[NON MAJ] Chapitre 10 : Les roses de la gloire (Partie 2/2)

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Sans perdre un instant de plus, il quitte la plateforme et descend les marches menant aux architectures d'allure monastique au sein desquelles il s'est installé pour quelques temps. En digne maître des lieux, il se dirige exactement là où il le souhaite, ignorant les quelques personnes venues le saluer. Elles ne s'en offusquent pas, habituées depuis plus de huit siècles à l'attitude changeante de leur Dieu. Elles sont tout de même ravies de constater à ses joues encore teintées de rouge qu'il fut heureux aujourd'hui. Cela n'arrive pas souvent.

Vodnar s'enferme dans une antichambre faiblement éclairée par la clarté de l'extérieur. Son visage est fermé, vide de toute émotion. Tandis qu'il fait le tour de la pièce, il retire avec délicatesse ses lourds gantelets de fer finement décorés, et les pose sur un banc de marbre blanc. Il agite lentement ses doigts à l'air libre, la température de la pièce faiblissant subitement à leur délivrance.

Il remonte ses longues manches noires, dévoilant des bras parcourus de veines si claires qu'elles en paraissent blanches, presque gelées, dont l'éclat s'intensifie au fur et à mesure qu'elles approchent des mains, et atteint son paroxysme à la naissance des ongles. Des ongles épais, d'apparence grossière, montés en griffes... et totalement faits de glace.

Il continue sa marche, tournant en rond encore et encore. Parfois, il tend le bras vers un mur et le frôle de ses ongles, pour y laisser une fine traînée de glace étincelante. Ses yeux, désormais d'un bleu cristallin, ne dégagent plus le moindre signe d'un quelconque sentiment, tandis que de ses lèvres s'échappe un souffle glacial. Un souffle venu tout droit du cœur ; un cœur maudit, condamné à geler inexorablement. Un jour, il sera incapable de ressentir quoi que ce soit. Mais à l'instant présent, il s'en fiche : il ne ressent déjà plus rien.

* * *

— À quoi jouais-tu donc ? Tu aurais pu la tuer !

— Bien sûr que non, je savais ce que je faisais. Tu me connais, voyons.

— Justement, je ne te connais que trop bien. Tu as pris un risque inconsidéré, et sans mon consentement. Tu aurais dû me consulter avant d'entreprendre une telle manœuvre !

— L'important, c'est qu'elle soit revenue, n'est ce pas ? C'est bien ce que tu voulais, Ophiuchus ?

Le Dieu du Serpentaire ne répond pas immédiatement à son interlocuteur. Depuis la réapparition de la constellation du Capricorne, son esprit s'obsède de questions. Après l'assemblée, il s'est enfermé dans sa chambre pour y faire les cent pas et ne s'est stoppé que pour entrer en contact avec Rakovina.

— Pas avant d'être certains des chances. Je pensais pourtant avoir été clair à ce sujet ! Y a-t-il seulement une probabilité pour que sa mémoire soit vierge ?

— Difficile à dire dans ce cas de figure, tu le sais tout autant que moi, répond la voix masculine dans son éternel ton suave.

— Ne fais plus rien sans mon commandement. M'as-tu bien compris ?

— Tu te rends tout de même bien compte qu'en 500 ans de recherches, nous n'avons jamais été en mesure de retrouver la trace de Kozoro, jusqu'à ce que je tombe sur ce Prêtre Serpentis ? C'était si tentant ! Les membres de sa caste sont devenus introuvables de nos jours, en particulier ceux de son genre... Le hasard fait merveilleusement les choses, non ?

— Soit... Mais comment as-tu su que son Helkath aurait un tel effet sur elle ?

— Je l'ignorais, j'ai simplement fait un pari. Allons, l'opportunité était trop belle, je ne pouvais pas la laisser s'échapper ! Je ne vois pas pourquoi tu te mets dans des états pareils.

Ophiuchus se retourne brusquement dans un soupir d'exaspération :

— Ne joue pas au plus malin avec moi ! La moindre erreur nous sera fatale. Et ça aussi, tu le sais tout autant que moi...

— Bien sûr ! Comme si je n'étais pas au courant ! Je te rappelle que c'est moi le cerveau derrière notre plan !

Ton plan, si je ne m'abuse. Enfin, peu importe, je te conjure de ne pas t'énerver. Tu me donnes mal au crâne... se plaint le Dieu en se massant les tempes.

