[NON MAJ] Chapitre 9 : Intrusion (Partie 2/2)

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Le timbre à la fois doux et légèrement grave de Kozoro l'arrête dans son élan. Face à son regard interrogateur, elle ramène nerveusement ses mains à sa poitrine, le regard fuyant. Décidément, Klade ne comprendra jamais le fonctionnement de ses émotions : un coup elle peut agir avec agressivité et sarcasme, un coup se révéler être la plus délicate des créatures... Si ça ne le déconcertait pas autant, il dirait que ça le fascine.

— Attendons encore un peu, insiste-t-elle. Le temps que je... me remette pleinement.

Il est vrai que son teint a toujours l'air un peu trop pâle... Mieux vaut patienter jusqu'à ce qu'elle soit en état de supporter un voyage. Sa requête acceptée, la jeune femme le remercie poliment avant de s'asseoir sur une marche. Après quelques secondes, Klade se décide à la rejoindre et laisse le silence s'installer entre eux, les yeux rivés sur le reste du quartier. C'est vraiment un coin très calme de la ville. La seule chose que l'on entend, c'est le chant des mésanges et des tourterelles. Pour un peu, il en oublierait presque la situation cruciale dans laquelle il se trouve... Au bout de plusieurs longues minutes, à la fois désireux de briser ce silence de plus en plus gênant et d'en savoir plus, il se sent le besoin de relancer la conversation :

— Alors, comment est-ce qu'une Cortégienne peut devenir la tutrice d'une Incarnation ? Je croyais que tous vos serviteurs avaient péri dans la chute de votre constellation.

— Pour tout vous dire, débute Kozoro après un instant de réflexion, quelques jours avant ma... ma mort, j'ai envoyé Kezirah sur Terre. C'était une tradition que j'avais mise en place : chaque mois, un Cortégien avait l'autorisation de passer une semaine dans le monde des humains. Cette fois, c'était son tour. Quand je me suis... éteinte, elle se trouvait toujours là-bas, et comme le portail n'existait plus, elle s'est retrouvée coincée. Toute seule. Pendant... des siècles... Ma pauvre amie... Je l'ai abandonnée...

Un nouveau voile de culpabilité vient lui assombrir le visage. Le remarquant immédiatement, Klade doit lutter avec force contre son instinct compatissant qui lui dicte de poser sa main sur son épaule. Entre deux humains normaux, il n'y aurait rien à dire sur ce geste, mais là, il s'agit d'une Déesse... Ce ne serait pas correct. Déjà qu'il a osé la toucher tout à l'heure... Il se contente donc de lui affirmer que ce n'est en rien sa faute : elle est simplement morte trop tôt, ce n'est pas comme si elle l'avait fait exprès. Sans répondre à cela, Kozoro lui offre un petit sourire mélancolique et poursuit ses explications :

— Il y a une douzaine d'années, elle est venue s'installer ici. Elle sortait d'un divorce difficile et elle voulait commencer une nouvelle vie. Elle a rencontré mes parents par hasard au supermarché, ils ont sympathisé, et de fil en aiguille, ils sont devenus inséparables. Elle a toujours été comme ça, ma Kezirah. La plus adorable des personnes qui soient. Impossible de ne pas l'aimer !

Le corps de l'Incarnation est soudain parcouru d'un incontrôlable frisson, que même Klade peut sentir : l'atmosphère à côté de lui se refroidit avant de revenir à la normale, comme si un arc électrique s'était engouffré dans le peu d'espace qui les sépare tous les deux. Il est alors envahi d'un mauvais pressentiment.

— Et un soir... c'était leur anniversaire de mariage. Ils m'ont déposée chez Kezirah, et sont allés en ville pour le célébrer en amoureux. Je me disais « c'est chouette, j'ai ma super grande copine pour moi toute seule ». Je me disais « ah, je vais avoir tellement de choses à leur raconter demain, qu'ils regretteront d'avoir raté ça ». Au beau milieu de la nuit, nous avons été réveillées par des policiers qui frappaient à la porte. Ils ont dit que c'était un accident. Un chauffard ivre qui avait grillé un feu rouge.

Plus les mots s'ajoutent, et plus sa voix se fait tremblante. Le jeune homme devine à cela qu'elle ne doit pas avoir l'habitude d'aborder ce sujet : il ne le sait que trop bien, moins on parle de quelque chose, plus c'est difficile lorsqu'on essaye. Ses yeux embués par la tristesse ne lui donnent que plus envie encore de la réconforter... Chose qu'il ne peut évidemment pas se permettre.

