4.6 : Lestaque

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— Voilà tout ce que l’imprimante vient de cracher, Patron, transcription de tous les messages des deux téléphones sur le dernier mois. C’est classé par ordre chronologique. Je t’ai mis des Post-its là où j’ai pensé que tu pouvais jeter un œil en priorité.

Clara déposa le tas en équilibre instable. Son coup de hanche avait ébranlé la porte vitrée à l’instant précis où il prenait congé d’Auguste Moret. La brusquerie de Clara… Il renonça à lui en faire le reproche. Elle continuait sur sa lancée :

— Et là, le listing de tous leurs contacts. J’en ai autant à éplucher de mon côté, avec le contenu de l’ordi de Maud. Heureusement que la mère Demécourt ne s’était pas mise à l’informatique.

— Merci Puce, bon boulot. Je vais m’en occuper. Mais s’il te plaît, dis à tout le monde de se préparer pour une prise de tête dans un quart d’heure. Je ne suis pas satisfait, là. On ne peut pas continuer à avancer au petit bonheur la chance.

— OK, Patron !

Clara quitta le bureau toute guillerette à l’annonce de cette « prise de tête » exceptionnelle. Elle y avait pris goût. En initiant ce rassemblement de début de journée, dix minutes informelles et inconfortables au milieu de l’allée à partager un jus de chaussette, le nouveau commissaire avait révolutionné les habitudes du poste. Tout le monde faisait mine de râler, mais personne n’aurait renoncé à ce rituel au cours duquel le boulot s’organisait mine de rien. Pour Pierre, c’était l’occasion de sonder l’humeur de son groupe. Ses antennes invisibles vibrionnaient. Son instinct lui dictait comment tirer le meilleur de ses hommes. Il disait « hommes », bien qu’il y eût là une majorité de femmes. Il s’en était récemment inquiété auprès d’elles. Elles en plaisantaient encore, sur le mode inclusif, « Mesdames et messieurs les agents, agentes, tenez-vous prêts, prêtes… ». Un bon collectif, tiré vers le haut par le duo magique qu’il formait avec Audrey. Il avait eu la chance que celle-ci soit mutée à ses côtés. Tant pis si elle avait apporté dans ses bagages son surnom de leur ancienne affectation : PL.

Lequel PL s’étonnait toujours de sa nomination à la tête du Xème. Seule sa mère avait autrefois décelé en lui un « leader charismatique », en donnant pour preuve qu’il transcendait son équipe de basket lorsqu’il entrait sur le terrain. Son père, moins indulgent, aurait préféré qu’il monte au panier plutôt que de tenter la dernière passe. C’était pourtant sur ses aptitudes sociales que s’était jouée sa promotion. Les délibérations avaient fuité : en position sensible, à la tête de jeunes recrues, on ne voulait pas d’un héros ni d’un chefaillon. Il fallait du souple, du fédérateur, du qui ne ferait pas d’ombre aux loups de la politique, du fusible, au besoin. Pierre représentait le candidat idéal : pas de palmarès, pas de casserole, pas d’ambition affichée.

Lui n’aimait rien tant que son commissariat, il y savourait ses petits plaisirs quotidiens : pousser à l’aube le lourd vantail du porche. Saluer le planton, puis l’agent d’accueil, sur son perchoir en chêne. Avaler les deux étages raides couverts de lino gris. Effleurer les murs lépreux. Profiter au passage du panorama sur les toits en zinc. Franchir la porte palière en prenant garde de ne pas se cogner la tête au chambranle trop bas. La refermer en anticipant le claquement de la clenche défectueuse, qui rendait toute discrétion impossible. Aucune importance pour le patron, qui soulignait encore son entrée en jetant à la ronde :

— Salut ! Au rapport !

Immanquablement. Depuis deux ans. Un appel qui galvanisait ses troupes. Il le croyait du moins. Tous les matins, un petit shoot d’adrénaline. Tous les matins, l’impression de retrouver sa place.

Audrey lui adressa un signe : les collègues l’attendaient. Café à la main, ils devisaient à voix basse, selon leurs affinités. L’être humain est ainsi fait qu’il s’attache la routine. À force, il aurait pu dessiner une cartographie précise de la position de chacun. Élodie avec Laurent : la moraliste et l’ennuyeux. Sam et Clara, leurs minauderies cachaient peut-être une idylle naissante. Le commissaire se tint au seuil de son bureau, et ils lui firent face. Audrey se plaça à sa gauche. Il commença par tout récapituler, sachant qu’ils avaient une connaissance fragmentaire du dossier :

— Deux meurtres mercredi soir : Marie-Odile Demécourt, alias Modesty, danseuse au « Paradis des Cancans ». Frappée à l’arrière du crâne derrière le cabaret. Patricia Demécourt, sa mère, abattue de la même façon, chez elle dans sa cuisine, avec une roche prélevée dans une bordure du jardin. Les heures concordent à peu près. Milieu de nuit.

