néant. Depuis ce jour, elles ne vivent que pour protéger l'existence de tout être et de toute chose. Et Dame Kozoro fait partie de ces extraordinaires créatures.

Tout ce que Klade sait est qu'elle est morte sur Terre, la pire chose qui puisse arriver à un Dieu des Étoiles, car il se retrouve alors condamné à vivre en humain pour l'éternité, sans pouvoirs ni souvenir de sa véritable identité, incapable d'assumer son rôle de protecteur de l'Univers. Et aujourd'hui, la pointe d'Helkath, une lance pourtant des plus ordinaires jusqu'ici, a permis à Kozoro du Capricorne de retrouver sa divinité perdue. Mais une question demeure, la question originelle : comment s'est-elle retrouvée à agoniser en ce monde ? Et surtout, pourquoi a-t-elle mentionné « son maître » ? Pourquoi avec une telle hargne ? Pour quelle raison a-t-elle parlé ainsi d'Ophiuchus du Serpentaire, son propre père ?

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