— Je me rappelle encore du regard que Kezirah m'a lancé. Je ne comprenais pas ce que les policiers disaient. Je ne comprenais pas le sens de leurs mots, ou je ne voulais pas le comprendre. Mais son regard... dès que je l'ai vu, j'ai compris. Je me suis jetée dans ses bras, et j'ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Je savais qu'ils ne reviendraient plus, alors la seule chose que je voulais, c'était rester avec elle. Il s'est avéré que mes parents avaient tellement confiance en elle que quelques mois avant l'accident, ils avaient fait changer leur testament pour faire d'elle ma tutrice légale. Nous sommes donc restées ensemble, dans cette maison. Quand je suis devenue majeure, je suis revenue habiter dans le chalet de ma famille, mais j'ai toujours conservé cette tradition de partir en vacances avec Kezirah. Et maintenant que je me souviens de tout... je... je suis encore plus reconnaissante d'avoir une amie comme elle. C'est pour ça que je veux qu'elle m'accompagne au temple. Je n'ai pas pu sauver mes autres Cortégiens... mais elle, je la sauverai.

À ces derniers mots, Klade fronce les sourcils avec intrigue. La « sauver » ? Que veut-elle dire par-là ?

— Vous l'avez déjà fait en l'envoyant sur Terre. De quoi d'autre pourrait-elle...

Il est soudain interrompu par un petit bruit strident provenant de sa poche. Il en retire son téléphone et jette un œil à la notification.

— Vous attendez de la visite ? demande-t-il à Kozoro sans se détourner de l'écran.

— Non.

— Pas même une livraison ?

— Non ?

— Est-ce que vous auriez des amis, de la famille qui pourraient débarquer à l'improviste ?

— Mes parents étaient ma seule famille et je n'ai plus aucun ami dans cette ville. Pourquoi ces questions, enfin ?

— Je viens de recevoir un signal des capteurs de mouvement que j'ai installé chez vous. Quelqu'un s'y est introduit à l'instant.

La jeune femme écarquille lentement, très lentement les yeux, bouche-bée.

— Vous avez fait quoi... ?

Oups...

— Il fallait bien que j'aie un moyen de savoir quand vous partiez et reveniez, je ne pouvais pas rester sous votre porche 24h/24 !

— Mais vous êtes un grand malade ! Ah, vous avez de la chance que j'aie besoin de vous, parce que bon sang, vous pouvez être sûr que sinon je vous enverrais en taule à coups de pied dans le derrière ! Est-ce qu'il y a autre chose que je devrais savoir ? Des caméras cachées dans la salle de bain, peut-être ?

— Non, non, rien d'autre ! Je vous le jure ! Je n'ai posé de capteurs que sur l'encadrement de votre porte !

Bon, adieu la cordialité et retour à la case départ, visiblement. Il faut toujours que quelque chose vienne gâcher ces moments-là... Même s'il reconnaît que, de base, il l'avait plutôt bien cherché, il n'en reste pas moins frustrant pour le Prêtre Serpentis de voir ses efforts sincères de rapprochement réduits à néant par... ses trop bonnes habitudes. Quand on dit qu'il ne faut pas mélanger travail et vie privé, ce n'est pas pour rien.

— Vous n'êtes vraiment qu'un...

— Je sais. Que fait-on, alors ? Est-ce qu'on va vérifier de qui il s'agit ?

La Déesse se relève promptement et quitte la propriété, sans un regard pour son compagnon de voyage.

— Bien évidemment ! Je prie pour qu'il s'agisse d'un cambrioleur, je ne suis pas prête à revoir ma sœur.

Elle rejoint la Mercedes d'un pas ferme, les poings serrés et le visage sévère. Il n'a pas fallu longtemps pour que la Kozoro agressive fasse son retour. Klade récupère son manteau et lui emboîte le pas, déverrouillant le véhicule à distance.

— Et votre mal des transports ? Ça va aller ?

— Si je me sens nauséeuse, je vous promets de me retenir pour ne vomir que sur l'intrus. Ça vous convient ? rétorque l'Incarnation en ouvrant la portière arrière d'un geste sec.

— Je... ne m'attendais pas à une telle réponse, mais je l'accepte volontiers.

— Oh, je suis ravie d'avoir votre approbation ! lance-t-elle tandis qu'elle retire sa couronne pour la déposer sur la banquette, avant d'aller s'installer sur le siège avant sans un mot de plus.