Reprenons : Maud. Elle était dans la ruelle, seule, elle attendait son taxi en fumant une cigarette. Quelqu’un l’a frappée avec le pavé destiné à retenir la porte de service. Des amoureux à la recherche d’un coin tranquille ont remarqué la victime à terre, pas morte mais tout comme. Le décès est survenu dans l’ambulance qui l’emmenait à l’hôpital. Le chauffeur censé la ramener chez elle, Mehdi Bétouni, aurait été bloqué par le cordon de sécurité organisé rapidement après l’agression.

Patricia Demécourt maintenant. Elle a laissé entrer son meurtrier côté terrasse, en pleine nuit. Vers 16 h, vendredi, un homme de l’immeuble voisin a prévenu la municipale que sa baie vitrée était restée ouverte toute la journée par quatre degrés dehors et qu’il avait vu quelqu’un pénétrer dans sa cour un peu plus tôt. Il décrit Bétouni. Pile à l’heure où celui-ci affirme avoir frappé à la porte d’entrée. Les municipaux ont découvert le corps à 17 h, dès qu’une brigade s’est libérée de la sortie des écoles. La télé était allumée. Pas de signe de bagarre dans l’appartement. Une nouvelle fois, Bétouni est venu vadrouiller dans les environs, avec Léa. Je sais bien que le meurtrier revient sur le lieu du crime, mais je ne le crois tout de même pas assez con pour s’être pointé à deux reprises, en plein jour, chez sa victime. Sauf s’il veut brouiller les pistes. Ou qu’il est aux abois, obligé de récupérer son bien. Par exemple les trois kilos de haschisch qui séjournaient dans un tiroir de la chambre de la vieille.

Son auditoire s’enflamma, il goûta son petit effet.

— Par ailleurs, comme vous le savez tous maintenant, il a caché la fille de Maud dans les Cévennes, avec l’aide Sylvie Moret, alias Cygne, une autre danseuse du Paradis. Selon eux « pour la protéger ».

Audrey intervint pour préciser :

— Je l’ai eue au téléphone, c’est une véritable furie cette fille. Je ne sais même pas dans quelle mesure elle n’a pas un problème mental.

PL modéra son adjointe et reprit la parole :

— Moret est toujours chez ses parents, avec la petite Demécourt. L’enfant ne semble pas en danger immédiat. Bétouni reste en bas, en garde à vue.

Les policiers qui l’avaient écouté religieusement remuèrent.

— Je n’ai pas fini ! reprit vivement le commissaire. Là où ça se complique encore, c’est que les Demécourt ont toujours fait croire que Maud était la sœur de Léa, et Patricia sa mère. Ça va, vous suivez ?

Tous acquiescèrent, plus ou moins sûrs d’eux. Il continua :

— Selon des confidences faites à Moret, Maud aurait caché sa grossesse pour protéger la petite d’un père violent. L’histoire que racontent donc ces deux-là, Bétouni et Moret, c’est qu’il serait revenu pour se venger. Et, cerise sur le gâteau… Ta ta ta ! Vous y êtes toujours ? À l’époque, ce mec était flic à Metz.

Lestaque se tut. Il y eut un instant de flottement. Puis ses collaborateurs s’emparèrent des informations qu’il venait de leur fournir et s’engagèrent dans un brainstorming impatient. Au bout de dix minutes, jugeant que leurs échanges tournaient en rond, le patron attribua les tâches :

— Bien, alors, Laurent et Élodie : vous croisez les dépositions sur les deux enquêtes, on reprend les vérifications de stationnement, le voisinage… vous connaissez le topo. Merci de vous y coller cette fois-ci. Voyez si quelqu’un reconnaît Bétouni ou Moret, ou même la femme de Bétouni. On n’exclut pas pour autant la piste de rôdeurs.

Samuel : la famille, les services sociaux, l’école. Il faut une solution pour la gosse dans les plus brefs délais.

Puce : le mystérieux père.

Audrey : toi et moi on s’attaque aux téléphones des victimes. Clara vient de nous imprimer les listings. Tu rappelles tous les contacts, en commençant par les plus récents. À moi la lecture des SMS et autres MMS.

Allez au boulot ! Si un indice apparaît, je veux le savoir tout de suite. Faites marcher vos neurones, ça fait déjà deux jours.

La réplique tenait de la série américaine, mais Lestaque assuma : ils étaient tous fans de NCIS.

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