Chapitre 81 : Jenna

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Ally et moi étions assises dans les coulisses, avec une vue directe sur la scène. Non loin de nous, quelques techniciens allaient et venaient, selon les besoins du groupe. Nous étions en France, au début du mois de juin. Je m'étais vêtue légèrement, d'un t-shirt et d'une jupe courte en jeans, bleus, des sandales aux pieds, et depuis peu, un petit bracelet à la cheville. Lynn trouvait cela trop "sexy". Ally, quant à elle, portait une robe à fleurs, légère, mais assez longue dont le volant lui enveloppait les jambes au gré du vent léger.

Il faisait un temps splendide, même chaud. Et malgré le soir tombant, la fraîcheur, elle, n'était pas tombée sur le public. Les dernières lueurs du jour se distinguaient encore dans le ciel quand les Dark Angels montèrent sur scène. Ils étaient une des têtes d'affiche de ce festival, le plus grand festival de musique métal de France et un des rendez-vous les plus importants en Europe. Ce n'était pas à Paris et, ma foi, je n'en étais pas mécontente : le groupe avait joué trois jours plus tôt sur la scène du Zénith et la chaleur dans la capitale avait été étouffante. Cela faisait du bien de se retrouver quasiment à la campagne, pas très loin de Nantes. Un endroit dont je n'aurais jamais soupçonné l'existence si je n'avais pas rencontré Lynn.

Si le festival tournait en grande partie grâce à des bénévoles, le travail était très professionnel. Nous avions été extrêmement bien accueillis et j'avais pris plaisir à discuter avec plusieurs personnes, retrouvant là quelques restes de mes cours de français du lycée. Le lieu était étonnant : immense espace, plus d'une vingtaine d'hectares, avec plusieurs scènes pour offrir aux spectateurs les différentes tendances de la scène métal d'aujourd'hui, espace boisé pour se reposer, des sanitaires, des buvettes et des sandwicheries partout, un immense camping. Et, à l'entrée du site, une grande statue de Lemmy, le chanteur et bassiste de Motörhead auquel les organisateurs avaient ainsi voulu rendre hommage après son décès. De nombreuses offrandes y étaient déposées par des fans et Lynn, en début de matinée, alors qu'il n'y avait pas trop de monde sur le site, que les concerts étaient encore loin de débuter, s'y était rendu. Au milieu de tout un maelström hétéroclite, il avait déposé un simple papier glissé dans une bouteille de bière vide, soigneusement rebouchée. Sur le papier, il avait tracé quelques mots "A tout ce que je te dois".

Ce concert avait été une des premières dates de fixée pour la tournée, par Gordon, car il avait été très tôt, avant même la sortie du troisième album, contacté par les organisateurs. Cela avait déterminé en grande partie la planification de la tournée en Europe. Le groupe avait fait toutes les dates sur le vieux continent, et après Clisson, nous partirions pour l'Amérique. Ce serait une première pour les Dark Angels, pas tout à fait pour moi : j'avais eu l'occasion de me rendre une fois à New York avec mes parents. Ils joueraient également au Canada, à Québec, Montréal, Ottawa, Toronto. Puis ce serait l'Amérique du Sud, avec des dates notamment à Brasilia, Rio de Janeiro, Buenos Aires et Santiago du Chili.

La prestation de chaque groupe était limitée, afin de permettre à tous de passer dans de bonnes conditions. Les têtes d'affiche avaient droit à 1h30, aussi les Dark Angels avaient-ils dû construire avec minutie leur tour de chant. Ce serait encore différent de ce qu'ils pouvaient proposer quand ils étaient seuls sur scène. Les reprises avaient toutes été retirées, ainsi que quelques chansons du deuxième album qui figuraient normalement dans le show. Mais tous les tubes étaient programmés. J'espérais que le public serait content.

Une chanson, cependant, allait être enlevée du programme initialement prévu. Tous le savaient, sauf Stair. Et Ally, car nous avions craint que, malgré sa capacité à garder un secret, Stair ne finisse par soupçonner quelque chose. Car les quatre autres musiciens et Gordon étaient parvenus à réaliser un petit exploit. Le moment approchait d'ailleurs et, pour une fois, mon regard avait abandonné Lynn pour se porter vers les loges et les coulisses. Nous attendions quelqu'un.