Se disant qu'ajouter quoi que ce soit ne ferait qu'empirer les choses, Klade décide de la laisser tranquille. Il s'est déjà bien assez enfoncé comme ça. Cette fois, le trajet se passe sans encombres, le jeune homme prenant bien garde à ne plus laisser son esprit dériver. Une dizaine de minutes plus tard, les voilà garés dans l'allée menant au chalet de Kozoro. Personne en vue...

— Peut-être que Dame Rakovina est partie ?

— Peut-être... Je ne sens pas son aura dans les parages.

— C'est étrange, pourtant... Je n'ai pas reçu d'autre notification. À moins qu'elle ne soit passée par une fenêtre, ça veut dire qu'elle est encore à l'intérieur.

— Ou alors, ça n'a jamais été Rakovina... Je ne partirais pas sans vérifier.

Tous deux se dirigent vers le perron d'un air décidé, mais une fois devant la porte d'entrée, quelque chose attire leur attention.

— Elle est fermée. Pourtant, les capteurs sont formels, quelqu'un est passé par-là.

Prise d'un doute, le Capricorne retire le boîtier de la sonnette : la clé n'est plus là. Continuant sur sa lancée, elle s'accroupit et regarde à travers la serrure : la vue est bouchée.

— Qui que ce soit, il s'est enfermé à l'intérieur, en conclut-elle avant de se redresser.

— Bon, je crois qu'on n'a pas le choix, annonce Klade en s'apprêtant à défoncer la porte.

Mais Kozoro l'en empêche, posant sa main sur son torse pour le repousser doucement.

— Épargnez cet effort à votre bras, dans l'état où il est vous ne réussirez qu'à vous blesser inutilement. Je m'en occupe.

Sans plus de cérémonie, elle saisit la poignée... et la brise sans le moindre effort, comme si elle était faite de sucre. Elle tombe en morceaux... non, en poussière sur le sol, et la porte s'ouvre dans un long grincement, accentué par le regard impressionné de Klade.

— Quoi ?

— Rien, je... ne m'attendais pas à ce que vous soyez... si forte. Je veux dire, on ne le croirait pas, à vous voir aussi... hum... aussi vous...

La Déesse fixe ses joues rougissantes l'espace d'un instant, puis lui offre un léger sourire détendu.

— Je suis un signe de Terre, je pourrais soulever cette façade entière à mains nues si je le voulais. Mais ça a parfois du bon d'être sous-estimée. Ça a rabattu un sacré nombre de caquets. Venez, allons dénicher notre squatteur.

Rassuré par sa démarche, le Prêtre lui rend son rictus et entre à sa suite, prêt à invoquer Helkath s'il le faut. Il n'y a pas un bruit dans toute la maison. Une par une, les pièces sont fouillées, sans résultat. Les fenêtres sont toutes fermées, ce qui prouve que l'intrus est encore ici. Bientôt, il ne reste plus que la cuisine. Il est forcément là, il est coincé. Kozoro fait un pas à l'intérieur... quand surgit soudain une femme, armée d'une poêle et hurlant à pleins poumons. Sur le point d'attaquer l'Incarnation, elle stoppe son geste et s'immobilise, le souffle court, un mélange de panique et de soulagement sur le visage. On peut désormais distinguer clairement ses grands yeux jade et ses cheveux auburn coiffés en queue de cheval. Vêtue d'un crop-top vert, d'un pantacourt en jean et de baskets blanches assortis à une veste de survêtement attachée à la taille, elle porte autour du cou une petite croix argentée qu'elle vient saisir d'une main tremblante. L'expression de Kozoro change alors du tout au tout :

— Vivi... ?

— Maddie !

L'intruse pose la poêle sur le plan de travail et se jette dans ses bras, ne prêtant aucune attention au Prêtre aussi abasourdi par la scène que la principale intéressée.

— Oh, tu vas bien, Dieu soit loué ! J'ai eu si peur qu'il te soit arrivé quelque chose !

— Je vais très bien, oui, mais... mais que fais-tu ici ? Et de quoi tu parles ?

Consciente qu'elle va devoir lui répondre, la dénommée « Vivi » se sépare d'elle avec réluctance et recule d'un pas. Dans ses yeux brille une terreur viscérale, et maintenant qu'elle est toute proche, on remarque aisément que les poils de ses bras sont hérissés à l'extrême... Qu'est-ce qui pourrait bien l'effrayer à ce point ?

— Je... J'étais venue te voir. J'ai pris un bus depuis chez moi et... Écoute, je sais que ça va être très dur à croire pour toi, mais... il y a un démon dans ton jardin !

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