— Oh, je suis navré de t'indisposer, ricane l'interlocuteur, mais tu dois comprendre que ce qui est fait est fait. Nous n'allons pas revenir là-dessus. Il devait sans doute en être ainsi.

Voulant d'abord répliquer, Ophiuchus se ravise. Comment répondre quoi que ce soit quand on invoque le destin ? Ses douleurs apaisées, il se dirige vers un fauteuil et s'y installe, les yeux clos.

— Peut-être que tu as raison. Bien que je ne sois pas d'accord avec tes méthodes, qui n'ont été guidées que par cet opportunisme que je ne te connaissais pas, il me faut admettre que la chance est de notre côté pour l'instant. Espérons que cela continue, et avisons-nous de jouer les bonnes cartes au bon moment.

— Ça tombe bien que tu en parles, j'ai justement une idée de la prochaine que nous devrions abattre...

— Tu m'en feras part plus tard. Rakovina va arriver d'un instant à l'autre, je dois être prêt à la recevoir.

Sans se départir de son calme olympien, le visiteur proteste contre cette interruption ; mais puisque le Serpentaire a pris sa décision, il accepte avec mauvaise grâce de se retirer. Désormais seul, le patriarche se lève de son fauteuil et quitte la chambre pour rejoindre la salle des assemblées, l'esprit hanté par une unique question : à quel point peut-il faire confiance à la Prêtresse de la Mort ?

* * *

Styr se lève de son rocher : il est temps pour elle de partir. Elle trouve rapidement le chemin de son portail et se presse de le franchir, passant d'un jardin boisé à un damier de pierre antique au beau milieu d'un désert. Plusieurs petits chemins pavés y trouvent leur origine, caressés par le sable chaud.

Elle en emprunte un en particulier et le suit jusqu'à arriver à un champ magnifique ; un éclat bleuté au milieu de l'ocre. Un champ composé de milliers de roses de glace, brillant éternellement sous les lumières du soleil et de la lune. Le bruit de ses talons aiguilles tapant fermement sur les pavés fait vibrer les roses, comme si elles étaient douées d'une conscience propre et connaissaient son identité. Elle plante délicatement la nouvelle venue parmi ses consœurs, et reste un instant admirer ce splendide paysage avant de rebrousser chemin.

Tandis qu'elle retourne au damier central, elle aperçoit au bout de l'allée un homme qui semble l'attendre. Son étrange tunique fendue, parée des couleurs de la maîtresse des lieux à savoir le blanc, le bordeaux et l'argent, épouse sa musculature saillante et soignée. Ses cheveux, d'un cyan aussi doux que celui de la Déesse, sont parsemés de tresses caressant ses épaules. Son visage, aux traits surprenamment angéliques, reflète la dévotion, et ses yeux, aux sombres couleurs de la nuit, l'humilité. Une fois la jeune femme arrivée à sa hauteur, il s'agenouille respectueusement devant elle, le poing sur le cœur.

— Bon retour, Dame Styr. Avez-vous passé une bonne journée ?

Esquissant un sourire, elle pose également un genou à terre, et de son index nu effleure la mâchoire de son serviteur.

— Nul besoin de ces formalités, Trestan, tu le sais bien.

— Oui, sans doute. Cependant...

— Qu'y a-t-il ?

— Il serait temps de commencer à... adoucir nos relations. Pour que le jour où... Vous savez...

— Oui, je vois. Tu y penses à nouveau. Tu veux éviter une trop grande souffrance le moment venu. Mais nous avons encore tout le temps qu'il faut. Le jour de ma renaissance est encore loin.

— Je le sais, mais je... nous ne voulons pas t'embarrasser lorsque tu reviendras différente une fois de plus. Qui sait comment tu seras alors ? Comment tu nous considéreras ?

L'Incarnation du Scorpion se relève, enjoignant son compagnon à faire de même, et pose sa main droite sur sa joue.

— Je sais que cette situation n'est pas des plus évidentes. Nous savions tous à quoi nous attendre. C'est plutôt moi qui devrais m'excuser de vous mettre ainsi dans l'embarras.

— Tu n'as pas à le faire, répond Trestan en répliquant son geste. C'est juste que plus cette date fatidique approche, plus nous craignons de te perdre. Nous savons bien que c'est inévitable, et que toute chose a une fin. Mais nous... je veux que tu saches que mon affection pour toi est réelle, et que je te servirai pour l'éternité, quoi qu'il arrive.