C'était une personne très particulière. Un invité surprise. Steve Harris lui-même.

J'étais donc dans la confidence et très excitée à l'idée de rencontrer ce dieu vivant de la basse, le fondateur du groupe que les cinq musiciens des Dark Angels - je ne pouvais oublier Ruggy dans ce compte - adoraient et qui les avait tous si fortement influencés qu'il leur en avait donné l'envie de devenir à leur tour musiciens, de composer et finalement d'être aujourd'hui sur la scène d'un des festivals les plus cotés au monde.

Je vis une ombre s'avancer, se pencher pour échanger quelques mots avec un technicien. L'ombre tenait une basse à la main. Sur scène, les garçons achevaient le bouleversant Children of Freedom, d'autant plus bouleversant que nous étions à quelques jours de la date anniversaire du massacre de la place Tiananmen. Je jetai un oeil vers Stair, il était sur la droite par rapport à moi, à l'opposé de Lynn, et accompagnait Treddy et David sur les dernières notes, vibrantes comme un cri de désespoir. C'était une des nouvelles chansons du groupe, déjà un des tubes du troisième album, et même si je l'avais entendue lors de chacun des concerts donnés en Europe, j'en étais toujours profondément remuée.

Ally n'avait rien remarqué et regardait toujours le groupe. Gordon, qui était assis non loin de moi, se leva et s'avança pour saluer Steve Harris, puis celui-ci attendit, près de moi. Il m'adressa un petit sourire, je le lui rendis. J'étais vraiment très émue : entre la fin de Children of Freedom et sa présence, il y avait de quoi bouleverser n'importe quelle fan !

Ce fut seulement à cet instant qu'Ally tourna la tête. Son regard ne s'arrêta pas sur moi, mais je vis nettement la surprise s'afficher sur son visage quand elle reconnut Steve Harris. Elle en ouvrit grand la bouche, me saisit le bras au point de me le pincer. Mais elle n'eut pas le temps d'articuler le moindre mot, si tant était qu'elle aurait été capable de le faire, car le morceau s'achevait.

Un instant de silence plana après les dernières notes, lorsque Lynn fit frémir ses cymbales. Lui était torse nu, ayant retiré son t-shirt dès la troisième chanson. Je me remis à surveiller Stair, espérant qu'il ne se retournerait pas à cet instant, mais Steve Harris était encore caché à sa vue, de toute façon. Lynn jeta un regard en arrière, je lui fis le petit signe convenu et il me répondit avec un clin d'oeil. Puis, au lieu d'attaquer Dark City, la chanson prévue pour enchaîner, il commença à battre un autre tempo.

Stair regarda Snoog qui était juste à ses côtés, avec l'air de se demander pourquoi Lynn changeait son intro. Snoog s'approcha de son ami, le prit par l'épaule avant d'haranguer le public comme il savait si bien le faire :

- A vous tous ! Ce moment est un grand moment ! Qu'est-ce qu'vous r'ssentez quand vot'rêve le plus cher se réalise ? Que vous êtes comme au ciel ?

Le public hurla : il avait compris que quelque chose d'inédit allait se produire et les gens adoraient toujours cela. Je voyais déjà nettement une vague se former parmi les spectateurs. Lynn, lui, continuait son intro comme si de rien n'était et Snoog reprit :

- Il est là ! Il est venu ! C'est un immense cadeau pour nous et surtout pour Stair ! lâcha-t-il en tapant sur l'épaule de son ami.

Ce dernier se retourna alors, écarquilla grand les yeux, aussi grand qu'Ally l'instant d'avant. Je crus qu'il allait en tomber à la renverse en voyant Steve Harris s'avancer. Ce dernier avait commencé à jouer, plaçant ses notes sur la base de Lynn et traversait maintenant tranquillement la scène pour venir se placer aux côtés de Stair, là où Snoog se tenait l'instant d'avant. Le public hurlait à s'en faire exploser les cordes vocales. J'étais certaine que tout le monde l'avait reconnu. Steve adressa quelques mots à Stair que lui seul put entendre, David et Treddy enchaînèrent à leur tour sur la cavalcade de The Trooper.

Passé le premier moment d'ébahissement total, Stair se cala sur Steve Harris. Et, bien vite, il n'y en eut plus que pour eux deux. David assurait une rythmique très simple, Treddy s'effaçait totalement, apportant la mélodie de façon la plus épurée possible. Snoog se faisait modeste aussi dans son interprétation au chant, quant à Lynn, son visage était éclairé d'un grand sourire : je pouvais sentir toute sa joie, et d'autant plus qu'il en avait eu l'idée, en apprenant la mort de Lemmy. Ce qu'il ne pourrait jamais connaître, il était heureux de pouvoir l'offrir à son ami. Et les deux bassistes s'en donnèrent à coeur joie. Ca se voyait que Steve Harris était très heureux de participer à cette surprise et Stair goûtait sa chance comme s'il se trouvait déjà au nirvana : oui, il touchait là son rêve d'enfance.

La tâche d'annoncer la fin du morceau revenait à Lynn : ce n'était pas facile pour lui de devoir interrompre son ami en pleine félicité, mais la soirée devait se poursuivre et un autre groupe jouerait après eux. Il leur restait encore trois chansons à interpréter, dont Redemption pour clore le show, comme d'habitude. Après l'envolée des dernières notes, Stair porta l'accolade à Steve Harris, sous les cris et les applaudissements du public.

Ally, elle, ne quittait pas la scène du regard. Ses yeux bleus brillaient comme des étoiles : d'une certaine façon, elle aussi venait de vivre un rêve : celui d'avoir pu partager un tel moment avec l'homme qu'elle aimait.

Mais la surprise, pour tout le groupe cette fois, fut que Steve décida de revenir sur scène pour jouer avec eux le dernier morceau. Et ce fut un vrai cadeau pour moi que de l'entendre jouer Redemption.

**

La sortie de scène fut au moins aussi émouvante que la fin du concert. J'avais l'impression de revoir les membres des Dark Angels quand je les avais connus, simples, humbles, face à une star. Comme des petits garçons devant le Père Noël. Et Stair était sans doute le plus impressionné des quatre, mais il fut cependant celui qui reprit le plus vite le dessus sur ses émotions.

Lynn m'avait rejointe alors que le public scandait encore le nom du groupe et de Steve Harris et que, sur la scène voisine, le groupe suivant allait se mettre en place.

- Alors, baby ? me fit-il.

- Et toi ? dis-je. Content ?

- Très. Très, très heureux.

Et il m'embrassa longuement.

Il était en sueur, dégoulinant, n'avait pas remis son t-shirt. Mais il était mon dieu à moi.

Snoog, Stair et Steve Harris saluaient encore le public, puis ils nous rejoignirent. Ally tomba dans les bras de Stair, qui l'étreignit très fort. Sa joie et son émotion étaient palpables. Steve serra les mains de Lynn, de Treddy et de David avant de me regarder.

- Je vois que les Dark Angels ont leur Ange bleu...

- Jenna, dit Lynn qui me tenait encore par la taille. La fille de Redemption.

- Enchanté, Jenna, dit-il en me tendant la main alors qu'un air admiratif s'affichait sur son visage. Elles sont rares, celles qui inspirent d'aussi belles chansons. Pas facile cependant de vivre avec un rockeur, n'est-ce pas ?

- Peut-être, répondis-je. Mais je ne voudrais pas vivre avec quelqu'un d'autre.

Puis nous quittâmes la scène. Dans les loges, les garçons se posèrent un peu, burent et discutèrent avant de passer sous la douche. Puis nous quittâmes le site pour aller dîner au restaurant de l'hôtel où nous logions. Steve Harris nous accompagna et partagea notre repas. Ce fut un moment très chaleureux, au cours duquel on parla beaucoup de musique. A la fin, fatigués, Lynn et moi abandonnâmes Stair et Steve qui étaient encore en train de parler d'accords et de façon de placer ses doigts sur le manche. J'imaginais très bien qu'ils pourraient y passer la nuit.

Mais tout cela me dépassait un peu et Lynn et moi avions un autre projet en tête...

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