Le regard de Styr s'attendrit à ces mots, qu'elle sait on ne peut plus sincères. Elle était encore toute jeune lorsqu'elle s'est mise à fréquenter ses serviteurs. Apparemment, elle n'avait jamais tenté une telle approche avant cette vie. Elle se demande encore pourquoi, car leur présence à ses côtés l'a toujours relaxée. Elle n'est, contrairement aux apparences, pas une grande séductrice, mais la compagnie des hommes est une chose qu'elle apprécie grandement. Ils l'aident à s'évader de ses craintes et de ses responsabilités, si l'on puit dire. Elle est Déesse, mais elle est avant tout femme, et peu en vérité arrivent à le concevoir.

Elle voudrait se dire qu'elle n'oubliera jamais ces moments, mais elle sait pertinemment que c'est faux. Elle aimerait rester ainsi pour toujours, or c'est impossible. Cela l'attriste, mais c'est le prix à payer pour le salut de l'Univers. Qui est-elle pour espérer outrepasser ses lois ? Si les choses avaient été différentes, cette conversation n'aurait pas lieu d'être. Toutefois, c'est précisément ce qui la rend si précieuse, de même que tous ces instants passés et à venir. Telle est l'existence d'une Incarnation.

— Il nous reste encore de longues années devant nous, reprend Styr avec douceur. Nous aurons tout le temps de nous préparer à ce jour funeste. Essayons au moins de profiter encore un peu de ce qu'il nous reste.

— À vos ordres, Ma Dame, sourit l'homme en la soulevant pour la porter dans ses bras.

Il la conduit chevaleresquement jusqu'à une immense oasis, splendide de verdure et de couleurs si belles qu'elles en semblent irréelles. C'est là que se trouve la propriété principale de Styr. Elle aime changer de résidence de temps à autre, comme à peu près la moitié des Incarnations. Il faut dire qu'en 1000 ans, on a tôt fait de s'ennuyer. On peut trouver refuge dans la création, l'amour, le nomadisme, ou tous à la fois.

Cette oasis est actuellement sa préférée, car il y a été construit trois immenses statues, taillées dans la roche antique. Chaque statue est la représentation parfaite d'une Incarnation du Scorpion. Car Styr n'est pas la première à avoir foulé ce sol. Avant elle, trois Générations d'Incarnations se sont succédées. 3 femmes ont tour à tour porté le fabuleux pouvoir de la huitième constellation du zodiaque. Mais elles ont toutes fini par disparaître, passant le flambeau à la Génération suivante.

Cela fait quelques siècles qu'elle se demande comment cela a pu arriver, mais elle ne peut se résoudre à poser la question à son père. Certaines choses se doivent d'être ignorées. En vérité, tout ce qui lui importe, c'est l'instant présent, et les bras à la fois si forts et tendres de son fidèle Trestan.

— Est-il vrai que Dame Kozoro est de retour ?

— Oui. Je me demande comment une telle chose est possible, mais j'ai désormais si hâte de la revoir ! Ma chère sœur... C'est un véritable miracle. La Barrière sera bientôt à nouveau en harmonie, de même que nous tous.

— J'imagine que tu fais référence au Seigneur Beran. Comment se porte-t-il depuis cette nouvelle ?

— Mon pauvre frère me semblait si dépressif jusqu'à aujourd'hui. Je pouvais même sentir que sa force faiblissait. L'amour est un sentiment très puissant, mais à double tranchant... Je ne peux qu'espérer qu'il trouvera enfin la paix lorsque Kozoro reviendra parmi nous. Tout comme je le souhaite pour vous lorsque mon heure viendra.

— Nous t'obéirons, Styr. Sois-en certaine, murmure Trestan en déposant un baiser sur son front. Que penses-tu, ceci dit, de la réaction du Seigneur Vodnar ? De la manière dont il le gérerait ?

— Ne parlons pas de lui, le coupe-t-elle brusquement, mon esprit s'est bien assez encombré de ces songes-ci pour aujourd'hui.

— Peut-être qu'un bain de sable saurait te détendre ? reprend-t-il avec un sourire.

Elle s'adoucit aussitôt à la proposition. Belle stratégie. Elle pourrait même dire, gagnante. Répondant aux appels de ses regards évocateurs, elle le prie alors de l'y emmener. En ce jour, elle ne veut penser à rien d'autre qu'à lui. Elle veut débarrasser son corps de cette subtile caresse glacée aux envoûtantes senteurs de pin qui le tenaille et le plonge dans la plus irrésistible des torpeurs. Elle veut oublier cette rose aux éclats divins et ses mille et mille autres compagnes qui imprègnent ses terres de leur gloire.

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